Ca fait un bail que je me suis pas retrouvée devant le cabinet de Amon. Ca fait aussi un bail que je m'esquive assez vite quand il est dans les parages. C'est vraiment pas que je l'aime pas... C'est que je me vois mal lui expliquer que... Ben... c'est pas vraiment un bon psy... Parce qu'il a pas l'air d'aller bien du tout.

Bon...
Ben Asmo a du juger qu'il était temps de briser la glace et je me retrouve en mission avec Amon. Rien de bien compliqué en soi : sécuriser une maison dans Westside pour planquer des bénéficiaires de Malsheem jusqu'à leur placement définitif ailleurs.
J'envoie un petit message à Amon pour signifier ma présence. il peut pas rater mon tas d'boue. Il est bien mon tas d'boue. Elle est pas incroyablement jolie, mais on va dans Westside et ça sera plus discret qu'une voiture neuve. Et au moins, on est sûre de rentrer avec toutes les roues, et les retro...
Je monte un peu le volume de la musique et chantonne tranquillement en l'attendant.
Pas de stress, ça sert à rien. Cette conversation devait venir, de toute façon.
Quand la portière s'ouvre, je souris à Amon en baissant le potard de quelques décibels.

-Salut Amon. Ca fait un bail. Prêt à aller sur le terrain?

Je démarre dès qu'il est monté.

-Cherche pas, y a pas de ceinture. C'est un tas d'boue, ma bagnole, mais j'l'aime bien.

On se met en route tranquillement, y a du traffic donc, on risque de mettre du temps.

-Alors... Quoi de neuf?

Un nouveau jour, une nouvelle vibration dans les recoins de Tir Nà Nog. Le soleil s’en va à peine mais les lumières du soir pulsent déjà ça et là. C’est aux créatures d’agir dans l’ombre désormais et pour ma part, accomplir une mission donnée par Asmodée. J’ai bel et bien l’impression que mon ami s’inquiète depuis notre soirée arrosée. Mes souvenirs à ce propos sont encore un peu flous mais… j’ai tendance au laisser-aller, ces derniers temps. J’avoue, à beaucoup, tout ce qui a pu me peser.
Inutile de dire que j’ai dû un peu trop en révéler.

Tout comme avec un autre.

Penser à Nathan est devenu quotidien. Primordial. Mon Eau le réclame. Ce n’est pas bon. C’est dangereux.
Tout un tas de qualificatifs que je m’efforce de polir pour la bien-pensance.

Mais quand bien même. Me préoccuper de cette tâche de Malsheem me permettra de penser à autre chose. D’autant que je suis en duo avec une âme perdue de vue depuis un bon moment.

J’aborde un sourire clair lorsque j’approche de la voiture abîmée. Peu importe, tant qu’elle roule. A la vue de la jeune femme – jeune démone, plutôt ? -, mon expression se soulage, sincèrement ravi de la revoir. Elle a l’air en forme.

« Bonjour, Elie. »

Je me garde bien du formel « Elehiel », ayant bien compris qu’elle n’était pas à l’aise avec ça. J’ai au moins gardé quelques informations de nos séances, fussent-elles de courte durée.

Je prends place à ses côtés et rit légèrement à ses propos. Je ne suis pas un habitué des missions de front, c’est un fait. Mais je suis assez curieux de savoir ce qui se cache derrière le procédé de mon ami cornu. Il a forcément une idée derrière la tête.

« Je dois bien avouer que oui ! Et j’espère surtout que je ne suis pas trop rouillé. »

Je la laisse démarrer, jetant un coup d’œil au quartier de Westside qui s’étire devant nous. Je ne viens pas souvent par ici, étrangement. Je hausse les épaules dans un sourire à l'évocation de sa voiture, amusé, un brin plaisantin.

