Je passe ma main dans mes cheveux, plusieurs fois. Mes pas dans le sable ont commencé à tracer un sillon de plus en plus profond à mesure que je vais et que je viens. Je ressasse cette histoire de fou. Asmodée veut tuer Bélial ? C'est simplement hors de question. S'il y a une personne qui a la légitimité de le faire, c'est moi. Il n'a pas passé son enfance avec lui à se faire bourriner, il n'est pas passé inaperçu quand nous sommes devenus démons. Il n'a pas vécu dans son ombre surdimensionnée toute sa vie.

Mes pas s'arrêtent.

Et s'il voulait Bélial pour sa puissance ? Un instant, je crains pour ma propre sécurité, et cet instant s'envole. Après tout, si Asmodée veut récupérer ma propre puissance, qu'il le fasse ! Je n'ai plus aucun but sur cette terre après tout. Au moins, il se sera souvenu de mon existence, enfin !

Je tombe lourdement dans le sable et soupire.

La colère passe.

Alors Asmodée est là, avec moi, depuis le début, et je ne le sais que parce qu'il veut me piquer ma proie, une proie que je projette d'assassiner depuis... Depuis qu'il a été choisi à ma place pour gouverner un enfer et en faire une place de violence, de guerre, et de brutalité. Si seulement ça avait pu être moi... Ç'aurait été un endroit dont j'aurais pris le plus grand soin, sans doute que j'aurais pris la place de Lilith, après tout, de l'autre côté de la guerre, on trouve l'amour.

Je balance un coup de pied dans le sable, comme pour me destituer de cette pensée. Bélial parle plus fort que moi, il est plus fort que moi, ça a toujours été le plus charismatique des deux.

Bordeeel...

Je me soulève et regarde la forêt. Bon, maintenant, je sais où est Asmodée. Sans même y penser à deux fois, mes ailes sortent dans mon dos et je disparais de la plage pour réapparaître dans la forêt. Ma tête tourne un peu, mais peu importe. J'approche ma main de la porte en bois, hésite, fais demi-tour, m'éloigne de quelques pas, avant de me retourner pour frapper franchement avant que je ne change d'avis. La porte s'ouvre sous mes coups. Ah.

Je pousse la porte qui se met à grincer comme dans un film d'horreur à la con... Non, j'ai pas peur...

Une fois à l'intérieur, je mets tous mes sens à l'écoute. L'aura d'Asmodée n'est pas compliquée à trouver, elle transpire jusqu'à moi. Elle est envahissante, mais elle m'avait manquée. Enfoiré, va.

"Pops ?"

Oui, je sais, il déteste ce surnom... Tant pis !

Je vais donc jusqu'à sa chambre et frappe à nouveau en enfouissant mon stress derrière des images volontairement ridicules de lui.

Est-ce qu'il ouvre pile au moment où je l'imagine se masturber ?

Aaawww, vous me connaissez trop bien !

"'Faut qu'on parle !"

À peine entré, je prends cet enfoiré dans mes bras avant de prendre une grande inspiration. Ce qu'il m'a manqué, putain. Je le déteste. Je l'adore. Je le serre contre moi, sentant très bien qu'il n'est pas le plus valeureux des hommes, en cet instant. Mais bon, comme ça, on est deux.

Il faudrait que je le lâche. Non ?

Ouais, peut-être.

'core 5 minutes.

C'est fou cette manie qu'ont les responsabilités de vous trouver à 3h du matin alors que vous faites votre première vraie nuit depuis votre remise en cause existentiel.
Il fallait bien que ça arrive. Baphomet a été laissé tellement en plan que ça en devient ridicule. Je ne l'ai pas autant oublié qu'il le croit. Voilà des semaines que je tente de trouver un minimum de courage pour venir.
J'ouvre un oeil en entendant le grincement de la porte. J'en éprouve une irritation passagère qui ne dure que le temps de reconnaitre Baphomet. Je me redresse un peu. La tête largement à l'envers, je me recoiffe par reflexe et me lève pour enfiler un pantalon puis un T-shirt.
J'imagine aisément ce qui l'amène chez moi. J'ouvre la porte.

-Faut qu'on parle!

Et je me retrouve avec un baphomet dans les bras. Je le serre contre moi et le tiens. Un peu désemparé, soyons clair. Je m'attendais plus à une engueulade mais la nuit est encore bien jeune. Je le garde comme ça aussi longtemps que nécéssaire et dit simplement.

-De Bélial.

Je lui tapote le dos.

-Viens. J'ai besoin d'un café.

Je m'écarte doucement de lui avec un sourire fatigué.

-Si tu veux bien, j'aimerais également te parler d'autre chose. Après ce qui t'amène.

Je m'escamote vers la cuisine et lance.

-Café ou pas?

La machine s'allume tandis que le café et les tasses volent jusqu'à leur destination pour se poser délicatement.

-Je t'écoute, Baphomet.

Bordel...

"Toujours aussi BG, quoique moins qu'avant."

C'est l'effet 'manque de Baphomet', ça, à tout les coups ! Oui, on trouve du réconfort où on peut, pardonnez-moi ma sensibilité !

J'ai un rire quand il me parle de Bélial. Sérieusement ? C'est le premier mot en... beaucoup de temps... qu'il prononce ? Non, il y avait un 'de' avant. C'est toujours ça.

"De cet enfoiré, de moi, de toi, de nous..."

Ouais, ça fait vieux couple à la con, mais j'en ai strictement rien à foutre. On finit par se lâcher et je le regarde. Il a clairement mieux tenu le choc que moi. Moi, j'ai maigri atrocement depuis la dernière fois, j'ai pâli aussi.

"Non merci. J'ai déjà du mal à dormir, je ne vais pas en plus court-circuiter mon sommeil."

Il use de son pouvoir de télékinésie pour se faire du café. Pourquoi ai-je l'impression qu'il fait cela de manière très régulière ? Je lève les yeux au ciel avant de faire un geste de dépit avec les bras. Il croît quoi ? Que c'est facile de balancer comme ça toutes ces années de frustration ? Je suis venu ici avec les sentiments et les émotions tellement en vrac qu'on pourrait reconstituer un vase de Chine avec. Je ne tiens plus qu'avec les nerfs, et ils commencent à être très salement érodés. Je le regarde avec les yeux de celui qui n'a absolument plus rien à perdre.

"Hé bien déjà, j'aimerais savoir comment tu vas. Après tout, cela fait un sacré paquet de temps que je m'en fais pour toi sans avoir aucune nouvelle." je serre les dents à en avoir des crampes. "Pops, merde quoi ! Depuis que tu m'as fait le cadeau de..." je montre ma tempe "... tu sais... Je t'ai suivi partout, et je t'aurais suivi partout. Je t'ai même suivi jusqu'aux enfers, et pas pour avoir plus de pouvoir, comme Bélial, mais bel et bien pour toi !"

