C’est le jour de la sortie Cinéma. Je n’en ai parlé à personne. J’ai organisé ça dans mon coin après que Père m’ai annoncé qu’il avait pris les billets. Il l’a fait quand on rangeait l’Arena tous les deux.
J’avais des doutes… Quand il m’a dit qu’il passerait la journée avec moi. Malgré tout ce qui s’est dit ce soir-là… Rien n’enlève cette sensation d’être invisible, de ne pas mériter… Que Père s’en fiche parfaitement.
J’ai essayé de trouver des choses que Père pourrait aimé faire mais j’avoue que j’ai eu du mal. Alors j’ai trouvé une scène ouverte dans le parc du centre ville où des gens récitent des poèmes. Peut-être qu’il aime toujours la poésie, même s’il en écrit plus? J’espère que ça lui conviendra. En attendant, je me dis que dans le pire des cas, on pourra juste se balader dans le parc avant d’aller manger. J’ai vu qu’il y avait un restaurant simple pas loin du cinéma, alors j’ai pensé à aller là. Ca aussi, j’espère que ça lui plaira.
Je me prépare pour la journée et je vois bien que Vioréa est suspicieuse, elle me tourne autour. Elle a fait en sorte que Mère m’interroge méthodiquement. J’ai simplement dit que je devais faire honneur à la famille, aux Taurs, ça a semblé suffire.
Une fois à l’Arena, il est 10h30 environ et je toque timidement à la porte du bureau de Père. Je l’ouvre timidement. J’ai ramené un café de la boutique qu’il aime bien, il est brulant et je bénis la vendeuse d’avoir penser à mettre ça dans un petit carton isolant.

-Bonjour tata…. tu...C’est aujourd’hui que…

Ca sort pas. Je le regarde un peu trop stressé. J’ai vraiment envie que la journée lui plaise. Parce que j’aimerais qu’il y en ai d’autre. Et d’un coté, j’ai l’impression qu’il perdra forcément son temps avec moi…

-Enf...Enfin si tu veux toujours…. Sinon… Sinon, c’est pas grave, tu sais… Si tu.Tu as du travail.

Sourire qui se veut pas trop triste. Je suis bête, non? Père a autre chose à faire. Mais d’un coté, il m’a promis…. Père ne brise jamais ses promesses, n’est-ce pas?

A word in your ear
From father to son
I fought with you
Fought on your side
Long before you were born

J'appréhende.
Il est stupide d'angoisser à propos d'un jour de congé. Je peux vivre un jour sans m'inquiéter du sort du monde, des dérives de Lavinia ou de la maladie d'Elie. Je. Le. Peux. Elehiel, intuitive comme toujours, a pris les devants pour me rassurer : "J'ai convenu avec Even, qu'il s'occuperait de moi aujourd'hui." Il n'empêche que je triture mon téléphone toutes les trois secondes. Qu'est-ce que j'espère ? Un échappatoire ?

En réalité, j'ai simplement peur de décevoir mon fils.

Je ne suis pas un homme de bonne compagnie et, disons-le de but-en-blanc, je suis un père totalement merdique. Sorin m’est aussi inconnu que le premier pignouf se baladant dans la rue. C'est mortifiant. En commandant les billets de cinoche sur internet, j'ai tenté de me remémorer ce que je savais de lui. En vérité, bien peu de chose. Sa mère verrouillant tout accès à ses enfants, je l'ai laissée confortablement gérer la vie de notre marmaille : je ne sais pas qui sont les amis du petit, si il en a, quels sont ses cours, s'il a de bonnes notes, ses aspirations dans la vie, son plat préféré.....

Rien.
Je ne sais pratiquement rien.
A part ce qu'il a osé me confier cette fameuse nuit.

J'ai été tenté par l'idée de pêcher des infos auprès de sa mère, de Mihai ou de sa soeur, puis j'ai renoncé face à la dépense d'énergie engagée sans garantie de résultat. Lavinia aurait tenté de saboter cette tentative de rapprochement, ses frère et sœurs se seraient demandé le pourquoi de cet insigne privilège dont , eux, ne bénéficient pas. J'aimerais ne pas foutre mon gamin dans la mouise.
Après l'entraînement matinal et l'ouverture de la salle, je me suis donc attelé à faire des recherches sur ce "Rupaul" et sur les drag-queens, sur le film que nous allions voir, sur des endroits branchés apprécié des jeunes, susceptible de plaire à Sorin... Je me fais l'effet d'un jeune perdreaux qui met au point son premier rendez-vous galant. Avec un mouvement d'humeur, lié à cette pensée ridicule, je ferme tous les onglets d'internet et je fixe mon écran d'un oeil torve.

Rahat !

-Bonjour tata…. tu...C’est aujourd’hui que…

Je lève brusquement le chef vers l'impromptu. Mon visage se détend tout doucement en comprenant qu'il ne s'agit là que de Sorin. Ceci étant, je dois avoir l'air suffisamment constipé pour l'effaroucher.

-Enf...Enfin si tu veux toujours…. Sinon… Sinon, c’est pas grave, tu sais… Si tu.Tu as du travail.
- Evidemment que je veux toujours ! Je me suis levé plus tôt exprès pour pouvoir être prêt ! Je me dresse debout et attrape les billets. Je viens juste des les imprimer !

Je me glisse dans mon manteau et lorgne soudain sur le gobelet en carton. J'hume la caféine d'ici.

- Tu bois du café, maintenant ? Fais-je un peu surpris.

Le regard que Père me lance quand je le sors de son travail me glace le sang. Pourtant, petit à petit, il s’adoucit un peu. Moi, je me confonds en tentatives désespérées de lui dire que ce n’est pas grave si, finalement, il n’a plus envie.

-Evidemment que je veux toujours !

Je sursaute discrètement. Ce n’est pas si évident que ça, pour moi. Sa verve me surprend et me fait chaud au coeur.

-Je me suis levé plus tôt exprès pour pouvoir être prêt !

Moi aussi. J’ai le programme de la journée bien en tête et de toute façon, j’étais trop excité et inquiet pour dormir beaucoup plus. Père se lève. Il prend les billets au passage et je réalise peu à peu que je vais vraiment passer la journée avec Père.
Oh mon dieu…
Je suis perdu dans un abysse de pensées cataclysmiques : qu’est-ce qu’on va se dire? Est-ce qu’il va m’apprécier? Est-ce qu’il va être comme il l’était pendant notre discussion?
J’ai peur. Pas fondamentalement peur de lui mais j’ai peur que ça dérape et quelques part, ça gate le souvenir de cette soirée-là. Celui où, un tout petit peu, je me suis senti son fils.

