Depuis le passage d’Amon, Enyo travaille. Elle fait du multi-tache : elle refléchit à ce qu’il s’est passé quand il est venu et elle ne parvient pas à passer outre son agacement, elle démonte un Panhead de 1963. Non loin de la vue explosée du moteur que la Djinn construit avec minutie, le reste de la machine trône en lévitation, maintenue par un treuil mobile. L’Hydra-glide luit fièrement du haut de ses chromes rutilants et de ses peintures flaming. Elles n’intéressent que peu la jeune femme en débardeur noir. Pour le moment, elle s’applique à comprendre le fonctionnement. Tout autour d’elle, des livres ouverts à différentes pages, tous parlent motos, moteurs, machines à explosion, fonctionnement de soupapes. Elle y jette un oeil de temps à autres, tourne une page, photographie mentalement la page et retourne sur son détricotage en règles du moteur. Le beat agressive d’une hard-tech assommante vomit par des enceintes noie les autres bruits. Elle n’aime pas particulièrement la hard-tech, en fait, elle la trouve oubliable et c’est bien pour ça qu’elle la met à hurler dans ses enceintes quand elle a besoin d’atténuer les milles distractions du monde autour.

Et aujourd’hui, elle en a vraiment besoin.

Il n’y a rien de pire que de traiter de l’émotion humaine quand on l’observe de loin sans jamais vraiment y prendre part. Les réactions d’Amon, les larmes, le besoin de tout savoir l’ont simplement agacée, désarçonnée aussi.
Son histoire lui appartient, tout comme les cicatrices qui ceignent ses bras nus. Elle ne peut pas vraiment ce l’expliquer mais le voir tenter de la traiter comme l’enfant qu’elle a été et s’approprier ce qui l’a forgé l’a mise hors d’elle.

Regretterait-elle d’être venu dans la même ville que lui?

La question est épineuse. Inconfortable, même.

Ce qui lui pose problème, c’est qu’elle a des questions qu’elle ne pourrait virtuellement poser qu’à Amon. Elle a approché le Sheitan de très près, il y a ses pulsions dont elle refuse de parler. Elle se sait en danger et elle se sait dangereuse.
Elle a décidé de décimer l’ICV et son père n’aide pas.

Un rythme différent s’invite dans sa hard-tech, un bruit identifiable. Distrayant. Elle s’arrête une seconde. Un vélo… Il ne manquait plus que ça : un poisson rouge qui s’invite chez elle et qui ne sait pas lire une pancarte.

-C’est fermé. Repassez plus tard.

Elle se fiche pas mal de vexer un petit poisson rouge, son trafic et sa fabrique d’arme rend son activité de réparation de bécanes flambant neuf superflue mais ça l’occupe et elle apprécie ces vieilles machines comme les neuves.

Elle n’a pas entendu les cliquetis du vélo faire demi-tour. Elle lève les yeux pour tomber sur le protégé d’Amon : Nathan Brunelle. Elle ne lui a jamais parlé mais elle s’est renseignée. Amon lui a dit de l’ajouter à la liste des personnes importantes. Elle l’a fait et a pris le temps d’en apprendre plus. Juste assez pour connaitre un peu ses habitudes et sa tête, au cas où.

Encore des interactions humaines…

Elle pousse un soupire et coupe la musique. Elle reste accroupi devant son moteur, ses mains travaillent pendant qu’elle le scrute.

Elle aimerait que son atelier ne devienne pas un bocal à poissons rouges.

◈سمك أحمر◈
"Poisson Rouge"
Hell to the liars
Here's to you and me
Hell to the best of us
Here's to you and me

I look way above us
Seeing no one free  

Le vélo - mon vélo- n'était plus qu'un écho lointain. Un bruit de fond. Sa jérémiade sacrifiée au destin, je n'avais plus fait attention à lui. Reliquat d'une chute opportune, témoin d'une rencontre décisive et grande oubliée de l'histoire, ma bicyclette agonisait dans la plus tragique solitude.
Anton occupait et occupe désormais tous mes récits.

