Cazdyan marche en silence, pieds nus en communion avec sa terre nourricière. Tous ces pauvres sens humanoïdes alliés à ceux de sa nature sont aux aguets. Il écoute le murmure des arbres environnants, capte les effluves de leur pollen et de leur sève riche. Ils bruissent de partout, réveillés, agacés et bien plus actifs que dans les bois qu’il a l’habitude d’arpenter.

En somme, il prend la mesure de cette forêt dont il s’est fait, malgré lui, le représentant et le nouveau gardien de ses habitants à racines.

Les pas, plus pesants, de Rocher ne le dérangent pas. Il fait partie de cette nature, lui aussi. Le babillement du nain est bien plus perturbant tout comme celui des créatures qui ont parlé au nom des humains.

C’est pourquoi il a choisi de rester en arrière et donc en retrait, fermant la longue marche vers le monde des humains. Il jauge de son regard de glace ses êtres qu’il va sans doute devoir côtoyer. Il sait aussi que là où il se rend, ce sont les lois humaines qui prévalent.
Il va devoir s’adapter et composer avec cette nouvelle situation. Et rapidement. Malheureusement, sa nature n’est pas faite pour le changement, surtout aussi radical.

Toutefois, le Leshi a accepté cette mission et entend bien la mener à bien, quand bien même elle le met dans une position, oh combien, inconfortable.

Quand bien même il s’en défendrait surement, il éprouve néanmoins une forme de curiosité qui sied bien peu à ceux de son espèce.
Curiosité pour ces humains capables d’émotions qui le dépassent complètement, apte à faire le meilleur comme le pire.
Curiosité pour leurs façons de vivre. Toujours pressés, agissant souvent avec une fougue et une passion qui traduit leur caractère éphémère.
Son doute est-ce dû à son relatif jeune âge pour un Leshi.

Quoiqu’il en soit, le voilà sur un chemin inattendu et il compte bien en retirer toute l’expérience qu’il pourra pour mieux lutter contre eux à l’avenir.

L’une des créatures de la procession se laisse à son tour distancer, observant le ciel, se rapprochant d’eux. Ah oui…
Le non-vivant et le non-mort à la fois. Une aberration de la Nature à ses yeux comme ses champignons parasites qui viennent se coller à l’écorce et s’en nourrissent. Que vaut le prix d’une existence qui ne peut survivre qu’au détriment des autres ? Qu’apportent-ils dont au monde qui justifie leur présence ?

- La beauté des choses existe dans l’esprit de celui qui les contemple…
Cazdyan hausse un sourcil circonspect. Voilà bien quelque chose qui ne veut rien dire pour lui. La beauté ne signifie rien.
- La Nature n’a nul besoin de se parer de quoique ce soit pour satisfaire tes yeux. Elle est, tout simplement. Là est son rôle.

Mais l’être sans cœur qui bat insiste faisant ricaner Rocher. Enfin c’est ainsi que Cazdyan l’entend. Pour les autres, il ne s’agit que du bruit d’un ébouli. Lui aussi trouve sans doute cela aussi étrange que son compagnon à sève. Voilà bien l’esprit étriqué des êtres qui se rapprochent de l’humanité. Enrobée la Nature d’une quelconque notion de beauté lui semble non seulement inutile mais aussi dangereux et stupide.

Il réserve à l’être qui parle trop un long regard glaçant avant de se concentrer sur la route, un sourire amusé sur les lèvres, dont il n’a même pas conscience.
- Parce que tu penses que les arbres font quoique ce soit pour vous protéger ? Il est bien naïf de le penser. Tu peux te gargariser du spectacle que nous t’offrons demi-mort, mais n’envisage pas une seconde que tout cela se fait en pensant à vous.

Un bruit étrange se fait soudain et Cazdyan met quelques secondes à comprendre qu’il provient de son compagnon. Un chant.
S’il n’a rien de déplaisant en soi, il couvre toutefois le chuchotis de ses compagnons à racines et cela agace le Leshi qui ne les entend plus. Heureusement, la mélodie prend fin.  

- Léann Drakor pour vous servir…
Le Leshi n’a jamais vu le pas qu’il effectue en se présentant et il se demande si c’est une sorte de coutume humaine. Il en doute…
- Vous autre pouvez m’appeler Cazdyan. Et voici Rocher.
Autre bruit d’éboulis qui peut vouloir dire « Enchanté » comme « Ne me mêle pas à ça. »

- Servir… ce mot là, il le connait. Dans ce cas, peux-tu cesser de chanter. Tu couvres les murmures des arbres dont tu admires tant la …beauté. J'ai besoin de les entendre.