-Tu bois du café, maintenant ?
-Hein?

Je cligne des yeux, tiré de ma rêverie, et regarde le gobelet en carton puis Père.

-Ah? Euh. Non. C’est pour toi, tata. Je… Je me suis dit que ça te ferait plaisir… C’est… Ca vient du torrefacteur en bas de la rue. Celui que tu aime bien, je crois…?

Je lui tends le gobelet timidement mais avec un sourire malgré tout. Je reste silencieux un moment avant de dire.

-Je… Je me suis dit qu’on pourrait peut-être aller au parc à coté du cinéma? Il y a une scène libr-....

Au moment où je dis ça… Il commence à pleuvoir. Je regarde par la fenêtre d’un air dépité et réfléchit un moment avant de dire.

-Si...Sinon… Je n’ai jamais été voir le musée des beaux arts… Je…

Petit sourire. Je n’ai jamais osé y rentrer seul…

-Ou bien… On peut faire autre chose, si tu veux, tata.

Je rame, c’est affreux.

-Hein? Ah? Euh. Non. C’est pour toi, tata.
- Ah ? C'est gentil, merci. J'attrape le gobelet dont la tiédeur réchauffe ma paume.
- Je… Je me suis dit que ça te ferait plaisir… C’est… Ça vient du torréfacteur en bas de la rue. Celui que tu aime bien, je crois…?
- Tu crois...

Un silence file, tissant un certain malaise.

- Hum...En effet, mais... Tu n'as rien pris pour toi ?

Je lorgne mon fils avec un haussement de sourcil. Ce garçon s'échine tellement à me plaire qu'il s'en oublie. Ce n'était pas le but de la manœuvre. Bien que conscient que je ne fais qu’accroître son embarras, je n'arrive pas à rétablir la situation. Que dire ? Que faire ? J'ai peur qu'il s’effarouche au moindre souffle de ma part. Un faon pris dans les phares de ma bagnole.

-Je… Je me suis dit qu’on pourrait peut-être aller au parc à coté du cinéma? Il y a une scène libr-....

Son visage se décompose et je suis son regard. Il pleut. Le parc semble compromis. Rebondir... Rebondir...

-Si...Sinon… Je n’ai jamais été voir le musée des beaux arts… Je…Ou bien… On peut faire autre chose, si tu veux, tata.
- Sorin... Soupir paternel. Aujourd'hui c'est ta journée, pas la mienne. Enfin, il me semble, si j'ai compris les règles du jeu. Fin sourire. Ecoute on va commencer par aller te chercher un chocolat viennois, tu choisiras toutes les options sucrées qui te font envie à mettre dessus. Je ne sais pas s'ils ont le supplément marshmallows, mais on trouvera bien quelque chose d'équivalent. Ensuite on ira se faire se film et manger... Je sais pas, une pizza ? Tu aimes les pizzas ? Ou n'importe quoi qui te fasse plaisir. Et puis après on pourra terminer la journée à ce fameux musée...

Je pause ma grosse paluche sur son épaule.

-... Mais uniquement si TOI tu as envie d'y aller. Allez, viens, fiu!

Et je l’entraîne avec moi hors de l'Arena. La bruine au dehors est fine, traître. J'ai oublié mon parapluie.

- Ah ? C'est gentil, merci.

Je secoue la tête et me confonds en explications ridicules. Je n’arrive pas à m’arrêter de parler et c’est accueilli par un pensif.

-Tu crois…

Je baisse les yeux face à ce silence parfaitement perturbant. Le silence s’étire et gonfle alors que je cherche quelque chose à dire ou à faire pour briser le silence.
Finalement, j’essaie d’expliquer ce que j’avais imaginé pour la journée et puis il y a cette pluie. Je suis pétrifié et Père le voit alors je me rattrappe comme je peux.

-Sorin…

Je me tais et le regarde.

-Aujourd’hui c’est ta journée, pas la mienne. Enfin, il me semble, si j’ai compris les règles du jeu.

Le sourire de Père me rassure un peu.

-Ecoute on va commencer par aller te chercher un chocolat viennois, tu choisiras toutes les options sucrées qui te font envie à mettre dessus.

Je cligne des yeux, surpris. Vraiment?

-Je ne sais pas s’ils ont le supplément marshmallows, mais on trouvera bien quelque chose d’équivalent. Ensuite on ira se faire ce film et manger… Je sais pas, une pizza ? Tu aimes les pizzas ? Ou n’importe quoi qui te fasse plaisir. Et puis après on pourra terminer la journée à ce fameux musée…

Sa main sur mon épaule me reveille étonnamment.

-Mais uniquement si TOI tu as envie d’y aller. Allez, viens, fiu!

Cette journée se profile beaucoup mieux que je pensais, malgré la pluie. Je ne pensais pas vraiment que Père adhèrerait à cette journée Père-fils. Je le suis sous la bruine. Je n’ai pas pris de parapluie et quand bien même, ça ne changerait pas grand chose. Le temps en Irlande est toujours atrocement humide à cette période de l’année.

-T… Tata? Je… voudrais faire quelque chose que tu aimes bien aussi… Je sais que - que c’est sensé être ma journée mais… Mais je…

Je rougis un peu de honte.

-Je ne te connais pas trop et… j’aimerais bien? Et puis… Le musée… J’ai pas… pas osé y aller… hum.

On arrive devant le magasin et on entre. Je suis bien heureux de me taire un moment. Je commande un chocolat viennois avec des marshmallow. En attendant ma boisson, je refléchis à tout ça. Tout ce que Père m’a dit ce soir-là. Est-ce qu’il serait fier, vraiment, s’il découvrait qui je suis vraiment?

-Tata… Est-ce que…

La question reste coincée dans ma gorge alors que je le regarde, lui, si grand, si fort… L’image de Ciulin s’impose, puissante, sur le ring. Je baisse la tête.

-Est-ce que tu…

Serais fier de moi, si j’étais gay.
Serais fier de moi, si j’étais une drag queen.
Serais fier de moi, pour de vrai, si je te disais tout ça.

-... pourrais me passer une cuillière, s’il te plait?