Il m'a fallu du temps pour redescendre, et rendre à ma matière grise foudroyée, ses pleines fonctionnalités. J'ai flotté longtemps dans une pesanteur amniotique, nouveau-né extatique face à l'aube. Comment ne pas se sentir de nouveau vivant, quand on vous offre ce qui vous a été interdit pendant quatre ans ?
Et puis, l'homme de science s’est ingénié à dépiauter la beauté du miracle, ouvrant la porte au doute, aux interrogations, aux mystères sciemment dissimulés. Protégé à l'extrême, je demeure encore et toujours un ignorant.

Cette simple idée me porte au bord de l'implosion.

Amon n'est pas un mauvais homme, mais il est hanté par sa propre culpabilité. Il est assez terrible de sentir le poids de regrets qui ne sont pas les vôtres peser sur votre estomac. Pour Amon, j'ai l'impression d'être une forme de rédemption que je n'ai pas franchement envie d'incarner. Je ne suis pas certain qu'il comprenne qui je suis.
J'ai besoin d'un autre interlocuteur.

Je crois savoir où le trouver.

Je pousse la porte du garage, défiant la pancarte qui affirme sa fermeture. La musique qui tambourine contre les murs dément l’absence physique. Il y a quelqu'un et se quelqu'un me rencontrera quoi qu'il m'en coûte. J'ignore son nom. Je ne connais pas ses rapports précis avec El-Hadji. Je les ai juste aperçus ensembles. Cependant, une certitude s'est logée au fond de mes tripes et c’est désormais une des données empiriques un peu vagues avec lesquelles je vais devoir composer lors de mes approches. Je ne peux pas tester mon hypothèse sans passer par la frontalité. Cela n'a rien de mathématique et je déteste cette idée.

-C’est fermé. Repassez plus tard.

Une femme gracile, pose un regard reptilien sur moi. Elle trône au milieu de livres traitant de mécanique et d'éléments dénoyautés d'une carcasse de moteur. Elle est très belle et la fixité de son visage contribue à son charme quelque peu irréel.

- J'ai pu lire, en effet, au cas où vous doutiez de ma capacité à décrypter votre pancarte, dis-je doucement avec un fin petit sourire. La bicyclette n'est qu'un prétexte, prenez ça comme la forme moderne du bouquet de fleurs. Il parait que c'ets le genre de politesse qui se fait quand on vient saluer son aînée. Cette fois je souris franchement mais la chaleur de mon humour ne semple pas dérider pas la demoiselle. Hum... Je vais la poser là. Je la cale contre un mur libre.

Je prends une pleine inspiration.

- Vous êtes bien une djinn, n'est-ce pas ?............. Dites-moi que mes observations sont justes parce que là je marine un poil dans ma gêne. Enfin, ceci dit, j'imagine que c’est assez drôle à regarder, ou pathétique... ou agaçant... Peut-être un peu des trois, à la réflexion. Je ris nerveusement. Ne me jetez pas tout de suite dehors s'il vous plait.

- J'ai pu lire, en effet, au cas où vous doutiez de ma capacité à décrypter votre pancarte.

Bien sur qu’elle en doute. Elle observe Nathan d’un sourcil haussé qui en dit long sur son dénigrement d’autrui de manière général. Elle ne peut pas dire qu’elle déteste la manière dont il lui répond. Il semble avoir du caractère. Elle daigne lui faire la fleur d’arrêter de travailler pour lui lancer un regard curieux quand il lui parle du vélo. Son regard d’obsidienne scanne la structure en métal, détaille les parties avant de soupirer un peu, déjà ennuyée. Trop facile.
Beaucoup trop facile.
Elle n’en dit rien cependant, alors qu’il pousse sa bicyclette. Elle est intriguée par la présence du gamin. Ils se sont vus de loin en loin, quand elle a visité Poudjinn. Elle a fait ses recherches, bien évidemment. S’il doit être protégé, elle doit connaître ses habitudes suffisamment bien pour pouvoir le trouver en temps et en heure si nécessaire.
Pour l’heure, elle l’écoute parler en reprenant son travail. Il parle trop. Beaucoup trop. Mais il y a une certaine musique qu’elle reconnait. Une façon de s’exprimer qui la pousse à trouver ça agréable, amusant même si ça l’agace beaucoup qu’il continue de parler.
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[color=#26619C]-Ne me jetez pas tout de suite dehors s’il vous plait.