Je soupire, de toute façon, ça ne sert à rien.

"C'est juste que c'est assez vexant de me rendre compte que depuis tout ce temps, tu étais là, que tu allais mal, et que j'apprends ton projet de tuer mon frère par le biais de quelqu'un d'autre, littéralement entre le thé et le dessert."

Odasmodée a toujours été une personne mystérieuse pour moi, quelqu'un que j'ai toujours aimé, admiré, regardé d'en bas, en essayant de l'aider dans toutes ses démarches, quelles qu'elles soient, même si je n'approuvais pas.

"J'aimerais savoir... pourquoi tu veux le tuer... j'aimerais savoir pourquoi... ce que j'ai fait de mal... Ce que je peux faire pour toi, pour que tu ailles mieux. Et par contre, pour une fois dans ma vie, je vais outrepasser un ordre, je vais tuer Bélial moi-même. Je me le dois."

J'inspire fort. C'est bon de le retrouver.

"Allez, dis-moi ce que tu as à me dire, ne te retiens pas, ne prends pas la peine de faire des phrases alambiquées ou de faire des mystères. J'ai... plus la force."

Je mets un moment à réaliser l'état physique de Baphomet. J'en tire un pincement au coeur, puissant. Une culpabilité sans limite. Si j'avais été plus présent. Si je m'étais occupé de lui comme j'aurais du.

-De cet enfoiré, de moi, de toi, de nous...

Je me rappelle Munin et Hugin quand ils étaient corbeaux, si liés, si intrinsèquement indispensables l'un à l'autre. Pourtant, une fois incarnés, une fois changés...
Le poids de mes erreurs, j'imagine. Baphomet est en souffrance.
Qu'il ne dorme plus ne m'étonne pas alors je fais un seul café et je prépare tranquillement. Je sais que mon interaction avec lui n'est sans doute pas simple mais je dois bien lui laisser ouvrir la porte.

-Hé bien déjà, j'aimerais savoir comment tu vas. Après tout, cela fait un sacré paquet de temps que je m'en fais pour toi sans avoir aucune nouvelle.

Il se tend et je le regarde sans me dérober.

-Pops, merde quoi !  Depuis que tu m'as fait le cadeau de... Tu sais... Je t'ai suivi partout, et je t'aurais suivi partout. Je t'ai même suivi jusqu'aux enfers, et pas pour avoir plus de pouvoir, comme Bélial, mais bel et bien pour toi !

-Je sais... un aveu chargé de toute la culpabilité rentrée que je ne veux pas lui imposer. Elle est mienne. Elle n'a pas à devenir son fardeau.

-C'est juste que c'est assez vexant de me rendre compte que depuis tout ce temps, tu étais là, que tu allais mal, et que j'apprends ton projet de tuer mon frère par le biais de quelqu'un d'autre, littéralement entre le thé et le dessert.

Je m'appuie sur le comptoir et j'encaisse. J'ai pas vraiment autre chose à faire. Je lui ai demandé de me parler, il me parle. Je ne l'interromps pas.

-J'aimerais savoir... pourquoi tu veux le tuer... j'aimerais savoir pourquoi... ce que j'ai fait de mal... Ce que je peux faire pour toi, pour que tu ailles mieux. Et par contre, pour une fois dans ma vie, je vais outrepasser un ordre, je vais tuer Bélial moi-même. Je me le dois.

Le silence s'installe le temps de sa respiration.

-Allez, dis-moi ce que tu as à me dire, ne te retiens pas, ne prends pas la peine de faire des phrases alambiquées ou de faire des mystères. J'ai... plus la force.

A lui se surimpose l'image d'Elie, des années auparavant. Débarquant dans mon bureau après une énième tentative de ma part de lui faire créer du lien avec Zelan. J'ai plus la force. J'ai cette faculté parfois, de vider les gens. Je garde le silence un moment.

-Tu n'as rien fait de mal, Baphomet. C'est moi qui ai merdé.

Un long soupire vers le ciel.

-Je savais plus quoi faire de tout ça, j'arrive déjà pas à gérer la douleur de mon essence divine et de mon essence démoniaque qui s'éclatent la gueule à coup de magie. J'arrivai pas à gérer ce qui se passait entre toi et ton frère. J'ai été un père nul à chier et je le regrette. T'as rien fait Baphomet. C'est moi qui ai été trop lache et j'ai fuis.

Je me passe la main sur le visage.

-J'aimerais réparé ça. Si t'es d'accord. Si tu veux encore de moi, malgré tout ça. Je sais tout ce que tu as fait pour moi, tout ce que tu as sacrifié aussi et j'ai vraiment pas été à la hauteur.

Je pose mon regard sur Baphomet.

-Si tu veux tuer ton frère, je ne t'en empecherais pas mais la raison pour laquelle je souhaitais m'en charger est la suivante : je veux récupérer l'essence de Hugin.  Bélial, en lui-même, m'importe peu et si je n'ai pas autant de raison que toi de le tuer. Il doit mourir parce qu'il représente le status quo que nous souhaitons renverser pour pouvoir créer un nouveau Pandémonium et un meilleur système de gestion de la mort. Mais aussi parce que c'est le plus farouche opposant à notre cause et que si on le laisse encore faire trop longtemps, il causera encore plus de dégâts.

Un long silence s'installe simplement dérangé par le café qui coule.

-Si tu acceptes je t'accompagnerais pour te faciliter la tache et m'assurer de dissocier les deux essences présentes en lui.

Je fais le tour de l'ilot pour m'asseoir à coté de Baphomet et le regarder.

-Moi aussi, j'aimerais savoir ce que je peux faire pour que tu ailles mieux.

Il me laisse parler, et je lui en suis sincèrement reconnaissant. Je sais très bien que tout ceci n'est qu'un... concours de circonstances, mais j'ai besoin de lui dire ce que je ressens, mon sentiment d'abandon, le fait que j'ai été trop longtemps écarté de tout, et qu'aujourd'hui, je ne sais même plus fonctionner avec personne.

Ce qui m'intrigue est qu'il baisse les armes tout de suite, reste à savoir s'il avait même eu l'intention de les lever de base. Il n'essaie même pas d'argumenter, je pense qu'il en est venu à cette même conclusion tout seul. Ma colère s'étiole quand il me dit "je sais", comme des graines de pissenlits. J'aurais aimé m'énerver un bon coup, crier, hurler, frapper, mais... Non... Rien. Ça ne sert plus à rien.

C'est à lui de prendre la parole, et c'est à moi d'écouter.

Alors c'est vrai. Il souffre. C'est autant dans sa tête que dans son corps. Je le regarde, plein de compassion. Moi aussi, je déteste cette dualité en moi. J'étais un corbeau qui a reçu un cadeau, et mon âme a été morcelée. J'aime mes deux essences, mais sont fardeaux, l'une avec l'autre.