Je désigne le pot à côté de lui avec un sourire timide, tout en m’insultant copieusement de ma lacheté crasse. C’est encore le meilleur moyen de m’assurer qu’il disait vrai, que je peux vraiment avoir confiance, non? Alors pourquoi rien ne sort... J’attrappe ma tasse et tente de parler.

-C’est… C’est Léonard qui m’a montré, les chamallows… En fait, quand… quand ça fond, on dirait que ça fait de la mousse. C’est… Rigolo comme texture…

Je souris un peu plus et rosis un peu.

-Et Mama n’aime pas que je mange ça….

C’est stupide, probablement, mais c’est ma petite rébellion à moi.

-T… Tata? Je… voudrais faire quelque chose que tu aimes bien aussi… Je sais que - que c’est sensé être ma journée mais… Mais je…
- Tu... ?

Ce gosse ne sait pas finir ses phrases. J'ai toujours la sensation qu'il y a une chute qui n'aboutit jamais. Peut-être parce que terminer une phrase c'est trop" finale" comme solution. Trop "heurtant". Trop "définitif".
Ce gosse est terrifié à l'idée de se planter.

- Je ne te connais pas trop et… j’aimerais bien?
- Bah c'est pas le but de la manoeuvre, fiule ? On prends du temps ensemble pour apprendre à mieux se connaitre. Sûr qu'on risque un peu de tâtonner au départ. Mais, j'ai beau être rouillé, c'est un peu comme ça qu'on découvre les autres, 'me semble.
- Et puis… Le musée… J’ai pas… pas osé y aller… hum.
- Ah ? Pourquoi, donc ? Je plisse les yeux sans comprendre. Les Sang-coureurs n'ont pas interdiction formelle de se cultiver ! Je m'esclaffe et j'ajoute pour tenter de détendre le petiot. Les Taur n'sont pas que des boeufs...

J'entends le rire solaire d'Elie, dans ma tête, se moquant de mon humour merdique.

Écoute, stea mea, je suis rouillé,
arrête de te gausser.

- On a qu'à se poser une règle simple : une question pour une question. Tu me poses une question, je te donne une réponse, et j'ai le droit d'en poser une. Ça te va ? Commence alors !

On arrive devant le coffee shop. Sorin passe commande. Il triture la bague en carton de son futur gobelet. Il hésite, prend son élan, s'apprête sans doute à se jeter dans les eaux profondes de celui qui doit débuter une conversation.

-Tata… Est-ce que…
- Hum ?
-Est-ce que tu…
- Oui... ? Rahat, fils, vas-tu finir tes putains de phrase à la fin ?
-... pourrais me passer une cuillière, s’il te plait?
Haussement de sourcil.
- C'est vraiiiment la toute première question que tu souhaites me poser ?

J’arbore un sourire amusé tout en lui tendant la cuillère.

- Parfait, je vais commencer. Pourquoi des marshmallows dans le chocolat chaud ? J'ai vu personne d'autres le faire à la maison.
- C’est… C’est Léonard qui m’a montré, les chamallows… En fait, quand… quand ça fond, on dirait que ça fait de la mousse. C’est… Rigolo comme texture…Et Mama n’aime pas que je mange ça….
- Oh.. C'est ton acte de petite rébellion à toi, alors ? fais-je en toute bienveillance, clin d’œil furtif à l'appui. Il a l'air d'être un bon copain à toi ce Léonard... Il fera l'objet de ma prochaine question. A ton tour, fiule !

Je sirote mon café encore chaud. Je regarde ma montre, nous avons encore du temps avant la séance.

- On peut se pauser cinq minutes si tu veux...

- Bah c'est pas le but de la manoeuvre, fiule ? On prends du temps ensemble pour apprendre à mieux se connaitre. Sûr qu'on risque un peu de tâtonner au départ. Mais, j'ai beau être rouillé, c'est un peu comme ça qu'on découvre les autres, 'me semble.
-Oui. Je… Je sais bien mais c’est pour ça… J’aimerais bien découvrir des choses que tu aimes bien....

Voix timide, yeux indubitablement par terre. Au moins, j’ai réussi à le dire. Et j’arrive même à dire que j’ai pas osé aller au musée.

-Ah ? Pourquoi, donc ?

J’imagine que ça parait stupide au point qu’il ne comprend pas pourquoi.

-Les Sang-Coureurs n’ont pas l’interdiction formelle de se cultiver. Les Taur n’sont pas que des boeufs…

Père rit et je le regarde avec de grands yeux ronds. Alors, c’est ça des dadjoke? Je souris un peu et penche la tête.

-... C’était…

Je pouffe de rire.

-un peu nul.

Mais ça m’a fait du bien de l’entendre rire et de voir qu’il est aussi capable d’être un peu maladroit. C’est encore mieux de le voir proposer des choses. Je hoche la tête par contre, je balise quand il me demande de commencer. Je me sens stupide parce qu’il n’y a qu’une question qui me brule les lèvres et c’est le cas depuis la discussion que nous avons eu. Je n’ose pas la poser et je dévie la conversation sur les cuillières. Bien évidemment, ça surprend Père.

-C’est vraiiiment la toute première question que tu souhaites me poser?

Je rosis et récupère ma cuillière. Il a un sourire amusé et même si je doute qu’il soit méchant, ça me rend triste. J’ai soudainement la sensation d’être à l’école quand Vioréa me lance le bon petit mot devant tout le monde. Il finit par commencer le jeu des questions réponses. Il me parle des chamallow. C’est plutôt facile.

-Oh.. C’est ton acte de petite rébellion à toi, alors?

J’observe Père qui me lance un clin d’oeil. Ca me fait sourire et je hoche doucement la tête. C’est sans doute un peu puéril mais j’aime bien ces petits moments, c’est juste assez pour me contenter et pas assez pour créer de réelles situations de conflit.

-Il ‘a l’air d’être un bon copain à toi ce Léonard…

Je hoche doucement la tête.

-A ton tour, fiule !  On peut se pauser cinq minutes, si tu veux.

Je hoche la tête doucement et vais m’asseoir sur l’un des fauteuils confortables, je pose mon sac par terre et m’asseoit en tailleur. Je refléchis à une question à poser. Mon esprit est étonnamment vide. Je meuble en buvant mon chocolat en silence. Ca dure ce qui me semble être une éternité.