« Oh mon côté snob s'en contentera, ne t’inquiète pas. »

A l’instar de son véhicule, c’est elle qui amorce la conversation. Il est vrai que j’avais d’hors et déjà envie de la revoir, ne serait-ce que pour comprendre sa disparition de la liste de mes patients. J’avais quelques idées de ses raisons, mais je préfère en être sûr. Même si je n’ose pas vraiment me confronter à l’échec… il va bien falloir y passer. D’un ton naturel, je réponds à sa question anodine :

« Eh bien… Beaucoup de choses. Du bon… comme du moins bon. »

Partage en démesure, confidences profondes, échanges assoiffés. Des yeux et une jeunesse à tomber. D’un peu trop haut.
Un retour vorace et impossible à gérer.
Un dilemme cisaillant ma tête et mon cœur.
Ma vie a pris la tournure d’un pénible capharnaüm sentimental.

« … Disons que j’ai été pas mal occupé, ces derniers temps. Et toi ? J’ai appris pour tes… pérégrinations récentes, on va dire. Comment vas-tu ? Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue. »

-Je dois bien avouer que oui !  Et j'espère surtout que je ne suis pas trop rouillé.
-Haha! Mais noooon! Et puis ça va, c'est juste sécuriser un immeuble dans Westside. Ca pourrait être pire.

Je conduis tranquillement en entretenant la conversation. Quand Amon répond à ma question, je sens comme un petit nuage noir se former au dessus de sa tête.

-Eh bien... Beaucoup de choses. Du bon... Comme du moins bon.
-Ah?

Dans l'absolu, il fait une El-Hadji et m'empêche d'épiloguer franchement sur la question. J'ai l'habitude, c'est l'une des raisons qui m'ont fait arrêté les séances ou les rendre minimales, juste pour avoir mes médocs.

-...Disons que j'ai été pas mal occupé, ces derniers temps. Et toi? J'ai appris pour tes... pérégrinations récentes, on va dire. Comment vas-tu? Ca fait longtemps que je ne t'ai pas vue.

Ah oui, parlons donc de moi alors que je suis celle qui va clairement le mieux dans cette voiture... Pour une fois. Je souris et je hausse les épaules.

-Oh. Ben, j'suis allée en Enfer et j'ai fait du bruit si fort qu'on m'a expulsé en mode "allez oui oui, t'es un démon maintenant fous nous la paix". Kaelig est un amour, il nous a acheté un chalet dans la forêt, c'est le plus beau truc du monde. Je vis là-bas ou chez Enzo, dépendant de l'humeur - ce qui est chouette pour quand j'ai des crises. J'ai été récupéré un de mes gars en Enfer aussi. Owen. C'est la personne dont j'étais la plus proche en bas, donc ça aussi, c'est plutôt cool. J'me fais aider pour tout ce qui a à voir avec les conséquences de l'Enfer, parce que ça c'était pas vraiment cool du tout. C'était plutôt merdique.

Je salue de loin le bras droit de Cathair qui me le rend d'un hochement de tête. Westside, sa faune locale faite d'un club de bikers ésotériques et de ses low lifes, c'est un endroit où je me sens parfaitement à l'aise. Je connais les codes chez les marginaux mieux que je connais les codes des gens normaux. J'ai toujours trouver que c'était beaucoup plus direct. On sait toujours à quoi s'en tenir ou presque.

-Si un jour tu t'retrouves en Enfer, sans déconné, emmerder Kali, c'est cool mais c'est particulièrement douloureux. Bon et sinon, ça fait longtemps qu'on s'est pas vu parce que depuis que j'te connais, j'me dis que t'as des sacrés problèmes à résoudre avant de t'occuper des miens...

On est coincé dans les célèbres bouchons de la rue principale. C'est pas que ça avance peu, c'est que ça avance pas du tout. Je hausse les sourcils.

-...Hmm... C'était probablement un peu brutal...C'est dit...Gentiment mais sans déconné, dude. Je sais pas ce que t'as mais c'est du lourd et j'veux dire, ça m'a toujours semblé un peu... facile de demander à des gens de te déballer leur vie alors que tu te considèrerais comme faible de faire la même. Chai pas... J'm'inquiétais plus de comment t'allais que de bosser sur moi... Et putain, j'avais pas le temps de m'occuper de quelqu'un d'autre à ce moment-là. Avec le cancer et tout.