La mort de Bélial est donc... politique. Je comprends. Cela m'arrange. Cela veut dire que non seulement personne ne va m'en empêcher, mais qu'en plus, j'aurai des alliés pour accomplir ce que je vais accomplir. Par contre, je ne peux m'empêcher de sourire à ce qu'il me dit. Bélial ? Un opposant ? Je l'ai plus ou moins toujours su.

Plus cela va, plus la boule dans ma gorge monte jusqu'à mes canaux lacrymaux qui se tendent et se contractent douloureusement. S'il savait depuis combien de temps j'ai fantasmé qu'il me dise tout cela...

"Je..."

Putain, j'ai perdu mon éloquence en même temps que ma colère ! Je retire la 'poussière dans mon œil', et je reprends.

"Naturellement, je veux qu'on répare ça. On répare tout ce que tu veux ! J'ai toujours été à tes côtés, et je le serai toujours, quoi qu'il arrive. Allons de l'avant, d'accord ? Tu souffrais, et tu souffres encore. Moi, je veux juste t'aider, que tu me laisses te venir en aide."

Bon, Bélial, maintenant.

"Je vais le tuer, et je veux bien que tu sois à mes côtés... Parce que tu dois séparer l'essence, mais aussi parce que..." Je quitte ses yeux pour regarder le sol. Quel piètre démon je fais. "... Parce que je ne veux pas faire cela seul."

J'inspire, et expire lentement. Il prend place à côté de moi, aujourd'hui, il n'y a plus de bureau entre nous, je ne mets plus les pieds dessus par pur plaisir de le provoquer. Je le laisse donc prendre place, presque... d'égal à égal.

"On va déjà s'occuper de toi, d'accord ? Moi, c'est pas important... Alors, dis-moi tout, quoi de neuf ? Pourquoi as-tu fui et... ?"

Un petit détail me vient.

"Tu veux récupérer l'essence de Hugin, ET celle de Munin ?"

Je ne veux pas mourir, mais s'il me le demande, je ne sais pas si j'aurais la volonté de refuser. De toute façon, je pense que je suis tellement dissocié que ce sera très certainement une opération agréable.

Il a le coeur au bord des yeux et j'ai l'intime conviction d'être l'artisan de cet état globale dans lequel il se trouve.

-Naturellement, je veux qu'on répare ça. On répare tout ce que tu veux ! J'ai toujours été à tes côtés, et je le serai toujours, quoi qu'il arrive. Allons de l'avant, d'accord ? Tu souffrais, et tu souffres encore. Moi, je veux juste t'aider, que tu me laisses te venir en aide.

Lorsque je le rejoins, il revient à Bélial.

-Je vais le tuer, et je veux bien que tu sois à mes côtés... Parce que tu dois séparer l'essence, mais aussi parce que...

Son regard plonge vers le sol et je pose une main sur son épaule. Tranquille, Baphomet, tout va bien.

-Parce que je ne veux pas faire çela seul.
-Alors je serais là, avec toi.

C'est une promesse que je tiendrai. Je ne me laisserais plus la possibilité des excuses. Je refuse, pas après avoir découvert l'état de ce fils que j'ai tenu éloigné par lacheté.

-On va déjà s'occuper de toi, d'accord ? Moi, c'est pas important... Alors, dis-moi tout, quoi de neuf ? Pourquoi as-tu fui et...? Tu veux récupérer l'essence de Hugin, ET celle de Munin?

Je me tourne complètement vers lui et l'observe. Il serait prêt à sacrifier sa vie si je le demandais et ça allourdit d'autant plus mon coeur.

-Tu es important, Baphomet. Je l'ai très mal montré, je sais bien mais tu l'es. Et pour répondre à ta question: ça dépendra de toi. Il y a une possibilité de récupérer cette essence sans te tuer. Je n'ai pas nécéssité absolue à la sortir de toi si tu souhaites la garder. Si elle est un poids pour toi, en revanche, je ferais le nécéssaire pour t'en libérer.

J'inspire profondément à mon tour.

-Si tu acceptes, j'aimerais attendre que la fusion de mes deux essences soit opérée. Je suis moins resistant qu'avant à cette douleur et il se trouve qu'elle a créé chez moi un état de stagnation qui m'a poussé à tenter de mettre fin à mes jours. C'est terminé, ne t'en fais pas. Je me suis isolé de tout le monde, j'ai cru que je vous protégeai tous. La réalité, c'est que le travail qui m'attendait était trop colossal pour moi seul et je m'y suis noyé.

Je hausse les épaules.

-C'est ma prochaine étape pour aller mieux.

Je laisse le silence s'installer à nouveau.

-Baphomet... Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider, toi? Tu... as l'air dans un piteux état. Je pense qu'un peu d'équité dans notre relation participerait à aller de l'avant, tu crois pas?

Je lui offre un sourire chaleureux.

C'est bien qu'il soit là. Je sais que si j'avais pu faire cela sans lui, sans son approbation, ça n'aurait pas été la même. J'hoche la tête, intimement convaincu de ce qu'il me dit. Un instant, je me demande ce qui se passera quand ce but sera atteint, comment je me sentirai. Soulagé ? Triste ? En deuil ? À la recherche d'un sens nouveau à ma vie ? Vidé ? Aucune idée, et il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.

Je suis important ? Moi ? J'ai un rire nerveux qui s'étrangle. Je ne veux pas le faire culpabiliser encore plus.

"Je ne veux pas mourir." C'est une certitude que j'ai depuis longtemps. "... Mais je ne peux plus supporter toutes les mémoires que j'ai en moi. Je n'en peux plus que la moindre petite fourmi rouge dans ma vie se transforme en dragon parce que je ne peux pas passer à autre chose.."

Quand il m'arrivait autant de joies que de peine, ce n'était pas un problème, mais à présent, cela devient délicat pour moi de juste me lever le matin. Asmodée est là, devant moi, et il me fait face. Je dois saisir cette chance.

"Mais si tu me scindes, qu'adviendra-t-il de moi, et de mes pouvoirs ? J'ai une dette envers beaucoup trop de personne pour pouvoir prendre cette décision seul. Il faut que j'en parle."

Le fait qu'il ait essayé d'attenter à sa vie me remplit d'effroi. Je ne suis pas le seul à avoir expérimenté cette détresse profonde ? J'aurais dû... Je ne sais pas... Mais j'aurais dû.

"Alors, tu vas vraiment faire cela ? Te reconstituer ? Tu n'as pas peur ?"

Non, c'est stupide comme question... Mais encore une fois, me voilà très admiratif.

"Je te souhaite absolument tout le succès possible. Nous devons nous concentrer là-dessus. Ensuite, nous verrons pour moi."