Le silence revient, enfin en apparence. Cazdyan retrouve avec plaisir les chuchotis curieux des arbres qui les regardent passer. Il s'agit bien là de sa mélodie préférée.
En chemin, ils croisent la route d’un pauvre arbrisseau qui a bien du mal à s’épanouir parmi ses déjà hauts et épais compagnons. Le Leshi s’en approche et touche son écorce. Il rééquilibre le partage de sa sève, indique à ses voisins de lui laisser un peu de place pour s’enraciner profondément, là où la terre est riche. Après une brève négociation, le petit arbre gagne plus de place et semble déjà se redresser. Mieux.
Satisfait, le Leshi reprend sa marche.

- Tu n’existes que parce que tu as refusé de suivre le cycle de la Nature, constate-t-il avec une franchise dépourvue de toute notion de sensibilité. Vivre et mourir pour nourrir les vivants, c’est ce que nous devons tous faire un jour. Pourquoi pas toi ? Que fais-tu à arpenter la terre malgré tout à la place de la fortifier avec ton corps mort ?
Cela lui parait tout à fait égoïste.

- Je peux comprendre ton point de vue, Cazdyan… Mais si je suis encore, pardonne-moi l’expression, en vie, c’est que les dieux ont une mission pour moi.
Cazdyan se permet un haussement de sourcil circonspect. Voilà qui lui parait bien présomptueux.
- Tu as l’air extrêmement sûr de toi.
- Je n’ai pas choisi de devenir l’infant d’un vampire, je n’ai pas choisi de survivre à son poison et à ma mort…
Le Leshi l’observe un moment avec une fixité dérangeante. Puis hoche la tête.
- Je vois, se contente-t-il de dire. Le regrettes-tu ?
Il se force à faire la conversation mais après tout, il est aussi là pour apprendre. Tout savoir pourrait permettre la survie de son espèce.
- Alors explique-moi, pourquoi as-tu négocié avec les arbres pour laisser pousser le jeune arbrisseau ? Et si c’était son heure de mourir pour fertiliser la terre à son tour et relancer un nouveau cycle de vie et de mort… Pourtant tu as déjoué le dànadas, en lui permettant de pousser, de reprendre des forces et de devenir aussi grand et fier que ses congénères…

Cette fois, Cazdyan secoue la tête, comme un professeur devant un enfant prometteur qui vient de dire une bêtise.
- Réflexion intéressante mais qui part d’un postulat faux. L’arbrisseau n’allait pas mourir. Pas tout de suite en tout cas. Il aurait vécu à l’ombre des autres, sans aucun rôle ni aucune chance de vivre pleinement ce pour quoi il a été planter. Je lui ai donné l’occasion de participer à la vie qui foisonne dans la forêt. Il pourra devenir l’abri d’autres êtres vivants et faire corps avec eux. Je n'ai fait que rétablir un équilibre brisé.

Il le fixe avec cette même acuité étrange lorsqu’il boit de la sève humaine et fronce légèrement les sourcils avant de détourner le regard vers l’avant de leur groupe.

- Pour les arbres, tu as fait preuves du même égoïsme que mon maître en m’arrachant aux doigts de la Morrigan… Alors ne me juge pas.
- Là encore, tu te fourvoies. Je ne fais que remplir mon devoir. Mon geste n’a été motivé par aucun sentiment. La Nature est là depuis des millénaires et le sera bien après vous tous. Un silence. Je ne juge pas. Je vois les choses de façon différentes et je suis là pour essayer de comprendre les vôtres.
- Je comprends ton point de vue, je vois bien que pour toi la nature est bien plus importante que tout le reste et je respecte cela, mais si tu gardes ton esprit et ton cœur fermé alors, tu ne verras pas la beauté que ce monde a à offrir.
Il fronce les sourcils lorsque la conversation dévie à nouveau vers ses sujets futiles à ses yeux. Il trouvait presque leur début de conversation intéressante. Il a un bref mouvement de la main comme pour effacer cette remarque.
- Je ne suis pas là pour cela, Léann Drakor. Comme tu clames l’avoir compris, je suis là pour mon espèce et pour représenter au mieux les arbres. Mon cœur est fait de racine et d’écorce. Il n’a besoin ni de beauté ni du reste. Mon esprit, en revanche est plus ouvert que tu ne sembles le croire. Sinon je ne te poserais pas de question et je n’écouterais pas tes réponses.
- Je sais que les Humains peuvent être mauvais, mais il y en a tant d'autres qui pourraient te plaire par leur bonté, par leur désir d’aider et de reconstruire ce que des générations avant eux ont détruit… Enfin bref, je me doute que quoi que je dise, tu t’en fous…
- Je viens expressément de dire le contraire, lâche-t-il laconiquement. Ton point de vue est… intéressant. Et différent du mien. J’ai déjà donné ma chance aux Humains. Je n’espère plus rien d’eux.
Rocher approuve d’un grondement digne d’un roulement de pierres. Mauvais n’est qu’un concept vague. Il a beau réfléchir, il n’arrive pas à clairement définir la notion de « mal ».
- Mauvais… qu’est-ce donc ? L’Humain est destructeur, ça oui. C’est dans sa nature profonde. Il détruit pour s’installer ou pour reconstruire quelqu’un chose privé d’âme naturelle par la suite. N’est-ce pas pour cela que je suis là ? Pour demander aux arbres de vous faire de la place. Voilà ce que font ceux qui appartenait à ton espèce. L’équilibre est une illusion.