Je me tourne vers lui.

-Mais j'suis plus en train de mourir au ralenti en vomissant des bouts d'estomac, donc. Qu'est-ce qui t'arrive pour être aussi vague?

Sourire innocent.

Eh bien. Elie matraque ses phrases à la cadence d'un blindé sonique, et me raconte toutes ses péripéties d'un naturel bien plus pimpant que je ne l'ai connue. Quelque part, ça m'arrache un sourire et même un rire de soulagement. Même si elle est passée par des affres indicibles et même par l'Enfer lui-même, je dois bien avouer que je ne l'ai jamais vu aussi vivante, étrangement.

« … Je vois que tu es en pleine forme, effectivement. »

Les sujets tournent et retournent dans sa bouche jusqu'à tomber sur moi. Ses révélations me laissent une impression un peu amère, mais paradoxalement attendues. Je me remets à peine. Mais je vois, pleinement, tout ce que la brume était capable de cacher. Une brume que j'ai moi-même instauré.
La lumière me fait mal à l'âme.

J'ai le regard fuyant, vieille, sale habitude. Je triture nerveusement ma ceinture. La voiture est à l'arrêt et je ne peux pas en sortir. Hum.

« Je suis désolé que mon... comportement ait pu interférer avec nos séances. Comme tu t'en doutes sûrement, ce n'était pas intentionnel. Et pour être tout à fait honnête, je ne pensais que je dégageais ce genre de chose... »

Je suis pris au dépourvu. Je ne sais pas quoi dire. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui parle, mais une volonté que j'ai bridé depuis des siècles à coups de mensonges inconscients. J'ai honte. Vraiment.

« Je... euh... »

Oh, et puis, à quoi bon lutter ?
Elle me le demande.
Beaucoup me le demandent, depuis longtemps.
Autant répondre, désormais.
Réellement.

Un soupire avant l'apnée.

« … Je suis tombé amoureux. » C'est mignon. Peut-être pas autant que ça pourrait l'être. L'avenir nous le dira. « … Du fils de mon ancienne âme sœur toxique. Un enfant qu'il a crée dans le seul but de me retrouver et que nous formions une « famille » tout les trois. Si tu veux, j'ai grandi avec cet homme dans un carcan d'abus divers perpétrés par un esclavagiste. Nous nous sommes libérés de ses chaînes et avons goûté à une liberté teintée de sang qui a fini par lui monter à la tête maladivement. Je pardonnais sa folie à cause de notre lien unique et notre passé commun. Je l'aimais, plus que tout. Même au point d'oublier qu'il a tenté plusieurs fois de me tuer dans le passé, à cause de la perte du sens de ses réalités. Je crois que mon esprit n'a pas supporté de le voir comme un nouveau bourreau... J'ai fini par me défendre et l'ai scellé dans une grotte pendant trois siècles. Il a fini par sortir tout seul. Il me poursuit, depuis lors. Entre temps, il est manifestement devenu terroriste pour le compte du groupe des Hurlants. Quand j'ai appris qu'il était en ville... Quelque part, ça me rassurait de le savoir en vie. Un peu comme si j'étais encore relié à lui. Comme si j'allais pouvoir le sauver, et que tout redeviendrait comme au temps au son esprit était encore sain. Mais plus maintenant. Je viens tout juste d'avoir une brusque remontée de souvenirs traumatiques enfouis de coups, de blessures et de tentatives de meurtres quand ma fille, qui me défend de lui au péril de sa vie depuis des mois sans que je ne vois rien, évidemment, m'a mis face à la vérité. »

Un souffle. Je récupère un peu d'air dans le carcan de la voiture. Un coup d’œil machinal à ma montre pour ne pas perdre la notion du temps.

« C'était il y a environ une heure, à peu près. »

Je souris, malgré tout. Un peu pathétiquement. Cette jeune fille a vécu le pire et je me retrouve à lui raconter tout ça, tout de moi. Aussi placidement que ça. Je n'ai aucune raison de le faire si ce n'est qu'elle me l'a demandé.