-Est-ce que tu aimes l’Irlande?

La question est sans doute un peu stupide mais j’ai eu beaucoup de mal à me faire à l’endroit. Je fais tourner ma tasse entre mes doigts.

-Des fois, la Roumanie me manque…

Je me reprends un peu et lève les yeux vers Père. Elle me manque c’est sûr mais si nous n’étions pas venu ici, je n’aurais pas pu rencontré Léonard.

-Mais, c’est bien, ici, quand même…

Petit sourire discret.

Sorin prend un temps infini à choisir et formuler sa question. A ce train, j'ai presque terminer mon café. Je fais signe à une serveuse de m'en resservir un et j'ajoute de quoi petit déjeuner. Ni lui, ni moi n'avons du manger ce matin.

-Est-ce que tu aimes l’Irlande?

La question me prend au dépourvu. Je réalise que je ne me la suis jamais posée.

- Je ne me suis jamais interrogé sur le sujet. Il fallait venir alors on est venu.
- Des fois, la Roumanie me manque…
- Hum....
- Mais, c’est bien, ici, quand même…

J'ai déraciné toute une génération de gosses, quatre clans et un tas de familles affiliées sur une simple prophétie. Je me rends compte, à rebours, que cela a du être difficile à vivre pour des adolescents comme Sorin, Vioréa ou Lua. Perdre tous leurs repères, reconstruire tout un environnement à ces âges tendres est parfois délicat.

- La Roumanie me manque à moi aussi. Ce sera toujours notre véritable patrie. Cependant, cette terre émane quelque chose de similaire, de spirituel et d'ancien, comme chez nous. J'aime me balader sur la crête des falaises et sentir le vent salé me fouetter le visage. Ça a un petit quelques choses de rugueux comme nos propres montagnes... Et Seelies's wood a la même atmosphère particulière que notre bonne vieille forêt d'Hoia Baciu...

J'ai un sourire quelque peu nostalgique.

- Oui, je crois que j'aime bien l'Irlande. Bon, et si tu me parlais de Léonard  ? Comment vous-êtes vous rencontrés et pourquoi c’est devenu ton meilleur ami ?.... J'arbore une grimace drolatique. Certes, ça fait deux questions.

Il fallait venir alors on est venu. Ces mots résonnent en moi. C’est ce que Père nous a dit un beau matin. Il fallait nous préparer au départ, nous quittions la Roumanie pour l’Irlande et que c’était un devoir de s’y rendre.
Tout les Sang-Coureurs ont acquiescé sans poser de question. Vioréa et moi, pour le première fois depuis longtemps, nous nous sommes regardé en nous demandant si ça n’était pas un cauchemar. Toute notre vie était en Roumanie, nos amis, nos endroits préférés, nos marques… Nous n’avons jamais eu notre mot à dire et pour nous, le coup a été dur. Nous n’allions jamais devenir des Sang-Coureurs, nous n’étions pas concernés par cette prophétie mystérieuse… Nous allions subir tout ça sans rien pouvoir y faire. J’en ai voulu à Père pendant des mois, non pas qu’il ai remarqué quoique ce soit. Il fallait réapprendre une langue que nous pratiquions à peine à l’époque et il fallait l’apprendre suffisamment bien pour pouvoir suivre des cours en Irlande, vivre et communiquer. Vioréa a piqué son habituel crise devant Père, elle s’est soldée par un échec total et un recadrage sévère.
Après ça, plus personne n’a jamais osé en parler. Encore moins moi. Alors je me suis efforcé à apprendre l’anglais de mon mieux, pas tant pour faire plaisir à Père. Non, ça n’avait rien à voir avec ça. Il était hors de question que je me sente en décalage également dans la rue, dans les commerces et au lycée, je refusais d’être encore plus perdu que je l’étais déjà. J’ai pratiqué sans relâche jusqu’à réussir à imiter l’accent londonien. Ca avait un étrange goût de revanche.
J’écoute Père me dire que la Roumanie lui manque mais qu’il aime bien l’Irlande parce que ça lui ressemble. Il me parle de montage où je n’ai jamais vraiment eu le droit d’aller et de la forêt d’Hoia Baciu, aussi hors limite pour moi. Mère ne souhaitait pas que nous nous aventurions dans des endroits sauvages comme ça. C’était… Pour nous protéger. Je hoche la tête pensivement à la mention de tout ça.

-Oui, je crois que j’aime bien l’Irlande.
-D’accord.
-Bon, et si tu me parlais de Léonard ?

Je relève la tête, l’air surpris. Pourquoi on parlerait de Léonard…? Oh non, pas ça….

-Comment vous-êtes vous rencontrés et pourquoi c’est devenu ton meilleur ami ?

Je cligne des yeux et le regarde, un peu stressé. C’est pas si compliqué, Sorin, tu peux le faire. Père fait une drôle de grimace.

-Certes, ça fait deux questions.
-Oh… C’est pas grave. Hum…

Je bois un peu de chocolat avant de dire.

-En fait, c’est mon seul ami au Lycée… Je ne suis pas très populaire.

Sourire timide et haussement d’épaule. Vioréa fait ce qu’elle peut pour que je ne le sois pas. Tout ça parce que je n’ai pas voulu me plier à ses quatres volontés. Typique.

-On regarde la même émission, celle que je regardais la dernière fois. Ru paul’s Drag race. Et, il regardait des extraits sur son téléphone… Alors… on a commencé à discuter et depuis on est ami.

Pfiou… Je ne m’en sors pas trop mal. C’est ce qu’il s’est passé, je n’ai simplement pas pas précisé quelques petits détails… Je refléchis un instant.

-Et toi, tata, tu as des amis en Irlande? Enfin, je veux dire à part parrain.

Je me demande s’il a réussi à se faire des amis ou bien s’il est plutot solitaire… C’est sans doute bête mais bon.

-On regarde la même émission, celle que je regardais la dernière fois. Ru paul’s Drag race. Et, il regardait des extraits sur son téléphone… Alors… on a commencé à discuter et depuis on est ami.
- Je vois... J'imagine que vous n'êtes pas nombreux à être fan de ce type d'émissions très... spécifique. Ça doit drôlement rapprocher de trouver quelqu'un qui partage parfaitement ses gouts. Je suis content pour toi !