Ils continuent de marcher en silence, un silence pourtant parfaitement bourdonnant et satisfaisant aux oreilles du leshi. Sa curiosité si peu habituelle chez les siens le pousse à demander.
- Tu parlais d’une mission… laquelle est-ce ? Qu’est ce qui justifie selon tes dieux et toi cette non-vie ?

- Je sais que c’est toi qui t’es imposé à eux, qui a proposé d’être un intermédiaire entre les arbres et les réfugiés de la Cité d’Émeraude. Mais si cette décision te déplait tant, pourquoi l’avoir proposée ?

Cazdyan a un léger sourire. Le demi-mort - quel était son nom ? Léann ? Oui il croit se souvenir – n’a sans doute aucune idée du temps qu’aurait pris ses congénères pour nommer l’un des leurs en représentants.

- Pour nous faire gagner du temps à tous.
- J’ai besoin de comprendre, pourquoi mettre de côté ta haine pour ceux-là et leur venir en aide si leur espèce inspire en toi un dégout et une haine sans bornes ?
- De la haine ? Il ne sait même pas ce que ce mot englobe exactement. Je ne sais ce que c’est mais je n’éprouve à l’égard des vôtres qu’une méfiance qui s’est amplifiée à chaque coup de hache qu’à reçu les troncs de ma forêt. Que je vous trouve destructeur n’est pas dicté par un … sentiment – c’est comme cela que vous dites non ? – mais par un constat simple, le fruit d'observation concrète.

Il ne répond pas au reste de la question pensant avoir déjà fourni une explication et la conversation reprend, déroulant des mots qui lui échappent encore. Le Leshi écoute attentivement la définition du mot « mauvais »

- Une notion bien étrange. « Notre présence » ? De qui parles-tu ? Si tu fais référence aux races faeriques, je ne crois pas non. Tu es bien naïf ou ignorant de penser que notre influence n’aurait été que bénéfique et les auraient rendu meilleurs.
Il n’y a pas de jugement dans sa voix, un simple constat à nouveau.
Après un long silence, le Leshi relance la conversation et questionne le demi-mort. Sa réflexion suit des chemins que Cazdyan ne saurait suivre, trop tortueux mais il en saisit toutefois l’essentiel.

- Cela répond-il à ta question ?
- Oui et non. J’ai bien saisi que tu ne savais rien. Tu as choisi de croire que ta non-mort a une utilité quelconque dans ce vaste monde. Tu te rassures en pensant que cette entité supérieure a un projet pour toi. J’imagine que cela est terrible de ne pas savoir pourquoi nous avons été créés.

Il fait une halte et ferme les yeux, semblant s’enfoncer dans la terre. Sa peau devient terreuse aux étranges reflets verdâtres. Il communique avec les racines qui veinent la terre, ne fait plus qu’un avec elles.
Il est l’arbre.
Il est la forêt.
Ils sont un tout, pendant quelques brèves secondes.
Il sourit alors, rassénéré. Lui a toujours su à quoi son existence est vouée. Qui il est. Pourquoi il s’est éveillé à la pleine conscience.
Il reprend sereinement sa marche et confie.

- Mon peuple se meurt. Trop de bois sont coupés, trop de racines sont déterrées et nous en perdons notre puissance, notre vie. Les unions entre esprits et arbres sont de plus en plus rares, faute d’écorces aptes à prendre vie. Je suis là pour inverser cette tendance. Je suis là pour préserver les miens. J’ai déjà prospecté auprès de la magie féerique. Mais créer la vie semble être quelque chose qui nous échappe. Il plante son regard dépourvu de la moindre chaleur dans celui du vampire. Alors je vais vous aider et j’escompte bien obtenir des réponses auprès de l’Humanité. Sinon, les Leshis sont condamnés.