Qu'est-il en train de m'arriver... ?

« Alors disons que cette mission est bienvenue. Elle va me permettre de me changer un peu les idées... »

Bon.
Avec le recul, c'était peut-être un peu brutal...

« Je suis désolé que mon... comportement ait pu interférer avec nos séances. Comme tu t'en doutes sûrement, ce n'était pas intentionnel. Et pour être tout à fait honnête, je ne pensais que je dégageais ce genre de chose... »

Haussement d'épaule, un brin débonnaire.

-Bah, t'inquiète! On passe tous par des phases pas cools. J't'en veux absolument pas.

Et puis, d'un coup, je me prends une avalanche de mots et une histoire. Je dis rien, j'écoute et je conduis jusqu'au moment où je m'arrête sur le bas coté. Parce que mon coeur pleure un peu pour ce vieux Djinn qui traverse la plus banale des histoires : une relation d'amour qui vire toxique et dont il arrive pas à se dépatouiller. Bien entendu, comme souvent avec nous autres, les créatures du surnaturel, tout prend de proportions gigantesques.

-C'était il y a environ une heure, à peu près.

Je hausse les sourcils et son sourire finit de me foutre le miocarde en pièce.

-Alors disons que cette mission est bienvenue. Elle va me permettre de me changer les idées.

Je hoche doucement la tête avant de lacher le volant et de me glisser jusqu'à Amon. Je lui fais un calin, un très très long calin.

-Chui désolée, Amon. Vraiment, vraiment désolée. Tu mérites pas ce qu'il t'arrive, tu mérites pas ce qu'il t'est arrivé. T'as le droit de pas sourire et d'être au bout du rouleau, tu sais? T'as l'droit.

Je le garde étroitement contre moi, comme je garderais Sizreïs après un cauchemar.

-T'es pas un monstre. T'es pas complètement con. T'as juste eu une relation toxique et maintenant tu t'en sors et j'suis tellement, tellement contente pour toi que t'ai un amoureux. Tellement contente. T'as l'droit au bonheur, toi aussi. Ca va aller, tu vas voir. Et puis t'es pas tout seul. T'as ton amoureux... C'est quoi son nom? T'as ta fille - elle a l'air de tenir à toi, ta fille -, Asmo, Simone et puis moi, si j'peux aider, j'serais là, d'acc. On t'laissera pas tomber, tu sais?

Je m'écarte doucement pour planter un bisou sur sa joue. Je me remets à la place du conducteur avant de dire.

-Tu veux aller boire un thé quelque part avant d'y aller? Ou tu veux marner et plus y penser, là de suite?

Je lui souris gentiment avant de redémarrer. Une fois que j'ai passé les vitesses, je prend sa main dans la mienne.

La voiture s'arrête avant mon récit. Je n'arrive pas encore à réaliser ce que je viens de raconter. C'est sorti naturellement, sans que je n'ai à travestir la vérité.
Je dois encore être sous le choc, malléable comme le vieux chiffon d'une poupée.

Comme de raison, je perds mollement mes moyens quand la jeune fille me tient entre ses bras. Sa chaleur diffuse et son don de bonté naturels ont tôt fait de calmer mon esprit, passé la surprise de l'étreinte. L'enceinte du véhicule est désormais comme bordée d'un coton molletonné, quand elle se met à me répondre, saupoudre mes âpretés d'un sucre rassurant. Elle arbore une sincérité si rare qu'elle ne peut que me toucher au plus profond.

Il est si étrange de me retrouver dans cette position.
De soigneur, je me retrouve presque guéri.

Je finis par lui sourire, quand ses bras me lâchent doucement. Ma fébrilité à fleur de peau glisse dans ma voix ténue.

« … Merci. C'est gentil à toi de me dire tout ça, Elie... »

Je demeure pensif, à méditer ses paroles quelques secondes. Je craque même un rire tendre à la mention d'amoureux. Ça me fait quelque chose. Je ne saurai pas définir quoi, mais c'est bel et bien présent. Comme une caresse au cœur que je n'ai pas connu depuis longtemps.