Et rassuré, quelque peu, qu'il ne soit pas seul et ostracisé. C'est ma crainte depuis le discours d'Elie. Je ne sais pas exactement ce qu'elle a voulu signifier, mais Sorin n'entre définitivement pas dans les cases. Je ne veux pas qu'il en souffre.

-Et toi, tata, tu as des amis en Irlande? Enfin, je veux dire à part parrain.
-...

Des amis.
Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis, ni ici ni ailleurs. Je suis un leader respecté, admiré, craint. Je suis un père catastrophique et distant. Je suis un époux dévoué (bien mal récompensé). Je suis un camarade de chasse à la rigueur. Un beau connard pour la plupart.
Mais un ami....

- J'ai Elie.

Silence.

- Elehiel, la demoiselle aux cheveux bleus.... C'est la personne qui me comprend le mieux avec Selen, et qui m'accepte comme je suis. Disons, que je n'ai pas besoin de composer avec elle. Je me contente d'être moi.

Rire un peu triste.

- Je n'ai jamais eu beaucoup d'ami. Je suis de nature solitaire et... crois-le ou non, plutôt timide. Ta mère a toujours pris les devants en matière de socialisation : j'ai finis par croire que je n'étais pas fait pour nouer des relations et me renfermer complètement en moi-même. Jusqu'à ce qu'Elehiel fasse exploser ma carapace, remettant toutes mes certitudes en doute... J'ai une expression à la fois douloureuse et admirative. Quel foutu caractère !

Sourire menu.

- Enfin bref, c'est plus délicat de se faire de vrais amis à mon âge qu'au tien. Prends bien soin de ton amitié avec Léonard, fiston.

La serveuse ramène un nouveau café et des pancakes, ainsi quel quelques donuts.

- Vas-y, sers-toi ! J'ai peut-être vu trop gros remarque....

M'enfin les ados, ça dévore, non ?

- Et donc, ça te plait, alors, les déguisements et le maquillage de scène ?  Comme tes "oiseaux de paradis", j'veux dire. Tu... Je suis pris d'une inspiration subite. Tu te déguises toi-même ?

- Je vois... J'imagine que vous n'êtes pas nombreux à être fan de ce type d'émissions très... spécifique. Ça doit drôlement rapprocher de trouver quelqu'un qui partage parfaitement ses gouts. Je suis content pour toi !
- En fait, c’est plutôt populaire. Ils ont même gagné des récompenses. C’est même devenu un genre d’acte militant, il parait aux Etats-Unis. Mais en Irlande, j’ai l’impression que c’est surtout regarder par des filles, y a pas beaucoup de garçons qui regardent ça.

Ca m’étonne toujours autant de ne pas avoir eu de reflexion sur ce que je regardais. Père a l’air de trouver ça normal. Je ne vais pas me plaindre mais ça me fait toujours un peu bizarre.

-Mais oui… C’est plutôt agréable de pouvoir partager ça avec quelqu’un.

Et tout ce qu’il y a autour, en fait. Quand on parle des amis, Père me parle d’Elie. Je l’ai rencontré le soir. Elle est gentil et ce qu’il me dit sur elle et surtout sur lui me donne la sensation étrange de me voir dans un miroir. Moi aussi je crois ne pas être fait pour nouer des relations… Et c’est Léonard qui m’aide à sortir de ma carapace, quelques part.

-Quel foutu caractère !
-Je ne la connais pas beaucoup mais… oui. Elle a l’air d’être...euh… enflammée?

Je ne sais pas comment le dire autrement.

-Enfin bref, c’est plus délicat de se faire de vrais amis à mon âge qu’au tien. Prends bien soin de ton amitié avec Léonard, fiston.

Je rougis forcément… Je n’arrive pas à me contenir. Cependant, je prends cette sagesse paternelle. Père est résolument seul si on ne compte pas Elie et Selen. Ca me rend triste. Pourtant quelque chose m’attriste un peu plus, le fait qu’il ne soit pas lui quand il est avec nous. La serveuse pose un nombre incroyable de patisseries et de pancakes sur la table. Je regarde tout ça d’un air surpris. J’ai faim, très très faim mais jamais assez pour dévorer la moitié de ce qu’il vient d’arriver.

-Vas-y, sers-toi ! J’ai peut-être vu trop gros remarque…
-C’est… C’est vraiment beaucoup…. Mais… on pourra demander de les emporter…

Mon estomac crie famine. J’attaque donc un donut en attendant  la question de Père. Ce jeu me plait bien finalement. Il est plus agréable que je pensais.

-Et donc, ça te plait, alors, les déguisement et les maquillage de scène?

Mon donut m’échappe des mains, je gigote pour le récupérer en plein vote et y parvient. Je suis blanc comme un linge.

Oh non. Pitié. Pas ça.

-Comme tes “oiseaux de paradis”, j’veux dire.

Je le regarde, un peu inquiet de la tournure des évènements. Je retire ce que j’ai dit. Je deteste ce jeu.

-Tu te déguises toi-même ?

Silence.

Mon cerveau a du mal à faire le tour de l’information. Je papillonne avant de dire.

-Oh… Euh... Je. Non. Non, non… Je. j’aime bien regardé. Je les trouve très créatures mais...euh… Je ne le fais pas. C’est…

Je galère, c’est un cauchemar.

-C’est pas trop mon style.

Tu mens si mal, Sunny beam… C’est un calvaire. Faites moi sortir de là.

Je détaille mon donut et mord dedans en tentant de me calmer et forcément j’avale de travers. Je tousse un peu avant de boire du chocolat pour faire passer tout ça. Et puis je demande.

-... Dis tata… Tu… Pourquoi tu peux pas être toi quand tu es avec nous? Ca… Ca serait si mal?

Je cligne des yeux et baisse la tête en souriant un peu timidement.

-Désolé, ça fait deux questions…

Pitié, changeons de sujet.

Je fronce les sourcils devant les acrobaties pâtissières de mon gamin. J'ai déjà procédé à des interrogatoire plus difficile que celui-ci. Sorin est transparent. S'il y a une chose dont je suis à peu près certain, désormais, c’est que je viens de toucher un point ultra-sensible. S'il ne se déguise pas en drag-queen, il le désire et le projette éminemment.

Ah.

Je tente de superposer mentalement les images du show télévisé avec la tronche du fils qui me fait face.

.... Ah.

Mon cerveau freeze sur l'exercice.

- C’est pas trop mon style.

