Nuit grise, humide, à ne pas foutre un chat dehors. Les barricades détrempent avec placidité, laissant planer une atmosphère d'après-apocalypse. Comme si des sacs de sable et des plots en parpaing s'avéraient être des remparts efficaces face à une matière volatile. Au delà, la purée de poids gobe goulûment la silhouette des bâtiments, suçant toute vie de la moelle de ses os. La pluie n'arrange rien.
Mains dans les poches, pif défiant résolument les éléments, je brave du regard la Brume et ses mystères. Des papillons se posent parfois sur un surplomb de béton, folâtrant à la lisière de nos vues.

Personne n'ignore ce qui s’est déchaîné au port. Des nuées carnassières de papillons ont agit en plein jour, là où nous ne démembrions que quelques cas isolés dans le Brouillard. Le Concile se réunit bientôt. J'ai besoin de davantage de données à leur soumettre. J'ai fait passer un mot aux Corb pour qu'on m'assiste ce soir. Ce genre d'enquête nécessite la puissance de nos vrăjitor et sans doute la lumière de leur sagesse.
Plus les événements prennent forme, plus le sentiment de nous êtres tous fourvoyés est tenace. Peut-être qu'Asmodée a raison, peut-être que toutes ces concomitances sont des coïncidences habilement tissées et bien commodes.

Reste à trouver aux yeux de qui.

La pulpe de mes doigts rencontrent les arrêtes du paquet de cigarettes neuf. J'ignore pourquoi j'en ai acheté un. Je n'ai plus touché à une cibiche depuis la fac. Je n'ai pas encore franchi le pas, pourtant l'avoir avec moi me rassure. Je file un mauvais coton.
Gontrand a une mauvaise influence sur moi.

- Rahat... Qu'est-ce qu'ils foutent....

Je m'attends à voir débarquer la carrure chaloupée de Selen -ou au moins d'un de ses subordonnés- mais ce sont les contours graciles d'une toute jeune fille qui émergent de la bruine.

- Lua ?!... Fină mea, que fais-tu là ?

- Selen nous envoie avec Kermit.

Sourire à demi, crispé. Je ne connais que trop bien cette mimique sur ton visage, gamine. J'ai merdé. J'ai eu ce ton qu'Elie me reprochait si souvent, celui qui donne la sensation que je méprise mon interlocuteur. C'est inconscient. Ou peut-être latent. Je ne sais plus vraiment à force de me poser trop de questions. Lavinia a sans doute déteint sur moi au fil de nos années de bonheur. L'amour nous fait ça, parfois.

- Lui même est déjà en mission ailleurs en ville.
- Tant mieux ! Il fout les jetons quand il s'agit de jouer les enquêteurs. Il n'a jamais su interroger les témoins sans donner l'impression qu'il irait les tuer dans son sommeil. Enfin, tu connais ton père...

Mutique, taciturne et le regard porcin difficile à décrypter. Il n'en reste pas moins l'être le plus doux et le plus empathe que je connais. Les apparences sont parfois bien trompeuses.

- Tu sauras mieux t'y prendre.

N'en fait pas trop, Kaelig.
Ne la vexe pas davantage.

- Voilà le topo! Recueillir un maximum d'informations sur le Brouillard en dialoguant avec le voisinage, trouver des indices, bref... mener une investigation dans les règles de l'art. On va commencer par ces flics qui sont censés jouer les comité d'accueil pour nous. Tu te souviens de ce que je t'ai appris ?

J'attends qu'elle mobilise nos petites leçons de chasse, données  parfois en catimini, loin des oreilles de son paternel et j’enchaîne avec elle

- ... Laisser parler le sujet tout en orientant subtilement la conversation. T'es prête ? Tape dans le dos. Alors , allons-y !