« Nathan. Il s'appelle Nathan... »

Le dire, c'est comme le sceller officiellement. Et je n'en suis pas peu fier, même si nous il reste encore beaucoup à faire pour pleinement en profiter. Il reste des ombres, des peurs, des horreurs à endiguer. Je pense que nous en sommes capables. Je l'espère, du moins.
Je me prends à être un peu nerveux face à ma soudaine honnêteté, un peu comme si je n'étais plus moi-même. Mon mystère s'était fondu en moi comme une seconde peau. Je la déchire, petit à petit.

« C'est si... inhabituel de confesser tout ceci... »

Sa proposition me prend un peu de court, cependant. Je regarde hors du véhicule, les lumières de la ville se font plus vives à mesure que le soleil s'efface. Toutefois, nous sommes encore loin de rejoindre l'immeuble et le trafic reste indicible. Nous aurons plus vite fait d'y aller à pieds.

« Un thé ? Tu penses qu'on a le temps ? »

A pieds, et de prendre une boisson chaude au passage. Et parler, sans doute encore.

« Parce que c'est vrai que j'en aurais bien besoin... »

C'est un euphémisme.
Un doux, un amer euphémisme.

-Merci. C'est gentil à toi de me dire tout ça, Elie...
-C'est normal. Me remercie pas. C'était sincère.

Il reste un peu silencieux et j'obtiens le nom de son amoureux : Nathan. Avec un "t" dur. Pas un "ze".

-Ouh! Il est français?

J'ai l'impression de vivre un genre de moment solenel, comme si c'était la première fois qu'il disait à voix haute que Nathan était son amoureux. Je souris, je presse gentiment sa main. Je roule tranquillement.

-C'est si... inhabituel de confesser tout ceci...
-Je comprends. Mais ça fait du bien aussi, non?

Je propose d'aller boire un thé. Amon n'est pas vraiment en état d'aller en mission et de toute façon, la mission en question n'a pas spécialement de timing précis. Le batiment doit être sécurisé pour demain, certes, mais au pire on y passera une partie de la nuit. Pas de soucis.

-Un thé ? Tu pense qu'on a le temps ?
-Oui. Le batiment doit être sécurisé pour demain fin de matinée. On a largement le temps de se poser...

Je gare la voiture. De toute façon, vu le traffic, pas dit qu'en faisant une heure de pause au salon de thé du coin, on aille pas plus vite qu'en caisse.

-Parce que c'est vrai que j'en aurais bien besoin.

Je souris et je coupe le contact avant de sortir.

-Alors go. J'ai soif, en plus.

J'attends Amon puis glisse mon bras autour de sa taille.

-Allez, viens chaton.

Je navigue tranquillement dans les rues. Je connais ce quartier comme ma poche alors forcément, des gens me saluent. Des Heksens, des petits dealers, des prostitué.e.s. Je réponds en souriant. On arrive dans une petite rue où se trouve un petit salon de thé. Il a l'air désuet mais c'est sans doute le meilleur de la ville. On entre et dans le fond de la boutique, y a un petit jardin avec des tables. C'est à l'abri du vent et il fait beau. On s'installe là-bas.

-J'adore cet endroit, il est paisible et y a pas grand monde en journée.

J'inspire tranquillement et je ferme les yeux.

-Tiens, je vais te rendre la pareille. Moi aussi, j'ai eu une relation toxique. Il s'appelle -ou s'appelait, si ça se trouve il s'est buté, qui sait - Hunter. Un chasseur, il a bossé chez Asmo un moment et c'était un camé. Ca a duré tellement longtemps avant que je m'en aille... Parce que j'm'imaginais que si j'essayais assez fort, j'allais le sauver... Qu'on pourrait être heureux, tu vois. Parce que des fois, il était mignon et gentil et il comprenait...

Je regarde Amon.