Et mon cul, c’est du poulet irlandais ? Ouverture d'esprit, on t'a dit. OU.VER.TURE. Il me ment parce qu'il est pétrifié à l'idée que je puisse avoir une réaction similaire à... "la poupée de Craciùn" (qui désormais fera date dans mon histoire.) Je tente un sourire, crispé.

- Ok...

Limitation des dégâts à son plus simple vocable. J'espère que ce simple "Ok" aura une valeur suffisamment neutre.

-... Dis tata… Tu… Pourquoi tu peux pas être toi quand tu es avec nous? Ça… Ça serait si mal?

J'ai failli remercier Mère-Nuit pour le changement de conversation salutaire, mais je me ravise. Voilà une question épineuse.

- Désolé, ça fait deux questions…
- Pas grave... Hum....

Je laisse flotter un silence. Je ne sais pas du tout par quel bout prendre cette interrogation.

- Je.. J'ai souvent confondu mon rôle de père avec celui de chef. Mon père était mon commandant et mon mentor avant d'être mon père. Je crois que je ne savais pas vraiment comment procéder autrement que comme lui. Un chef se doit d'être une figure d'autorité puissante. Je me suis toujours su faible, asociale et maladroit. Alors... J'ai juste... J'ai juste emmuré cette personne là. C'était plus simple.

J'ai un soupir qui vient du fond du coeur.

- Et quand tu perds l'habitude d'être... C'est difficile... ben.. C'est juste difficile.

Silence.

- Je ne sais pas si ce serait mal ou bien que je change de comportement avec vous maintenant. Le changement, quel qu'il soit est toujours douloureux et, contrairement à ce que l'on croit, on n'y est jamais bien préparé.

Apparemment j’ai réussi à dévier le sujet et à faire passer le fait que je ne veux pas être une drag-queen. Je suis vraiment soulagé. La conversation aurait probablement mal tournée. Je vois mal Père accepter quoique ce soit de ce genre quand bien même il ai corrigé certaines habitudes…
Je ne suis de toute façon pas spécialement près à en parler frontalement. L’idée me terrifie complètement. J’ai déjà plus ou moins accepter le fait que je suivrais ce que Mère me dira… Sauf qu’il y a Léonard désormais.
Tout est beaucoup trop compliqué. C’est affreux.
Il répond simplement Ok et c’est enfin à mon tour de poser une question. Je suis soulagé et j’ai également une question qui me turlupine un peu depuis tout à l’heure. Ca a l’air de troubler Père. Beaucoup plus que je ne le pensais.

- Je.. J'ai souvent confondu mon rôle de père avec celui de chef. Mon père était mon commandant et mon mentor avant d'être mon père. Je crois que je ne savais pas vraiment comment procéder autrement que comme lui. Un chef se doit d'être une figure d'autorité puissante. Je me suis toujours su faible, asociale et maladroit. Alors... J'ai juste... J'ai juste emmuré cette personne là. C'était plus simple.

Son honneteté me surprend et ce qu’il dit me surprend aussi.

-... mais… Tata, tu… Tu n’es pas faible du tout et pas maladroit non plus…. Enfin… je ne trouve pas, en tout cas.

- Et quand tu perds l'habitude d'être... C'est difficile... ben.. C'est juste difficile.

Je baisse les yeux. Je me retrouve beaucoup plus en Père que je ne le pensais. Pour moi aussi, c’est difficile d’assumer ce que je suis alors que j’ai pris l’habitude d’être ce que Mère veut.

- Je ne sais pas si ce serait mal ou bien que je change de comportement avec vous maintenant. Le changement, quel qu'il soit est toujours douloureux et, contrairement à ce que l'on croit, on n'y est jamais bien préparé.

Je hausse les épaules doucement, jouant un peu avec ma tasse.

-Je crois pas que c’est une question de bien ou de mal… C’est vrai que ça fait étrange de te voir si… ouvert? Mais, peut-être que nos réactions ne devraient pas avoir d’influence sur tout ça… Peut-être que c’est simplement nécessaire et qu’il ne faut pas se poser d’autres questions.

Je soupire un peu.

-Je pense que personne ne comprendrait et que mes frères et soeurs auraient du mal à comprendre au début mais, tu sais, tata, je pense qu’avoir un père, des fois, c’est mieux qu’avoir un commandant… Et je pense que ça serait pire si tu n’étais comme ça qu’avec l’un de nous, tu sais. Même si… même si je suis très content que tu le fasses. Simplement, ça voudrait dire qu’ils ne seraient pas assez pour être tes enfants? Ce serait pire que de te voir changer et de ne pas l’accepter, je pense…

Je cligne des yeux et regarde Père.

-Enfin… Je sais peut-être pas tout… mais moi, je préfère savoir que tu savais pas faire avant et que maintenant tu veux essayer… Ca veut dire que c’est pas ma faute, que j’ai rien fait pour mériter...

Sourire timide et engloutissage de pancake.

Mon fils est un sage. Je médite ses paroles tout en buvant ma seconde tasse de café. Les pâtisseries sont toujours là, entre nous, dégoulinantes de sucre. J'en mâchonne une sans grand appétit. Je ne suis pas un bec sucré.

- Et je pense que ça serait pire si tu n’étais comme ça qu’avec l’un de nous, tu sais. Même si… même si je suis très content que tu le fasses. Simplement, ça voudrait dire qu’ils ne seraient pas assez bien pour être tes enfants?
- Non! ce n'est pas ce que je voulais dire...
- Ce serait pire que de te voir changer et de ne pas l’accepter, je pense…

Mes épaules s'affaissent. J'ai manqué de discernement et d'empathie élémentaire. Nuit qu'il est compliqué d'être un père.

- Ah...
- Enfin… Je sais peut-être pas tout… mais moi, je préfère savoir que tu savais pas faire avant et que maintenant tu veux essayer… Ça veut dire que c’est pas ma faute, que j’ai rien fait pour mériter...
- Je suis navré, j'ai visiblement été encore maladroit. Je ne souhaitais pas te faire peser une quelconque charge ou.... Signifier une différence... c'est juste... Je caresse sa joue. Sorin a la peau fine, comme celle d'une jeune fille : pas de trace de coups, de cicatrices, de derme rendu rêche par les intempéries et le manque de sommeil. Tu es le premier qui t'es t'intéressé à ton vieux père au delà de ce qu'il semble être. Tout simplement.