Ma gorge se serre à nouveau devant tant d'attention. Mes épaules s'affaissent un peu. Je ne peux qu'être d'accord avec lui. Je regarde mes mains encore violacées de coups et parcouruent de tremblements, de mes veines saillantes qui sont le signe d'une anémie de longue date.

"Franchement, je ne sais pas ce que tu peux faire pour m'aider. Je me suis écarté du monde depuis trop longtemps. Être resté seul avec moi-même m'a appris des choses terribles devant lesquelles j'ai dû faire face. J'ai perdu... tellement de gens auquel je tenais. Je veux juste faire partie de ta vie, avec ou sans essence de Munin."

Je regarde sa tasse de café, un instant songeur. Elle me fait penser à mes propres souvenirs qui tournent dans des petites fioles.

"Ma mémoire me fait défaut. Je parle de mes pouvoirs ET de ma mémoire propre. J'ai l'impression d'avoir vécu plusieurs vies à force d'avoir absorbé les souvenirs des autres... Il y a des parties de souvenirs qui manquent, comme toujours, mais j'ai la sensation que ces souvenirs me concernent et rongent une partie très importante de ma vie. Auparavant, quand je fumais bédo sur bédo, ce n'était pas un problème, mais maintenant, j'ai l'impression que ma tête est devenue trop petite pour une telle charge."

Une goutte de sang tombe sur le dos de ma main. Voilà que je me mets à saigner du nez...

"...et parfois, j'oublie qui je suis."

"C'est déjà..."

Cette fois, je tourne totalement le visage, blessé dans mon orgueil, vraiment, viscéralement. Encore une fois, cette petite fourmi sur mon chemin va s'embrasser et se transformer en dragon qui ne me lâchera pas. J'aurais pu être là, j'aurais dû être là. C'est ce genre de chose que j'ai toujours détesté : être à l'écart, sans qu'on ne m'explique pourquoi. Je n'avais réellement ni envie, ni besoin, d'une preuve de plus que je suis inutile à ce monde.

"J'espère... que... ça s'est bien passé."

J'inspire, et fais une expiration ponctuée de spasmes, à la fois rire, et larmes.

"Hé bien, comment dois-je t'appeler à présent ? Asmodin ?"

Je secoue la tête, essayant de refouler tout ce que je ressens en cet instant. Le torchon suivant mon nez d'une manière assez comique.

"Pardon... j'suis... désolé."

Cette fois, mes nerfs sont à bout et il le voit. J'aurais aimé prendre le temps de me reconstituer un peu, mais cela n'aurait fait que repousser notre confrontation, et m'approcher encore un peu plus de la rupture. Il me laisse parler de ce qui m'arrive et mon nez se met à saigner, comme s'il me fallait une preuve que je n'en peux plus de cette vie terrienne en solitaire.

"J'ai perdu... Mon hellhound... Mes amis... L'amour de ma vie... Et toi, qui as-tu perdu ?" Ma dignité aussi, mais bon, ça on s'en fout. "En ce moment, ça m'arrive à chaque fois que je me réveille d'un rêve. Ça me revient, dans la minute où je suis conscient, mais ces secondes auparavant sont terrifiantes, comme si je me délitais et que je devais ramasser tout ce que je suis à la main. Tu vois ?" Mais le plus grave étant tout autre chose. "Je ne sais pas si ce n'est pas une chose que je m'inflige à moi-même."

Demander de l'aide à Levy me tire un sourire ravi, presque rêveur... et l'idée d'avoir à demander de l'aide à Salomon me fait immédiatement grimacer. Il est responsable de la terrible maladie dont est infligée ma meilleure amie. Ou... a été infligée ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Et sincèrement, ça n'a plus aucune espèce d'importance.

"Me réhabiliter avec les gens ?" Une crainte s'empare de moi, celle de ne pas savoir me contenir si jamais je croisais la mauvaise personne, celle d'être mis à l'écart encore une fois malgré le fait que je vis au milieu d'eux, celle d'être mal jugé, encore. "Sincèrement, je ne sais pas si c'est une très bonne idée."

J'ai envie d'aller mieux avant, mais peut-être que je ne peux pas aller mieux si je reste seul. Asmodin s'occupe de moi comme un père avec son fils qui a fait une bêtise. Ce contact, tout simple, me fait beaucoup de bien.

"Et si j'étais contagieux ?"

Il a dit que ça l'aiderait. D'un coup, je me redresse, prêt à aller mieux.

"Oui, je dors dans un campement, sur la plage... Mais navré, j'ai plus de beuh si c'est ça que tu recherches. Pourquoi, tu veux venir me rendre visite la nuit, quand les enfants sont endormis ? C'est un peu incestueux, tu ne crois pas ?"

Hé oui, que voulez-vous ? Chassez le naturel, il revient à tire-d’aile (oui, c'est pas la vraie expression, mais celle-là rime !)

Je réalise que je me suis très mal exprimé. Je vois Baphomet se liquéfier comme si je venais de lui cracher au visage.

-Pardon... J'suis... désolé.
-Non, attends. C'est moi qui suis désolé. On s'est pas bien compris, déjà. C'est réglé comme dans : tout est prévu y a plus qu'à le faire. Et j'aurais dû t'en parler même si le rituel ne pouvait pas t'impliquer.

J'ai l'impression de marcher sur des oeufs. Je ferme les yeux et inspire un grand coup. Baphomet est a fleur de peau.

-Kali s'occupera de la transformation avec Frigg et un chamane du nom de Björn. Tu n'aurais rien pu faire, Baphomet, et j'aimerais t'épargner un exercice éprouvant et peut-être mortel vu ton état.

Je le regarde avec un sourire désolé.

-j'ai perdu... Mon hellhound... Mes amis... L'amour de ma vie... Et toi, qui as-tu perdu ?

Une multitude de noms me viennent en tête. Ca fait un millénaire que je foule cette terre. Dernièrement, le nom d'Amon résonne pourtant encore fort.

-...Mon meilleur ami. Et bien d'autre avant ça.

Je n'explique pas plus. Pas besoin.

-En ce moment, ça m'arrive à chaque fois que je me réveille d'un rêve. Ca me revient, dans la minute où je suis conscient, mais ces secondes auparavant sont terrifiantes, comme si je me délitais et que je devais ramasser tout ce que je suis à la main. Tu vois?
-J'avoue que non.
-Je ne sais pas si ce n'est pas une chose que je m'inflige à moi-même.
-Qu'est-ce qui te fait dire ça?

Baphomet ressemble à un enfant perclus de peur et d'angoisse, trop longtemps esseulé.

-Me réhabiliter avec les gens? Sincèrement, je ne sais pas si c'est une très bonne idée. Et si j'étais contagieux ?
-Je doutes que tu le sois. Mais si tu en as peur alors nous devrions aller voir Salomon.

Je lui souris tranquillement.