Depuis la visite du brouillard avec Jack, Léviathan tourne autour. Elle n’a pas trop trop aimée ce que lui a dit le monsieur qui pue. Il avait beau être rigolo à moitié humain à moitié papillon, elle n’a pas apprécié du tout.
En fait, elle n’a même pas tout compris mais ça avait l’air menaçant alors elle s’est fachée.
Si ce soir elle est venue, ce n’est pas pour faire une barbobrouillard, non, c’est pour lui lancer des petits cailloux. Bertrand, perdu dans sa chevelure changeante, siffle et gronde joyeusement. Elle flotte à quelques centimètres du sol et dans des vêtements trois fois trop grand pour elle.
D’allure toujours plus enfantine, elle a l’air d’avoir une dizaine d’année. Elle a souvent la dizaine colérique. Alors, elle a son petit nez froncé, ses yeux vairons et changeants envoient des éclairs. Elle lance de tout petit bout de roche noir qui éclatent comme des pétards quand ils touchent le sol. Et puis, au loin, elle entend une voix familière.
Elle s’élève dans les airs, virevolte bien plus hauts que les lampadaires pour voir Gros Monsieur Kaelig.
Son visage se fend d’un énorme sourire, elle s’apprête à filer vers lui. Elle l’aime bien Gros Monsieur. Il est toujours gentil avec elle et -
Une ado le rejoint avec un chien. Elle s’arrête en plein vol, Bertrand vient voir ce qu’il se passe. Ses milles yeux sur le duo au loin scrutent sans vraiment comprendre la scène, alors il repart s’amuser dans les longues mèches rousses et multicolores de Léviathan.
Elle s’approche discrètement. Elle écoute ce qu’ils se disent avec une timidité enfantine, comme si elle regardait par le trou d’une serrure et puis, soudainement, elle comprend.

ILS SONT EN MISSION!

-Aaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh!

Elle file vers Gros Monsieur Kaelig, mi-flottant, mi-volant.

-J’veux v’nir! J’veux v’nir! MOI AUSSI J’VEUX FAIRE UNE MISSION SECRETE!

Elle arbore un grand sourire alors qu’elle court en cercles autour d’eux, Bertrand se tenant avec ses milles papattes au bout d’une mèche. S’il pouvait, le petit cauchemar crierait ‘weeeeeeee”. Elle s’arrête et dit les bras croisé.

-Twasson! J’viens. Pasque, il pue ce brouillard. Il est pas gentil! Y m’a m’nacer alors j’vais l’embeter! Et twasson, j’ai pu de p’tits caillous, ils se sont envolés. HEIN QUE J’VIENS?

Elle est extatique et regarde alternativement les deux quasiment à bout de souffle, les yeux pleins d’envie d’aventure et de joie.

- Question. Ces policiers qui servent d'accueil comme tu dis, ils savent pourquoi on est là ? Même vaguement.
- Ils pensent que nous sommes des épidémiologistes venus évaluer la toxicité du brouillard. Tu seras ma jeune et jolie assist....

Une bourrasque s'invite brutalement dans la conversation, sautillante telle une sauterelle.

-J’veux v’nir! J’veux v’nir! MOI AUSSI J’VEUX FAIRE UNE MISSION SECRÈTE!
- LEVIIIIII?!!!!

J'attrape la diablesse hors de sa boite, littéralement au bond.

-Levi, qu'est-ce que tu fais là !? Oeillade gênée à Lua , je baisse un peu la voix. Qu'est-ce que j'ai dit quand on marchaient en ville la dernière fois, hein ?

On ne lévite pas en publique bon sang, de bon soir !
Ô Nuit, cette expédition d'observation va être longue. Très longue.

- Twasson! J’viens.

Long. Très long soupir.

- Pasque, il pue ce brouillard. Il est pas gentil!
- En effet.
- Y m’a m’nacer alors j’vais l’embêter!
- Ah ?  Je tique sur la formulation. Je sais que Lévi a tendance à personnifier les choses inanimée mais est-elle consciente de ce qu'est Unseelie ?
- Et twasson, j’ai pu de p’tits caillous, ils se sont envolés. HEIN QUE J’VIENS?
- Ils étaient blancs tes petits cailloux ? Je te l'ai dit la dernière fois, s'il ne sont pas blancs, ça ne marche pas. Nouveau regard d'excuse vers Lua. Je lui ai lu le Petit Poucet, il n'y a pas longtemps. Elle trouvait que l'Ogre me ressemblait parce qu'il était un Gros-monsieur et quelque part c’est une remarque assez pertinente car.... Je toussote en comprenant que là n’est pas vraiment le sujet. Je.. Je te présente Lévi, une.. euh.. une jeune sorcière dont je m'occupe parfois. Lévi, voici Lua Corb, c’est une chasseuse, comme moi et ma filleule qui plus est.

Anticipant l'interrogation j'ajoute.