Elle reste silencieuse. L’absence de paroles ne l’a jamais genée, parfois, elle aimerait que la terre entière soit silencieuse, juste pour pouvoir en profiter un peu. L’absence de parasite sur la ligne, finalement… Elle ne sait pas comment aborder cette discussion alors, elle la commence de manière pragmatique.

-Tu parles trop.

Elle coupe la musique, se dirige vers le vélo et démonte rapidement la roue.

-Être Djinn et trop parler tue.

Elle l’observe un moment, le jauge et le juge sans s’en cacher. Elle travaille sur la roue, la redresse. Elle ne sait pas encore s’il est digne de son temps. Elle ne lui doit qu’une protection invisible, certainement pas un baby-sitting complet. L’idée lui vient que c’est peut-être bien Amon qui lui a donné l’adresse d’Enyo. Pourtant, elle perçoit qu’il n’est pas venu sur le bon conseil d’Amon. Il n’aurait pas eu à valider auprès d’elle sa nature.

-Et oui, tes observations sont justes. Comment expliquer ma présence à Poudjinn, sinon? Ou bien l’intérêt marqué - j’imagine - que m’apporte Amon. Tu es Nathan Brunelle, un  protégé d’Amon . Spéciale  à ce qu’on m’a dit. Ca reste encore à prouver.

Elle ponctue en inserant de nouveaux rayons sur les plus fragilisés. Elle remonte la roue, la fait tourner et jauge au son que tout est bon. Elle se retourne vers Nathan.

-Je suis Enyo et tu n’es pas là pour faire les présentations. Tu as perdu un livre à l’école des sorciers?

Un très fin sourire apparait sur son visage. Klaudia aurait donné la moyenne pour l’effort, peut être même qu’elle aurait rit un peu. Elle lui racontera pour voir si c’était une bonne blague, voir si elle en maitrise de plus en plus la science.

-Si tu viens me voir en tant que Djinn, j’imagine que Poudjinn ne remplit pas vraiment tes attentes.

C’était à prévoir.

-Surprise, surprise…

-Tu parles trop.

Premier contact à rebrousse-poil. J'en déduis que je vais prendre la porte sous peu. Néanmoins, je m'accroche à l'idée que le ton de cette tirade semble être plus monocorde que menaçant. Maigre branche, j'en conviens.

- Être Djinn et trop parler tue.
- Vraiment ? Je n'avais jamais imaginé une corrélation entre les deux......... Mais si vos propos s'avèrent exacts, Amon est en sursis ! Croyez-vous que nous devions le prévenir ? Fais-je avec un air faussement sérieux que je ne parviens à garder complètement. Les coins de ma bouche rebiquent sur un début de sourire.
-Et oui, tes observations sont justes. Comment expliquer ma présence à Poudjinn, sinon? Ou bien l’intérêt marqué - j’imagine - que m’apporte Amon. Tu es Nathan Brunelle, un  protégé d’Amon . Spéciale  à ce qu’on m’a dit. Ça reste encore à prouver.
- Poudjinn ?! Difficile de contenir mon amusement, cette fois. Vous voulez dire Poudlard avec moins de jambon mais plus de... Je mouline des poignets, une expression cocasse sur le visage ...d'épices ? J'éclate de rire avant de reprendre mon sérieux, en toussotant... Hum.. hum... pardon, c'était.. hum... Non mais c’est hyper bien trouvé. D'autant que j'avais un peu de mal à retenir le nom originel. Je tends une main vers elle  pour la lui serrer. Je suis bien d'accord avec vous : Tout est à prouver. Nous ne serions pas des scientifiques, sinon.
-Je suis Enyo et tu n’es pas là pour faire les présentations. Tu as perdu un livre à l’école des sorciers?