-Et rester seul ne te réussit pas. Alors essayons de te trouver des personnes avec qui tu pourras te reconstruire et retrouver des points d'attache. Ca ne se fera sans doute pas en une journée mais je pense que ça te sera bénéfique.

La pirouette Baphometéenne est là et elle m'arrache un sourire amusé.

Oui, je dors dans un campement, sur la plage... Mais navré, j'ai plus de beuh si c'est ça que tu recherches. Pourquoi, tu veux venir me rendre visite la nuit, quand les enfants sont endormis ? C'est un peu incestueux, tu ne crois pas ?
-Pas besoin de ton herbe et non, pas trop. J'aimerais que tu évites ce genre de blagues, s'il te plait.

il n'y a pas une once de colère en moi. Une simple demande.

-Je m'assure simplement que tu sois bien installé. C'est essentiel pour ta guérison, tu comprends?

D'accord... Le rituel ne peut pas m'impliquer... Je souffle... J'essaie de me concentrer là-dessus. Ma frustration s'envole, au moins un peu, et j'hoche la tête, comme pour bien m'assurer que toutes mes idées sont en place. J'écoute de quoi il s'agit, et cela m'a l'air effectivement dangereux, terrifiant.

"Bordel..." Un chouilla plus loquasse, s'il vous plaît ! "Hé bien... peut-être pour le rituel, mais j'suis là en tout cas ! Et j'serai là, à ton réveil, ou... je sais pas."

Sans doute que j'aurais voulu trop en faire, et sans doute que je me serais perdu... et oui, il aurait dû me ternir au courant, mais cela n'a plus rien à faire dans la balance à présent. C'est du passé, un mauvais souvenir. À présent, toutes mes pensées vont vers lui, à nouveau. Oh oui, je l'admire. Passer par une telle opération a l'air d'être tellement hasardeuse que je serais sans doute infiniment plus couard que lui.

"Met un pantalon marron, ce jour-là."

Son meilleur ami... Oh bordel, c'est une mauvaise perte, ça. Les liens d'amitié sont ceux qui peuvent faire le plus mal, parfois. Il ne veut pas m'expliquer ce qui s'est passé, et ne me demande pas non plus. Ce n'est pas une conversation pour tout de suite. Pops a l'air vraiment déterminé à faire en sorte que j'aille mieux. C'est très étrange et je n'en ai pas l'habitude, mais c'est aussi très agréable.

...Quoique j'ai un peu peur qu'il me force à aller avec les autres. Cela, je ne peux pas, pas encore, pas sans quelqu'un qui me tient la main... fermement.

Bordel, comment répondre à sa question ? J'ai eu le temps de me demander, encore et encore, comment ça se faisait que certaines parties de ma propre mémoire m'échappaient.

"En fait, j'ai l'impression que j... J'ai l'impression que mon pouvoir se retourne contre moi. Ce n'est pas volontaire. C'est un peu comme si j'avais posé des pièges à loups il y a longtemps dans mon jardin, et qu'aujourd'hui, je suis en train de marcher dedans à pieds joints en me demandant ce qui m'arrive."

En tout cas, en cet instant, tout cela semble se tenir tranquille.

"Je te remercie. Je prendrai toutes les personnes que tu me conseilleras." 'tit clin d'œil. "Mais je vais commencer par aller voir Levy, j'ai des choses à voir avec elle. J'ai envie d'être proche d'elle à nouveau." Être avec elle, c'est comme se sentir hors du temps, hors de l'espace, un peu privilégié. J'ai envie de sentir ce privilège d'être proche de Leviathan... J'en ai besoin.

Je fais une blague qui fait rire Boss, mais il me demande de ne plus en refaire. Je me demande s'il est plus abimé que je ne le pensais. Il va falloir que je prenne soin de ne plus blaguer sur "nous" ? Ou sur... Non, attends.

"Quand tu dis 'ce genre de blagues', tu parles de quoi exactement ? Et... pourquoi ?"

Mes questions sont simplement ce qu'elles sont : des questions. Je suis très curieux de comprendre cela. Aurait-il un problème avec l'inceste... ou encore... aurait-il des sentiments pour moi que je tourne en dérision sans le vouloir ? Ce serait étonnant !

"Ouais, je suis très bien installé. Je suis prêt pour ma guérison. Je vais avoir besoin de toi, de beaucoup de monde en fait. J'ai l'impression..." est-ce présomptueux de dire ce que je vais dire ? "...qu'on vit à peu près les mêmes choses, toi et moi, non ?" Si c'est le cas, alors il va avoir besoin d'un ami, d'un vrai ami. Je prends la place ! J'en ai rien à foutre !

-Je te remercie. Je prendrai toutes les personnes que tu me conseilleras. Mais je vais commencer par aller voir Levy, j'ai des choses à voir avec elle. J'ai envie d'être proche d'elle à nouveau.

Je hausse un sourcil en souriant. J'observe Baphomet du coin de l'oeil.

-Elle a un papa adoptif un poil protecteur, fais bien gaffe à toi.

Je rigole un peu avant de lui tapoter l'épaule.

-Elle sera sans doute contente de te revoir. Vous vous amusiez bien tout les deux.

Je me souviens de cette époque. Léviathan était toujours fourrée dans mon royaume, toujours occupée à chercher Baphomet et à me faire les pires conneries. Je ne sais pas pourquoi ça s'est soudainement arrêté. Léviathan est changeante et parfois oublieuse. Cette gamine est un mystère.

-Quand tu dis 'ce genre de blagues", tu parles de quoi exactement? Et... Pourquoi ?
-Les incestes, notamment. Les viols aussi, cela étant dit. Je ne suis jamais contre une blague potache mais je trouve rarement ces sujets-là drôle. J'ai une nièce qui a vécu des moments de ce style-là. J'ai vu la destruction et la fracture que ça a causé en elle. Ce sont des actes violents dont il ne faut pas alléger la gravité. Tu comprends?

Je bois un peu de mon café et laisse Baphomet m'expliquer qu'il est prêt à guérir. Au moins, j'aurais réussi à faire ça.

-J'ai l'impression qu'on vit à peu près les mêmes choses, toi et moi, non ?

Je réfléchis à la question et hausse les épaules.

-Si tu veux dire qu'on tient une sacrée couche de dépression, probablement. En même temps, par les temps qui courent difficile de rester sain d'esprit...

Je pousse un long soupire.

-J'ai également assez hâte de pouvoir gérer cette histoire de brouillard et d'atteindre le bunker...

Je lève les yeux au ciel... Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas être simples ? Je veux juste voir Leviathan, pas la kidnapper... Quoique je suis persuadé que ce serait une super soirée !

"J'espère qu'elle sera contente !" Ça en fera au moins une qui sera ravie de me revoir des enfers. "Ça me fait du bien de te parler, Pops. De choses graves, ou moins graves. Juste... reconnecter... tu vois ?"