- Cela signifie qu'elle fait partie de ma famille comme Sorin ou Vioréa mais qu'à la différence, je ne suis pas son papa... Et comme tu peux voir, elle a son propre "Lucien".

Je prie Lua de faire taire son intelligence naturelle et de ne pas me poser de question.

On peut toujours rêver...

Léviathan s'en fiche. Elle s'en fiche qu'il aime pas qu'elle flotte. Elle flotte. Ils parlent, ils parlent et elle, elle s'en fiche. Toutes ses pensées sont tournées vers le brouillard. Elle veut y aller. Elle veut lui faire du mal. Il l'a menacé et personne la menace comme ça. Ou en tout cas personne s'en sort vivant. Tout son être vibre et se distord, les environs aussi, en fait. Elle a beau sourire, elle  a beau flotté et demandé la permission, elle est furieuse. Elle capte à la volée que la petite fille s'appelle Lua.

-...Lua...

Elle n'écoute pas vraiment.

-Elle a son propre "Lucien".
- PERSONNE A UN LUCIEN! C'EST MON LUCIEN!

Elle a crié, elle s'est surprise toute seule. L'air frémit, quelque chose se carapate à gauche. L'espace de ce fremissement, Bertrand était là, énorme, tentaculaire et terrifiant. L'espace d'un instant, la réalité semblait avoir perdu ses droits. Son regard tombe sur le chien. Elle hausse les sourcils et se retrouve la tête à l'envers pour regarder le chien avec des yeux pleins de paillettes.

-Oooooooh! Lucien, il ressemblait pas à ça! Lui, il ressemble à une grenouille! Lucien, il était euh... Graaaaaaaaaaaaand et puis tout petit aussi et puis, il avait des graaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaandes oreilles et même que grand frère, il lui avait dit qu'il pouvait voler alors il volait! Ha! Bah, il vole toujours mais maintenant, il ressemble moins à une grenouille.

Elle se tourne vers Kaelig et dit simplement.

-Je veux aller dans le brouillard.

Ses yeux pétillent d'une lueur de volcan. Elle est furieuse.

-Bonsoir. Haha. J'vais dans le brouillard avec vous, toute façon vous allez vous faire manger si j'viens pas.

Elle regarde le brouillard à nouveau.

-Y m'a attaqué et j'aime pas ça. Personne doit m'attaquer. Sinon, j'me fache, d'abord.

Elle disparait et réapparait très haut au dessus des policiers. Elle les regarde d'un air gourmand. Ils vont gênés à rester là et puis ça sera drole non?

Et soudain, les événements dérapent. La situation m'échappent. Léviathan est prise d'une rage brutale qui me fait pâlir.

J'ai merdé.
Le chien.. Je n'aurais pas du parler du chien et de Lucien...

-Oooooooh! Lucien, il ressemblait pas à ça!
- Non évidemment.... fais-je avec douceur en me plaçant instinctivement entre Lua et Lévi.
- Lui, il ressemble à une grenouille!
- Maintenant que tu le dis....
- Lucien, il était euh... Graaaaaaaaaaaaand et puis tout petit aussi et puis, il avait des graaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaandes oreilles et même que grand frère, il lui avait dit qu'il pouvait voler alors il volait! Ha! Bah, il vole toujours mais maintenant, il ressemble moins à une grenouille.
- Et il a de la conversation. Il revient à la maison quand il veut... J'ai une revanche à prendre aux échecs!

Il m'a battu avec son petit sourire poilu et un tantinet condescendant, mais je ne compte pas rester sur mes multiples défaites. Enfin, là n’est pas le sujet.

- Je veux aller dans le brouillard.
Frisson glacé.
- Bonsoir. Haha. J'vais dans le brouillard avec vous, toute façon vous allez vous faire manger si j'viens pas.
- Oui, Lévi, tu viens avec nous...

Je tente de l'approcher. J'ignore pourquoi j'éprouve un sentiment pareil face à une princesse démoniaque, mais mon coeur est troublé par sa rage. J'ai la sensation qu'elle souffre, qu'elle est en colère et que je ne lui suis d'aucune utilité pour l'apaiser.