Je retire ma paluche caleuse, marquée par l'usage des armes.

- Tu as été gentil et bienveillant. Ce sont des qualité qui te sont propres. C'est pas le fruit de mon éducation, en tous les cas. Je ne me rappelle pas avoir suscité autre chose que de la peur, du respect, de l'admiration ou de la haine auprès de mes gosses. Rire triste. C'est ma faute, je le sais bien. J'ai tout fait pour que mes gamins ne s'approchent pas de moi, ne cherche pas à l'être. Je me suis simplement dit que si je parvenais à être moi-même auprès de toi, j'y arriverais ensuite, progressivement, avec les autres.

Je baisse le regard. Je me sens piteux d'un seul coup.

- Pardonne-moi. Je ne souhaitais pas te mettre en porte-à-faux vis à vis de tes frères et sœurs...

Père a l’air dépité et c’est sans doute la première fois que je le vois ouvertement dans cet état. C’est la première fois que je le vois aussi humain. Ca me procure un soulagement incroyable que je ne m’explique pas. Père aussi peut être bizarre, Père aussi ne sait pas toujours comment être. Pendant que j’essaie d’expliquer ce qu’un changement signifierait pour nous, je vois Père s’affaisser et j’ai l’impression d’avoir été maladroit, de le blesser inutilement.

-Je suis navré, j’ai visiblement été encore maladroit. Je ne souhaitais pas te faire peser une quelconque charge ou… Signifier une différence… c’est juste…

Sa main se pose sur ma joue et ça me surprend, je ne recule pourtant pas. La paume rugueuse de Père parcourut mon derme. Je ne suis pas habitué à ses marques d’affection, elles me mettent un peu mal à l’aise mais surtout elles me donnent l’impression d’exister à ses yeux et c’est agréable au delà des mots.

-Tu es le premier qui t’es intéressé à ton vieux père au delà de ce qu’il semble être. Tout simplement.

Sa main s’en va et je me rabats sur une patisserie que je grignotte en écoutant.

-Tu as été gentil et bienveillant.

Je lève les yeux vers Père. J’étais terrifié et épuisé. J’étais à bout de nerfs, l’ambiance à la maison était incroyablement tendue et elle ne s’est pas calmé depuis. J’ai simplement la chance d’avoir un échappatoire et un endroit où me défouler.
Et un Père qui m’écoute un peu.

-Ce sont des qualités qui te sont propres. C’est pas le fruit de mon éducation, en tous les cas.

Est-il si néfaste? Croit-il vraiment l’être? Père a toujours été un inconnu. Je ne l’ai vu qu’à travers Mère, à travers mes frères et soeurs mais aussi à travers ses hommes.

-Je ne me rappelle pas avoir suscité autre chose que de la peur, du respect, de l’admiration ou de la haine auprès de mes gosses. C’est ma faute, je le sais bien. J’ai tout fait pour que mes gamins ne s’approchent pas de moi, ne cherche pas à l’être. Je me suis simplement dit que si je parvenais à être moi-même auprès de toi, j’y arriverais ensuite, progressivement, avec les autres.

Je réalise que Père pense que je parlais d’une situation déjà en place quand je n’étais qu’en train de spéculer. Je hausse les sourcils. Il a l’air au plus mal… Je me lève pour aller m’asseoir à coté de lui. Je me sens particulièrement stupide d’avoir fait ça, parce que je ne sais pas bien quoi faire après.

-Pardonne-moi. Je ne souhaitais pas te mettre en porte-à-faux vis à vis de tes frères et soeurs…

-Ne t’excuses pas. Tu ne le fais pas, tata. C’était… En fait, je disais ça pour dire que je pense que tu devrais essayer avec mes frères et soeurs aussi meme si ça se passe mal, sinon ça aurait l’air de vouloir dire que… Eh ben...Qu’ils ne méritent pas.

Je souris à Père.

-Je crois sincèrement que tu essaies d’être un bon père pour nous tous, pas seulement pour moi.

Je me gratte un peu la tête et refléchis un peu.

-Moi, je veux bien t’aider si je peux mais je ne suis pas un adulte.

Ca n’aide pas beaucoup.

-Oh! Je sais! Je pourrais toujours parler avec mes frères et soeurs… Je crois que des fois ils m’écoutent.

Je suis pris d’un rire nerveux et je bois une gorgée de chocolat froid.

-Je crois que moi non plus, je ne suis pas très doué à tout ça…

Je regarde Père en souriant.

-Ca nous fait un bon point en commun!

Je ris un peu plus détendu et exécute une bizarrerie, je pose la tête sur l’épaule de Père. J’ai l’impression de faire quelque chose de parfaitement saugrenue, c’est venu tout seul…

- ...Je crois sincèrement que tu essaies d’être un bon père pour nous tous, pas seulement pour moi.

J'ignore pourquoi ces simples mots pétillent en moi telles des bulles de savon. Ce gamin a  l'âme comme du bon pain. Il faut que je lui permette de la cultiver en toute sérénité. Mes intentions sont sincères.

L'Enfer est pavée de bonnes intentions.

- Moi, je veux bien t’aider si je peux mais je ne suis pas un adulte.
- Ce n'est pas ton rôle, fiu. Tu es un enfant. Reste-le le plus longtemps possible... Et prends ton temps pour grandir. Vous avez ce luxe toi et Vioréa.
-Oh! Je sais! Je pourrais toujours parler avec mes frères et soeurs… Je crois que des fois ils m’écoutent.
- ...Des fois ? Je ne peux m'empêcher d'avoir un sourire tendre.
- Je crois que moi non plus, je ne suis pas très doué à tout ça…Ça nous fait un bon point en commun!

Je lui ébouriffe la tignasse avec un rire bonhomme. Je suis plus détendu qu'au début de notre conversation. J'alpague la serveuse pour qu'elle nous prépare un doggy bag. Je le dissimule sous mon manteau comme un chenapan. Importation de bouffe illégale à l'intérieur du cinéma.

- Allez viens, gamin, on va rater la séance sinon, que je fais en l'attrapant par les épaules. La pluie a cessé laissant un soleil timide faire quelques percées au travers des nuages épais. Pourquoi tu as choisi ce film d'ailleurs ? Tu lis des comics ?

Interrogation naïve d'un père qui tâtonne dans son rôle.