Je me remets à rire, plus doucement toutefois. Sous ses airs polaires, je la trouve délicieusement piquante.

Elle me rappelle Hui, un peu.

- Non, je viens juste boire une bièraubeurre en votre compagnie.
-Si tu viens me voir en tant que Djinn, j’imagine que Poudjinn ne remplit pas vraiment tes attentes.
-..... Non.... Enfin.... Embarras palpable.
- Surprise, surprise...déclare-t-elle avec cynisme.
- Comprenez-moi, je ne souhaites nullement paraître ingrat. Amon est un réel bienfaiteur qui m'a pris sous son aile avec toute la meilleure volonté du monde. Cependant, ses méthodes ne fonctionnent pas avec moi. En fait... il est dépourvu de méthodologie, tout court. Son enseignement est plein de lyrisme, de poésie mais, concrètement... Et bien, je n'ai pas fait un seul progrès en plusieurs mois.

Silence.

- Par ailleurs, il me tient en marge du monde ésotérique dont je fais pourtant parti. Je ne sais pratiquement rien de plus sur le paranormal qu'à mon arrivée dans cette ville !  Je suis comme... Un enfant-bulle!

Je la regarde, elle est son impassibilité stoïque. Elle est loin des démonstrations dispendieuses de paternalisme de ce cher Amon.

Pardonnez-moi de penser ainsi.

- Veuillez m'excuser d'avoir trop parlé... Une fois de plus. Et j'ajoute avec un haussement d'épaules d'excuses, comme si cela expliquait tout : Je suis français.

-Si vos propos s’avèrent exacts, Amon est en sursis ! Croyez-vous que nous devions le prévenir ?

Elle voit son semblant de sourire et l’analyse comme une blague. Pourtant, elle a un message à faire passer. Une règle simple, pas vraiment un code, une simple règle de survie basique.

-Amon ne parle trop que lorsqu’il sait qui il a en face de lui. Et les éléments savent qu’il parle beaucoup trop…

Elle plisse les yeux. La conversation d’Amon est encore très fraîche et surtout irrésolue. Elle n’a pas apprécié sa teneur et cette manière presque compulsive de vouloir la remettre dans une position de petite fille. Elle ne s’étend pas. Ces états d’âmes sont inutiles, au mieux. Nathan s’amuse du nom qu’elle a trouvé et ça la satisfait. Elle avait compté sur cette réaction. C’est rare qu’elle fasse des blagues qui font rire. Généralement, elles blessent. Enyo écoute attentivement, serre la main et approuve d’un signe de tête ce que dit Nathan. Rien à voir avec Amon.
A un certain niveau, Enyo et ce petit Djinn semblent être sur la même longueur d’onde.

-Non, je viens juste boire une bièraubeurre en votre compagnie.

Enyo sourit, un bref instant. Si Klaudia était là, elle aurait probablement pris une photo. Elle touche juste. Si Nathan semble être comme elle l’envisage depuis qu’ils discutent, l’enseignement d’Amon est loin de lui convenir.

-.... Non…. Enfin…

Il gigote sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Elle plisse les yeux et se contente d’accompagner sa réponse d’une pointe de cynisme.

-Comprenez-moi, je ne souhaites nullement paraître ingrat.

Elle sent l’éffusion de mots. Elle écoute d’une oreille et enregistre malgré tout chaque mot.

-Son enseignement est plein de lyrisme, de poésie mais, concrètement… Et bien, je n’ai pas fait un seul progrès en plusieurs mois.

Elle roule des yeux et pousse un long soupire. Evidemment. Bien sur que son enseignement est pleine de notions abstraites…

-Par ailleurs, il me tient en marge du monde ésotérique dont je fais pourtant parti.
-... Il fait quoi?

La surprise et la colère teintent la voix d’Enyo. Amon serait-il devenu un de ces poissons rouges, pendant qu’elle n’était pas là?