- Descend s'il te plait...
- Y m'a attaqué et j'aime pas ça.
- Il attaque tout le monde, c'est pour cela que nous sommes là, Lua et moi.
- Personne doit m'attaquer. Sinon, j'me fâche, d'abord.
-  Je sais, je suis désolé...J'aurais voulu...

Te protéger ?

C’est idiot, tes pouvoirs son incommensurables et je ne suis qu'un frêle être humain. Quand bien même, ce qui m'étreins c'est le même sentiment de culpabilité paternelle que pour mes propres gamins.

- Redescends, je t'en prie !

Il faut que j'anticipe la crise, le possible débordement. Je fends le bitume à grandes enjambées, droit sur les flics.

- Cassez-vous...
- Je vous demandes pardon ?
- CASSEZ-VOUS J'VOUS DIS ! On est les spécialistes, on prend le relais. BARREZ-VOUS.PUTAIN.DE.MAINTENANT. que je gronde d'une voix sourde.

Je vais encore passer pour un gros con. Tant pis, j'aurais peut-être réussi à sauver leurs culs. Déjà peu enclins à être là, ils amorcent finalement un mouvement de recul. Grand bien leur en face. Je jette un regard ver les nuages qui cachent Lévi à moitié puis je fais un signe à Lua de la main.

- Lua... rentre chez-toi si tu ne te sens pas de me suivre. Je ne t'obligerais pas à mettre ta vie en danger.

Ce n'était pas la mission que j’espérais pour toi.
D'un pas décidé, je pénètre dans le brouillard.
En espérant que Léviathan me suive.

Léviathan l'a vu se placer entre elle et la petite rousse. Il a peur. Elle l'a senti. C'est monté d'un coup avant de disparaitre aussi rapidement. Ca faisait ça au début. La conversation, ses réponses font peu de sens pour Léviathan. Gros Monsieur a peur d'elle et ça l'agace. Ca la trouble.
De toute façon, elle ira dans le brouillard.

-Oui, Lévi, tu viens avec nous...
-Ah!

Il s'approche et elle disparait au entre les immeubles. Loin, très loin.

-Y m'a attaqué et j'aime pas ça.
-Il attaque tout le monde-

Le reste de la phrase est engloutie par un brusque excès de rage qui éclate tout autour d'eux. Les immeubles se dégradent, rouillent et grincent, des murmures terrifiants s'élèvent d'endroits incongrues, délivrant des messages obscènes à qui tendrait trop l'oreille.

-NON! Personne doit m'attaquer. Sinon, j'me fâche, d'abord. ET J'VEUX PAS QU'ELLE SACHE!
-Je sais, je suis désolé... J'aurais voulu...

Elle sent l'inquiétude monter dans la gamine à coté et il devient incroyablement tentant de la livrer à ses cauchemars, d'y nicher un peu avant de repartir. Mais Gros Monsieur Kaelig la regarde d'un air désolé et elle ne comprend pas. Elle trouve qu'il ressemble un peu à Sasha. Pas comme il est maintenant, mais...

-Redescends, je t'en prie !

Elle glousse un peu en regardant les petits humains s'agiter en dessous d'elle. Ils sont si proches de la folie que ça les rend nerveux. Elle étend ses doigts d'ombre jusqu'à leur cervelles et gratouille un peu. L'un commence à devenir nerveux, encore plus, il jette des coups d'oeil par dessus son épaule. L'autre se gratte le bras avec insistance. Elle éclate d'un rire dément.

-Cassez-vous... CASSEZ-VOUS J'VOUS DIS!

Elle n'entend pas vraiment le reste trop occupé à regarder ses jouets détaler. Elle disparait pour répparaitre derrière Kaelig.

-Y z'étaient à moi... T'es pas drôle...

Elle ne les poursuit pas. Elle pourrait mais le vilain brouillard frémit et s'agglomère derrière elle. Elle lui hurle à la face. Un hurlement inhumain constitué d'un millier de voix entrelacées. Elle pénetre le brouillard sans hésiter un instant et volète droit devant en chantonnant.
Elle a rapetissée. Elle doit avoir 6ou 8 ans désormais.

-Hey, je suis Sang-Coureur moi aussi. Jeune, mais Corb. Tu te débarasses pas de moi comme ça.

Léviathan apparait derrière Lua et pose une main sur sa bouche.

-chhhhhhhhhhh.