J'hoche la tête, parfaitement compréhensif.

"J'ai un gros problème avec le viol aussi. J'ai... du mal à plaisanter avec cela."

Traduction : Je pète un câble si qui que ce soit plaisante avec. Je pète un câble si qui que ce soit insinue que j'ai pu abuser de quelqu'un une seule fois dans mon existence. J'enterre/je brûle/je châtre/je bute/je torture quiconque se targue d'être un violeur (peu importe l'ordre)

Les incestes ont eu leur lot de succès à mon ancien travail. Pas de vrais incestes, bien entendu, mais si Pops ne veut pas qu'on plaisante, alors on ne plaisantera pas.

"Message reçu."

Des couches de dépression. Cette idée me semble étrange. Mon regard se pose à nouveau sur mes mains qui ne me semblent plus aussi décharnées, et en même temps qui sont le signe de tout ce qu'il me reste à accomplir. Je ne sais pas si c'est ce que j'aurais dit, parce que je ne sais pas ce que la dépression signifie. Je ne sais pas si les corbeaux peuvent être dépressifs... Sauf quand ils ont perdu leur moitié, mais ça ne dure pas, ils se laissent mourir.

"Ouais, je pense qu'on s'est laissé enterrer un peu trop loin pour notre propre bien."

Sa phrase me fait sourire.

"Oh fuck, moi aussi ! Il y a tellement de gens dont j'ai hâte de savoir comment ils vont !" j'aimerais ponctuer cela d'un 'qu'est-ce qu'on attend ?', mais j'imagine que la réponse est évidente : que Pops aille mieux, que j'aille mieux... "Tu fais quoi pour passer le temps, ici ?"

Enfin non, ma question, c'est pas ça.

"Je pourrais passer te voir de temps en temps ? Qu'on mette cette histoire de fratricide en place ? J'ai quelques idées qui pourraient te plaire."

Ah oui, on parlait de violeur ? Bélial en est un ! Donc... je pense que mon très cher Asmodée ne sera pas contre quelques idées un tantinet un peu sadiques. Nous sommes des démons, après tout.

"J'ai la dalle..."

Sans doute la première fois depuis des mois.

-Ca me fait du bien de te parler, Pops. De choses graves, ou moins graves. Juste... Reconnecter... tu vois?

Tant mieux si ça lui fait du bien de me parler. L'échange est agréable et je me sens également plus léger d'avoir pu adresser ça avec lui. Le fait est que j'ai beaucoup d'engagements à tenir. Ciulin et Simone seraient fières de moi, je crois. Je sirotes tranquillement mon café après lui avoir expliqué mon point de vue sur sa blague. Il semble le prendre au sérieux, ce qui est un soulagement.

"Message reçu."

Je hoche la tête. Il n'insiste pas. C'est bien. On dévie sur nos ressemblances et sur le bunker et, j'ai la sensation que la conversation s'allège un peu. L'ambiance de la maison s'apaise et se décontracte.

-Oh fuck, moi aussi! Y a tellement de gens dont j'ai hâte de savoir comment ils vont!
-Ma nièce peut passer des messages au travers du Rêves si tu veux... Je ne sais pas si elle aura l'occasion de le faire tout de suite mais tu pourrais lui demander.

Elehiel a repris du poil de la bête à une vitesse impressionnante et son entrain habituel a eu tôt fait d'exploser un peu partout.

-Tu fais quoi pour passer le temps, ici?
-Je m'entraine et j'entraine Björn, le chamane dont je te parlais tout à l'heure.
-Je pourrais passer te voir de temps en temps ?
-Bien sur.
-Qu'on mette cette histoire de fratricide en place? J'ai quelques idées qui pourraient te plaire.

J'ai un rire léger et me passe la main dans les cheveux.

-Si tu veux, mais j'ai peu gout à la torture. Crois-le ou non, je pense que le plus rapide le mieux. Il ne mérite ni ton temps, ni ta créativité. C'est mon humble avis. Je serais disponible, si tu as besoin d'en parler, cependant.


Le silence s'étend un moment.

-J'ai la dalle...

J'imagine aisément que ça fait un moment qu'il n'a pas eu faim alors je me lève et ouvre le frigo pour sortir de quoi faire à manger.

-Burger maison, viande coupée au couteau, frites. Ca te va? Tu couperas pas à de la protéine, de toute façon....

Je sors d'un tiroir des couteaux japonais magnifiques et entame tranquillement les préparatifs.

Sa nièce ? Il me faut un peu de temps pour savoir de qui il parle. C'est devenu une habitude très désagréable en ce moment. D'ordinaire, je me souviens immédiatement…

La proposition est tentante, très tentante, même. Je la considère un instant, mais j'ai peur, vraiment peur. Recevoir de mauvaises nouvelles, ou pire encore : n'avoir aucune réponse. Je risque de perdre la tête, et en même temps.

“J'envisage.”

De toute façon, elle n'a pas le temps… et je ne sais pas comment contacter la personne que j'ai le plus au monde envie de retrouver. Où est elle ? Existe-t- elle ? Rêve-t-elle ? Autant de questions auxquelles je n'ai plus de réponse.

Asmodin me parle à nouveau de Bjorn et je souris.

“Je le connais. À peine rencontré, il m'a appelé Munin. Il va bien ?”

Quand je parle de mes projets à Pops et qu'il les balaye rapidement, j'éclate de rire, un rire qui n'a rien de joyeux, de ceux qui sont le témoin d'une folie douce et latente.

“Ça tombe bien… du temps et de la créativité, c'est tout ce qu'il me reste !”

Rester à attendre sur son bout de plage donne quelques idées sympa. De plus, il m'a trop pourri l'existence pour que je le laisse partir avec une mort rapide et indolore. Si la torture n'est pas du goût de Pops, ce n'est pas grave, c'est de la mienne ! D'ordinaire, dans mon ancien taf, tout ce petit monde était pleinement consentant, mais on va faire une exception.

J'hausse un sourcil quand je vois Pops se lever pour… me faire à manger. Tiens, c'est une première, ça ! Je le regarde, un peu stupéfait. Je suis sur le point de lui dire que je ne mange pas de viande, mais non seulement il me l'impose, mais en plus, je me rends compte que son autorité est encore bien présente en moi.

“C'est pas comme si j'avais le choix, je suppose… oui, ça m'ira très bien. Je te remercie.”

C'est avec un regard amusé que je le vois littéralement prendre son pied à faire la cuisine. Ce sera sans doute le meilleur truc que j'ai mangé depuis très longtemps…

Je me lève et met la main à la patte en m'occupant. Cela fait un moment que je n'ai pas fait quelque chose avec quelqu'un, c'est stupide, mais c'est très agréable.

-Je le connais. A peine rencontré, il m'a appelé Munin. Il va bien ?