-C'est la chose la plus difficile au monde. Dire stop, de s'imaginer que t'as le droit de dire ça. Ignorer les messages, les tentatives de contacts, les menaces... Reprendre le contrôle... Ca prend un temps de dingue, parce qu'ils finissent par te convaincre que le problème, c'est toi.

Je souris.

-Mais c'est pas toi, le problème.

Je hausse les épaules.

-Tu vas voir le bout du tunnel. Bon. Raconte moi, t'as quoi en tête actuellement? Le beau Nathan?

Je hausse plusieurs fois les sourcils en souriant.

L'endroit est étrangement doux et bucolique. Le jardin dénote dans ce paysage urbain, bien loin des notes chamarrées du centre ville. C'est comme un écrin de verdure, où se répercutent les mots d'Elie, son histoire et sa propre souffrance.

J'en reste silencieux, écoutant religieusement. Son expérience est différente, mais malgré tout similaire. Je suis heureux pour elle qu'elle ait réussie à s'extirper pleinement de l'emprise de son bourreau. J'aimerais pouvoir en dire autant. Mais je suppose que tout ça prend du temps...

Je soupire légèrement à ce syndrome du paladin dont elle a elle-même fait les frais. Manifestement, c'est un passage obligé.

« … Je l'ai pensé, moi aussi. Que je pouvais le sauver. Qu'il ne faisait que souffrir continuellement et qu'en lui, il y avait encore ce garçon abîmé qui a grandi à mes côtés. Je ne me suis raccroché qu'à ça, pendant des dizaines et des dizaines d'années. »

Mes poings se serrent sur mes genoux. La vacuité de mon aveuglement est douloureux. Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je accompli, pour moi comme pour lui ?

Rien.

Et voilà où nous en sommes.

« … Et je continue à me raccrocher à cette idée, quitte à mettre en danger ceux qui ne veulent que mon bonheur. Je suis pathétique. »

J'ai le regard bas quand une serveuse vient prendre notre commande. En désespoir de cause, je choisis une tarte au citron meringuée et un thé aux agrumes. J'en meurs d'envie, là, tout de suite. Bien que la faim ne soit pas mon problème, le sucre est une solution toute trouvée.

Elie ne me cache pas l'élan d'espoir auquel je souhaite me raccrocher. Un brin de sourire me vient, de même qu'un teint plus rouge qu'à mon accoutumée.

« Je, euh. Oui. Difficile de ne pas y penser. » La théière et le gâteau devant mes yeux, je verse l'eau chaude dans ma tasse. « Il... Il est formidable. C'est un garçon brillant, vif, volontaire... qui arrive à étonner ma carcasse pluri-centenaire chaque jour qui passe. J'en suis même à me demander ce qu'il peut bien me trouver... » Un petit rire s'échappe. « Je ne suis pas très objectif, hein. Mais... je crois que je n'aurais jamais été capable de te formuler tout ce mal-être s'il n'était pas entré dans ma vie. Même si notre rencontre n'était en rien liée à l'existence de Nadim, je crois... que je serais tout de même tombé amoureux de lui. »

J'observe les feuilles du sachet étioler leur couleur dans l'eau. Je les remue à la cuillère, pensif. Parler me pousse à bien plus réfléchir.

« Et tu vois... c'est... cette idée qui me donne envie de me battre. Vraiment. »

Je finis par regarder la jeune femme. Sans doute sait-elle ce que c'est, la rencontre providentielle, celle qui permet de changer la moindre part de ténèbres en note éclatante.
Il en demeure cependant une, au fond de mon cœur.

« Même si j'aurais dû me réveiller depuis bien longtemps... Elle... Ma fille n'aurait pas eu à souffrir de mes indécisions. »

J'en souffre, par ricochet. Je l'ai laissée tomber. Je n'ai jamais sû ce qui était bon pour elle, et si j'avais même encore ce droit d'y penser.
Enyo me déteste.
Et elle en a tout les droits.

« … Elle ne me pardonnera sans doute jamais. »

Cette idée m'anéantit bien plus que le reste. Elle est là, mon évidence.