Elle pointe du doigt quelque chose, en hauteur. Les particules du brouillard s'agitent, comme sous l'effet de grand battement d'air. Une respiration difficile se fait entendre, un long râle douloureux suivi d'un éboulement. Elle pourrait laisser la petite humaine mourir à cause de sa grande bouche mais Gros Monsieur l'aime bien alors elle suppose qu'il faut la maintenir en vie.

-Y faut pas parler si fort, petite fille.

Elle lui sourit. Pas un mot n'est sorti de sa bouche. Elle n'a pas besoin. Elle est la mère de toute les voix dans la tête. Elle porte en elle un millier d'entre elle. Léviathan s'écarte doucement, dans un silence stupidement percé par les éboulis et ce bruit de percussion irrégulier.

Elle s'apprête à bondir sur ce qui se cache, elle veut savoir ce que c'est, exactement. Elle veut faire du mal au brouillard. Elle veut savoir ce que le monsieur qui pue voulait dire par sa soeur et surtout elle veut pas être trouvée.

-Y z'étaient à moi... T'es pas drôle...

Je suis un gros monsieur pas drôle.
On me le dit souvent.

- Hey, je suis Sang-Coureur moi aussi. Jeune, mais Corb. Tu te débarrasses pas de moi comme ça.

Je m'attendais à cette réponse.
Satanées bonnes femmes ! Toutes des têtes en bois !

Nous voilà cernés par une brume opaque, grouillante, frémissante, presque, comme un animal affamé. La voix de Lévi résonne brusquement sous mon crâne. Elle passe de la parole à la télépathie comme on  varie de registre de langage. Je m'y suis habitué, mais pas Lua.

Le brouillard chante une mélopée macabre. Je me demande si Léviathan en comprends le sens. Elle se dandine comme un chaton prêt à sortir les griffes. Je l'attrape par les aisselles et la regarde droit dans les yeux. Je pense très fort.

La dernière fois, elle t'a pris tes yeux.
Tu as pleuré.
Je n'aime pas te voir pleurer...
Nous devons être prudents, tu comprends ?

Je prends sa main dans une de mes pognes et vient serrer celle de ma filleule de l'autre.

Bon... Et maintenant ?

Léviathan est prête à bondir quand le Gros Monsieur l'attrape par les aisselles. Elle tourne sa tête au point de le regarder en face d'un air parfaitement offusqué.

La dernière fois, elle t'a pris tes yeux.

Léviathan pose les mains sur ses yeux et les palpe comme on vérifierait la maturité d'une prune.

Tu as pleuré.
Non, c'est pas vrai!
Je n'aime pas te voir pleurer...

Elle hausse les sourcils et regarde le Gros Monsieur gentil. Il dit souvent des choses comme ça et il est toujours patient. Léviathan ne saurait pas dire exactement quand ou dans quelle situation parce que le fil de sa mémoire ressemble à celui de ses pensées : dissolu, troué. Moins qu'avant. Il y a eu les films et les pancakes et les calins et surtout...
Elle enfonce le bras dans sa poche de pantalon et sort le bout de tissus avec lequel il lui a bandé la main dans le hangar de Zelan.

Nous devons être prudents, tu comprends ?

Elle regarde Kaelig - le nom lui revient subitement - et la petite fille puis leur mains. Ils font la farandole?

... C'est mieux si je pars?

Elle demande ça mais tout son être sent les choses qui grouillent tout autour.

Lua, on se concentre ma fille.

Léviathan cligne des yeux et penche la tête. La petite fille a peur. Elle sent bien qu'elle a peur mais la petite fille ne fuit pas, comme le gros monsieur - Kaelig- qu'elle s'applique à ajouter en tirant un petit bout de langue. Les yeux de Léviathan descendent sur le chien de la petite fille.
Elle s'élève et se renverse afin que son visage soit à sa hauteur.

Y a ton chien y peut sentir où y sont les tout moches! Snif, Snuf! Snif, Snuf, le wouf-wouf!

Sa voix se diffuse dans leur esprits avec une aisance de Gemini Cricket. Bertrand court autour de la jambe de Léviathan, sortant de nulle part.

Prudent, c'est pas rigolo mais Gros Monsieur y veut qu'on garde nos yeux. Hein, c'est vrai? Du coup, j'vais pas voir grand soeur mais chai pas quoi faire du coup! Qu'est-ce que ça fait les gens prudents?