Je souris et je hoche la tête.

-Oui. Il va bien. Je ne suis pas étonné qu'il t'ai reconnu. Geri et Freki le considèrent comme un frère. Je l'aide à développer un rituel moins brutal pour les Berserkers.

Je vois bien que la réponse que j'apporte à Baphomet concernant Bélial ne lui plait pas. Je ne sais pas si c'est mon orgueil qui parle ou mon inquiétude mais une fois Bélial mort, il ne restera rien. Rien que lui et la cruauté dont il aura fait preuve et je sais de source sûr que c'est moins le sentiment libérateur de la violence infligée à son bourreau que ce qu'on a fait nous qui perdure dans le temps.
J'espère me tromper, que Baphomet se sentira libérer mais j'en doute grandement.

-Ca tombe bien... du temps et de la créativité, c'est tout ce qu'il me reste !
-Si tu y tiens. Mais tu n'es pas cruel, Baphomet. Et je ne dis pas ça pour t'empêcher de faire quoique ce soit. Je suis simplement inquiet des conséquences que cette... créativité aura sur toi, une fois ton plan mis en exécution.

Je n'insiste pas. Je sens qu'épiloguer sur le sujet et à contresens de lui serait potentiellement complexe et je pense qu'il a des choses qui s'apprennent à l'expérience. J'ai fait mille et une conneries, je portes mille et une culpabilités. J'essaie de ne pas projeter mes propres reflets sur Baphomet. Ca serait injuste.

En attendant, je cuisine et Baphomet me rejoint.

-C'est pas comme si j'avais le choix, je suppose...
-Manger pour reprendre des forces? Non effectivement.

Je le bouscule doucement en souriant. Cette conversation entière semble avoir débloqué Baphomet et je m'en satisfait. Il est là, préparant à manger avec moi et ça me semble une bonne première pour cette nouvelle prise de contacte.

-C'est un ami français qui m'a donné la recette. Il avait un restaurant dans Tir Na Nog. Avec sa chance légendaire, son restaurant est probablement intact.

Je découpe la viande grossièrement et, mixant un certain nombre d'ingrédients, je la transforme en d'épais patons près à cuire.

-Il est arrivé récemment, je crois, il est sorti du brouillard avec un ciré jaune, une tueuse en série et un cadavre vivant en disant à qui voulait l'entendre que : un, le cadavre s'appelle "Cadavre-Chan" et deux "c'était sympa cette petite marche dans le brouillard."... On a pas tous la même vie.

Je donnerai cher pour savoir à quoi Pops pense en ce moment. Il a les traits tirés, un regard inquiet, presque de la pitié, et il garde le silence. Je ne comprends pas ce qu'il veut, s'il ne veut pas que je fasse du mal à son autre fils, il n'a qu'à me le dire, mais il fomente de le tuer, alors... Soit il y a une machination qui m'échappe, soit je suis beaucoup trop affaibli pour comprendre quoi que ce soit.

"Les conséquences ? Je n'aurais plus de frère, et je pourrais enfin... penser à ce que je veux faire par la suite."

Je tombe sur mes coudes. Il y a sans doute quelque chose qu'Asmodée, malgré toute sa bonne volonté, n'a sans conteste jamais réalisé.

"Mon visage est le sien. Où que j'aille, on me prend pour lui. Les gens ont toujours ce petit tic inquiet sur le visage. Toujours le même. Quoi qu'il fasse, cela se répercutera sur moi tôt ou tard. Mon pouvoir... la mémoire... les traumatismes qu'il inflige sont très nombreux. Je sens sa présence dans les âmes des guerriers, je sens même sa présence dans les souvenirs violentés. Toute ma vie, mon existence, mon essence, s'est construite par rapport à lui. Certains de mes choix ont été faits en fonction de lui. Je ne veux plus être dans ses traces, ni me forcer à quitter le chemin pour justement ne pas les suivre."

Je reprends mon aide culinaire.

"Je pense que je me le dois à moi-même."

J'ai un sourire amusé sur le visage, tandis que j'enfonce la pointe d'un couteau dans une tomate pour en déloger le pédoncule.

"Pour ce qui est de ma créativité... On a qu'à dire que c'est un beau paquet autour du cadeau, avec un joli nœud. Rien de plus."

Réellement, ce n'est rien de plus, un caprice de moi à moi.

Voilà, c'est dit. J'ai enfin pu dire à Asmodée ce que le poids de Bélial représente pour moi. S'il est vrai que je lui en avais déjà parlé, je pense que le dire au moment où il n'y a plus de jeux de pouvoirs est très important. Après tout, son assassinat m'aurait été beaucoup plus profitable au moment où il était au pouvoir, c'est donc préférable que ça se passe en ce moment. Si la mort de Bélial représente du pouvoir pour Asmodée, pour moi, elle représente la paix.

Tiens... tuer la guerre pour avoir la paix, c'est la première fois que je me fais la réflexion.

"Bordel, y a encore des gens qui arrivent à sortir du brouillard ? Ça va, ils sont pas trop amochés ? Tu sais que j'ai longtemps envisagé d'y aller... Mais bon, j'ai un devoir à accomplir ici."

J'inspire au moment où les palets arrivent sur le grill, ça sent putain de bon !

"Dis-moi, quand tu dis que tu as essayé d'en finir, à quoi as-tu pensé ?"

Je décide de ne pas répondre à ce qu'il me confie vis à vis de Bélial. Je comprends sa colère et sa haine. Je comprends la nécéssité absolue qu'il a d'en finir lui-même. Je comprends à quel point il hait être reconnu comme Bélial et les souvenirs qu'il capte dans ces moments. Je n'ai pas d'arguments qu'il pourrait comprendre. Certaines choses se vivent et s'apprennent d'expérience. Je me suis suffisamment laissé allé à la colère et à la haine pour savoir les dégâts que ça a engendré sur moi. Peut-être que ça n'aura pas cet effet sur lui. Peut-être que ça l'aura. Simplement, être mis en face des horreurs qu'on peut commettre dans ce genre d'état...
Seul le temps nous dira ce qu'il en est. Ca ne sert à rien de polémiquer. Ca risquerait d'être pris pour une rétractation de ma part et ce n'est pas le cas. Bélial doit mourir. C'est un fait.
Je me concentre sur la cuisine un moment. Je parle de Gontrand.

-Bordel, y a encore des gens qui arrivent à sortir du brouillard ? Ca va, ils sont pas trop amochés.
-Pas un bleu. Même pas un vêtement déchiré, en fait.
-Tu sais que j'ai longtemps envisagé d'y aller...
-Très mauvaise idée et encore plus tout seul. Gontrand est un éternel chanceux.
-Mais bon, j'ai un devoir à accomplir ici.
-Ah oui?

Je retourne la viande en lui coulant un regard tranquille.