L'état d'Amon me rend triste. J'ai encore envie de lui faire un calin. A ce rythme, je vais me transformer en koala. J'écoute, d'une oreille attentive, compatissante. Je crois que c'est ce dont il a besoin. Je me contente d'attraper sa main et de la presser gentiment.

-Je suis pathétique.
-C'est faux. Je sais comment tu vois les choses. on vient de te mettre au pied du mur et d'un coup t'as l'impression d'être la pire engeance de l'univers. C'est faux. Tu manques simplement de lucidité. Comme on en manque toujours dans ces relations-là. C'est pour ça que c'est si dur de tourner la page... C'est pas à toi de le sauver. T'as essayé. C'est plus à toi de prendre la décision de le sauver. S'il avait voulu être sauver, Amon, il aurait fait le chemin restant pour s'en sortir. C'était pas le cas. J'ai maté une emission, chai pu le nom mais y avait une meuf qui donnait du taf à des anciens prisonniers et elle a dit un truc très juste : "je leur lance une corde : a eux de savoir s'ils veulent l'attraper ou se pendre avec". T'as lancé un cargo de corde. C'est loin d'être pathétique. C'est même faire preuve d'une grande force. Mais tu peux pas te soigner en le soignant lui. Comme tu te soigneras pas en soignant tes patients. C'est pas comme ça que ça marche. Mais t'es pas pathétique. T'es un mec traumatisé qui fait ce qu'il peut pour s'en sortir, Amon. C'est tout.

Il rebondit sur Nathan entre deux petites commandes. Je n'ai pas laché sa main. On dirait soudainement une enfant de 15ans qui découvre l'amour et ça me fait sourire comme une conne.

-J'en suis même a me demander ce qu'il peut bien me trouver...
-Ben t'es canon. Et brillant. Et volontaire. Ah et j'ai mentionné canon?

Je ris avec lui puis j'écoute tranquillement et je souris. Il a désormais une raison valable de se battre et c'est formidable. Ca me rappelle ma rencontre avec Kaelig, forcément.

-Même si j'aurais dû me reveiller depuis longtemps... Elle... Ma fille n'aurait pas eu à souffrir de mes indécisions.

Je fronce un peu les sourcils. C'est marrant cette passion pour le mélodrame chez les gens des ages de Amon et Asmodée.

-... Elle ne me pardonnera sans doute jamais.

Je penche la tête.

-Je... crois que tu te trompes. J'connais pas ta fille hein. Mais de ce que j'ai compris d'elle, prendre des coups, c'est pas le soucis. Et j'ai envie de te dire, si elle n'avait pas voulu se mettre entre Nadim et son plan, elle l'aurait pas fait? Ca a l'air d'être le genre à suivre sa propre idée. Moi, à sa place, je serais furieuse de te voir immobile, pas d'avoir pris des coups à ta place. Et peut-être qu'elle ne te pardonnera jamais. C'est son droit. Et peut-être qu'en vrai, c'est pas le centre du problème.

J'inspire un peu.

-Kaelig a des relations... complexes avec ses enfants. Certains le détestent, d'autre en ont peur... Bref. Mais c'est le même principe qu'avec Nadim. tu pourras pas la forcé à te pardonner, c'est pas entre tes mains, en fait. tout ce que tu peux faire, c'est changer pour aller mieux, toi. Pour vivre en accord avec les principes que tu as et en accord avec ce que t'es capable de faire, chaton. Tu peux t'excuser auprès d'elle mais t'es pas responsable de comment elle recevra cette excuse et faut aussi apprendre à se focus sur soi. Parce que plus tu t'éparpilles pour répondre aux besoins de tout le monde, moins t'y arriveras. Le mieux que tu puisses faire, c'est lui dire que tu as compris et prouver que tu as évolué et que tu serais ravis de faire partie de sa vie. C'est tout.

Je bois une petite gorgée de thé.

-Ce que j'essaie de dire c'est : ta fille est une adulte, traite la comme une adulte avec qui ça serait arriver. Si c'était arrivé avec Asmo, t'aurais sans doute pas réagit pareil, j'me trompe?