C’est étrange de voir comment la conversation initiée par le jeu de questions de Père a permis à l’atmosphère de se détendre. Je me sens plus serein, même avec mes secrets si proches du précipice. Je sais qu’il faudra bien que je sorte du placard à un moment donné mais pour le moment, je ne me sens pas d’assumer ce coté de moi face à ma famille. J’ai trop peur du rejet, trop peur de finir comme tant de gamins comme moi : à la rue.
Comme Ciulin, mais pour d’autres raisons.
Je sens le regard de Père me couve du regard pour ce qui me semble être la première fois. Ca me fait un peu rougir. Je ne sais pas bien si je suis gêné ou content, probablement un curieux mélange des deux.
J’ai longtemps cru qu’avoir la possibilité d’être un enfant n’était pas un luxe, je n’ai compris que récemment en m’entrainant avec Mihaï. J’ai réalisé qu’ils avaient appris ça alors qu’ils étaient tous beaucoup plus jeune que moi et ce que j’apprends avec Mihaï me mortifie bien souvent.

-... Des fois ?
-Bah! Ils ont tous de très forts caractères à leur manière!

Que je dis avec une certaine fierté. J’adore mes frères et soeurs, je ne sais pas si ça se voit tout le temps. J’aime même Vioréa qui rend pourtant ma vie infernale la moitié du temps.
Père mets le reste de pâtisseries dans un doggy bag et le cache dans son manteau, on aura de quoi manger dans le cinéma.

-Allez viens, gamin, on va rater la séance sinon.

Il m’attrape par les épaules et je me laisse guider hors du coffee shop. Le soleil perce parmi les nuages en petits rayons de soleil. Sunny Beam… Je ne cache pas mon sourire content devant le spectacle. J’aime bien ces moments, quand le soleil perce dans les nuages, ça donne une lumière magique incroyablement jolie.

-Pourquoi tu as choisi ce film d’ailleurs ? tu lis des comics ?

Je hausse les sourcils et regarde Père droit dans les yeux.

-Je trouve qu’ils te ressemblent, les super-héros. Au début, je pensais que la chasse ça devait un peu ressembler à ça. Maintenant je réalise que pas vraiment…

Je me gratte la tête un peu gêné. Le fait est qu’il n’y a pas si longtemps je pensais qu’on m'empêchait d’être exceptionnel et d’accomplir ma grandiose destinée. Et puis… Et puis j’ai vu Père rentrer épuisé et blessé, j’ai écouté les conseils de Mihaï et aucun n’étaient pour être héroïque mais uniquement pour ne pas mourir.

-Mais, ils sont forts comme toi, tata, et puis ils se battent pour ce qu’ils croient juste et puis les films sont sympas!

Je souris en allant vers le cinéma.

-Et puis les autres films avaient l’air un peu nuls ou terrifiants.

- Je trouve qu’ils te ressemblent, les super-héros. J'ai un rire bref, peut-être un peu gêné. Au début, je pensais que la chasse ça devait un peu ressembler à ça. Maintenant je réalise que pas vraiment…

Euphémisme.

Nous ne sommes pas des héros, nous sommes une nécessité. La Nuit a enfanté le mal que nous combattons comme le remède qui pourvoie à éteindre l'épidémie. Ne nous fourvoyons pas pas : nous sommes tous nocturnes. Nous soignons le mal par le mal, et ce toujours les mains sales.

-Mais, ils sont forts comme toi, tata et puis ils se battent pour ce qu’ils croient juste...

Mon cœur manque un battement. Cet enfant croit en moi avec une ferveur que je ne partage pas. Que je ne partage plus. Je ne sais pas de quand date l'extinction de mes convictions. J'agis moins par croyance que parce que je suis persuadé qu'il n'y a pas d'autre voie possible. Je me suis satisfait de cette contrainte pour justifier l'ensemble de mes actes. Etre aveugle ne rend pas moins coupable.

- ...et puis les films sont sympas!
- Hum...
- Et puis les autres films avaient l’air un peu nuls ou terrifiants.
- Ahahah.. ok, ok.

Nous pénétrons dans le cinéma, je tends nos billets à l'ouvreuse. Elle en déchire les coins avant de nous les rendre, sourire aux lèvres.

- J'aurais adoré venir voir ce film avec mon père! Tu en as de la chance...ajoute-t-elle en direction de Sorin.
- C'est la beauté des comics, les héros traversent les générations, que je réponds, tel un fin connaisseur.
- C'est très juste ! Bonne séance !
- Merci mademoiselle.

Je m'éloigne avec mon fils et finis par me pencher d'un air complice pour lui chuchoter :

- J'ai révisé avant de venir !

Un sourire égaie ma barbe. Je le laisse choisir nos places, en toute confiance.

- J'ai révisé avant de venir !

Ca me fait sourire. Père a peut-être regardé sur internet, peut-être pas. J’imagine que le film ne lui fera ni chaud ni froid. En même temps, difficile de suivre quand on a pas vu tout le reste des films, je suppose.

-Si tu as besoin d’anti-sèches pendant le film, demande moi!

Je pouffe de rire en lui rendant son regard complice. Je pourrais m’habituer à ça. Je pourrais m’y faire. Avoir un Père plus présent, un Père moins effrayant. Ca pourrait être fantastique. Je ne sais pas si mes frères et soeurs sont prêts pour ce changement mais en regardant Père, en l’écoutant, j’ai l’impression que ce changement est une nécéssité plus qu’une lubie de sa part. Je ne sais pas pourquoi il sent cette nécessité mais je suis content de pouvoir en profiter.

J’espère simplement que ça va durer. Juste un peu.

Je monte dans la salle pour prendre place au milieu. La raison est simple, le système de sonorisation et de spatialisation du son est maximal à cet endroit. Je m’installe, les sièges sont si spacieux que je peux me mettre en tailleurs dans le fauteuil. Je ne manque pas de le faire.

-Ici, ça sera parfait! Je me demande si il y aura du monde, la séance est tôt. En même temps, plein de gens ont peur de se faire spoiler…

Je médite à voix haute d’un air pensif.

-Tata?

Je lui lance un coup d’oeil timide et un sourire discret.

-Merci d’être venu avec moi. Ca me fait vraiment plaisir. J’avais un peu peur au début. Mais… En fait, ça va. J’espère qu’on en fera beaucoup d’autres.

Je m’emballe alors je baisse un peu la tête et ajoute.

-Enfin, si tu veux et si tu as le temps.