-Dis-moi, quand tu dis que tu as essayé d'en finir, à quoi as-tu pensé ?

Un lourd soupire sort de moi, épuisé d'avoir à y penser. Je pose ma spatule pour me laver les mains.

-J'allais me rendre au Pandémonium. J'ai essayé de me convaincre qu'ils me tortureraient probablement avant et que ça me permettrait une sorte de purification. La réalité, c'est qu'ils allaient m'abattre comme un chien. Rapide, efficace.

Je me retourne vers Baphomet.

-Il s'est passé beaucoup de choses. Principalement, Ciulin a survécu à ce qui était en train de lea tuer... Et ça a tout remis en cause.

Merde, j'aurais mieux fait de ne pas savoir ça à propos de ce brouillard. J'ai juste envie de me lever et d'aller le traverser... Ou de crever en essayant. De toute façon, quelle importance ? Je me torture moi-même à rester ici, une vraie torture psychologique à la con. Derrière tout mes souvenirs, et toutes mes mémoires, je découvre des entraves, celles-là même que j'ai l'impression d'avoir érigées. Je reconnais ma signature

Je pose un coude sur la table, passablement étonné par cette derrière révélation. Alors comme ça il veut être torturé, mais refuse ce privilège à son fils ? Amusant. Oui, je pense cela sans une once d'ironie, je trouve cela très amusant. Vraiment très amusant.

"Oh ! Comment iel va ? "

Je reprends la préparation pour finir les burgers maisons. Finalement, je me sens plus à ma place à servir qu'à être servi, je ne sais pas pourquoi. Je finis de monter les burgers avant de les servir sur la table. Je pose ma main sur l'épaule de Pops.

"De quelles autres choses tu parles ?"

Je fais un sourire à Asmodin.

"Bon appétit, Pops !"

J'hésite à me jeter sur la nourriture comme un mort de faim que je suis. Je risque fort de la rendre ce que je viens d'ingurgiter, comme le reste de toute ma nourriture.

"T'as toujours été un peu obsédé par toute cette histoire de purification. C'est amusant, moi c'est plutôt 'déstructuration et reconstruction'."

Je commence donc à prendre une bouchée, du bout des lèvres, et commence à mâcher. Jusque-là, tout va bien. Quand j'avale, je sens bien que ma gorge n'a plus l'habitude de vrais aliments. Dire qu'il me suffit de revivre en pensée l'assimilation d'un véritable festin... et que je suis incapable de manger correctement le moindre sandwich. Avant de me précipiter sur ma nouvelle bouchée, je continue la conversation.

"Pour ma part, j'ai rencontré une charmante jeune femme. Elle est toute neuve et toute innocente, elle m'a donné envie de préserver... ce que nous pouvons encore sauver. C'est une métisse entre notre monde, et celui de la Faerie."

Une autre femme apparaît dans les méandres de mon esprit, et j'ai un haut le cœur. Avant de pouvoir y penser plus, cela passe, et je peux reprendre mon repas comme si de rien n'était.

"J'ai hâte qu'on en soit à l'étape de la reconstruction, la tienne, la mienne, et celle du Pandémonium."

-T'as toujours été un peu obsédé par toute cette histoire de purification.
-Pas vraiment...

Je hausse les épaules. Même dans ma forme démoniaque la plus simple, la pureté ne m'a jamais spécialement touché. J'ai toujours trouvé que c'était un concept assez abscond et nauséabond. Dans mon cas particulier, j'ai surtout toujours cherché à ne plus avoir mal, qu'importe la méthode.

-C'est amusant, moi c'est plutôt 'déstructuration et reconstruction".
-Je vois. Dans mon cas personnel, jusqu'à très récemment, je ne pensais pas que c'était envisageable po. Chhaya semble dire que c'est comme un pull qu'on détricote. Tant mieux. La purification était la seule option à ma portée, voilà tout.

Je l'observe manger et visiblement ça n'a pas l'air de lui déplaire. Je mange mon assiette tranquillement.

-Pour ma part, j'ai rencontré une charmante jeune femme. Elle est toute neuve et toute innocente, elle m'a donné envie de préserver... ce que nous pouvons encore sauver. C'est une métisse entre notre monde et celui de la Faerie.
-Oh, je ne savais pas qu'il en existait. Pour ce qui est de sauver ce qu'il reste à sauver...

Je pousse un long soupire, l'espace d'un court moment mes pupilles brillent d'un éclat divin incontrôlé.

-La guerre sera sanglante... C'est inévitable. Il faut que tu sois prêt à ce moment-là, Baphomet.

Mon regard se pose sur le sien, épuisé, millénaire. Je ne peux plus supporté un autre proche, mort.

-J'ai hâte qu'on en soit à l'étape de la reconstruction, la tienne, la mienne, et celle du Pandémonium.

Je hoche la tête doucement.

-Vivement...

Mais il reste tellement de travail avant.

-Alors ce burger à la Gontrand?

"Pas vraiment ? Oh, par pitié, à d'autres ! Ça fait des années que tu me parles de te faire purifier… Ou plutôt de 'te sacrifier pour avoir plus de pouvoir'. Ça n'empêche que cette envie de te retrouver, de refaire ton identité, ce n'est pas tout neuf."

Ce n'est que maintenant que je percute que nous n'avons sans doute pas la même définition de "purification". Pour moi, ça passe par la destruction, et la renaissance. On ne peut pas purifier sans détruire, sauf erreur de ma part. Déjà à l'époque, quand il me disait qu'il voulait être Odin tout entier, je me disais que c'était aller assez loin, à un endroit où je ne pouvais plus le suivre malheureusement.

"...un pull qu... Prends ton pantalon marron, définitivement ! En plus, ça te va bien, le marron."

Ceci dit, cela ressemble un peu à ce que je disais, destructuration et reconstruction. Visiblement, tout dans ce putain d'univers fonctionne pareil, nous souhaitons tous le pouvoir -enfin presque tous, moi je veux juste être reconnu- pour finalement finir par le regretter et vouloir être heureux... Et ça, c'est sans doute un des accomplissement les plus délicats possible. Je repense à mon propre esprit tout troué.

Ouais... Délicat.

"Elle est géniale et adorable, et gentille et... tout ce qu'il faut pour te dire que le monde n'est pas si merdique que ça."

Amodin a l'air réellement démonté. Je repose mon sandwich, accordant à mon estomac une petite pause bien méritée, et je pose ma main sur l'épaule de mon maître... de mon ami...

"Je serai prêt. Tu peux compter sur moi."

J'ai un sourire, comprenant très bien le sens de ce regard.

"T'as pas intérêt à mourir. En échange, je ne mourrai pas pendant la guerre. Deal ?"

Une fois ceci dit, je reprends mon repas. Quand Pops me pose la question, j'en ai encore plein la bouche.

"Fé délifieu !"