-Je ne sais pratiquement rien de plus sur le paranormal qu’à mon arrivée dans cette ville ! Je suis comme… Un enfant-bulle!


Elle l’observe.  Réalise-t-il que le problème est loin d’être une question de savoir théorique? Elle ne bouge pas beaucoup, elle attend.

-Veuillez m’excuser d’avoir trop parlé… Une fois de plus. Je suis français.
-Aucun rapport, se contente-t-elle de décliner.

Elle s’éloigne un instant pour récupérer une bouteille d’eau. Elle revient dans le même silence calme pourtant Enyo bouillonne.

-Plusieurs choses : Ne t’excuse pas de rapporter des faits. L’important n’est pas d’être gentil, l’important est de survivre... La gentillesse d’Amon ne fait pas de lui un professeur adapté. Amon est… Un genre d’artiste, il perçoit son don comme un art et c’est probablement vrai mais l’art peut être scientifique et ordonné. La survie, la sienne, lui importe peu. Aucun besoin de promenade au clair de Lune et d’avoir l’air torturé.

Elle ouvre sa bouteille.

-Et ne rien te dire sur notre monde est une erreur. Surtout dans cette ville. J’aurais pu être un chasseur et tu serais mort. J’aurais pu être une Hurlante et… Tu serais mort. Pire, j’aurais pu être de l’ICV et tu serais un cobaye de laboratoire.

Elle hausse les épaules.

-Je ne sais pas à quoi Amon croit jouer mais sans aucune connaissances, ici, tu mourras.

Elle regarde Nathan.

-Si tu veux avancer, je te conseille de convertir ton don.

Elle imagine un instant que ces quelques mots sont suffisants. Elle s’apprête à s’occuper en attendant l’inévitable arrivée d’une nouvelle effusion vocable. Elle s’arrête, pourtant, se retourne vers le jeune Djinn.

-Si tu es un scientifique et que tu es un maritin : étudie la mécanique des fluides, intéresse toi aux divers états de l’eau. Les premiers soins, aussi. Comment et pourquoi guérit une blessure, ce que ça active dans le corps… C’est un début, tu es encore trop peu puissant pour envisager le voyage à travers l’eau.

Elle l’observe un moment avant de dire.

-La magie est une chose… subjective. Si tu souhaites, tu peux emprunter des livres ici… J’ai ce qu’il te faut. Pour ce qui est de la pratique….

Elle lui lance de l’eau dessus sans aucune sorte de sommation.

-Il y a 30% de la bouteille répandu sur ta chemise, en contact avec ta peau. 3 à 5% est sur le sol.

Elle pose la bouteille sur sa table de travail. ouverte.

-La bouteille fait 1L. Tu sais donc le volume d’eau répandue sur toi. Il est directement relié à ta peau. Tu le sens, physiquement. Le plus évident est la tâche sur ton torse - 50% des 30% à peu près-, ce n’est pas ce qui va nous intéresser. Tu veux savoir où se trouve le reste. Calcule, observe, ressens.

Elle hausse les épaules.

-Difficile, sans doute, pour le moment. Mais ça te donnera une idée de ta progression au fur et à mesure de ton apprentissage.

Elle a sorti son téléphone pendant sa petite diatribe et envoyé un message simple à Amon. Elle sera professeur, elle subira la corvée d’avoir à apprendre à des poissons rouges des bribes de son savoir.
Le fait est que Nathan est sur la liste des gens importants et qu’en plus il n’est pas dénué d’intérêt. Amon est en train de le rendre impatient et frustré. Mauvais mélange, semble-t-il.

-Ca te parait plus concret?

Le discours d'Enyo m’apparaît sensé, cohérent et soutenu par une logique implacable.

- ....Amon est… Un genre d’artiste, il perçoit son don comme un art et c’est probablement vrai mais l’art peut être scientifique et ordonné.
- ... Oui, c'est vrai, comme le nombre d'or...
- Et ne rien te dire sur notre monde est une erreur. Surtout dans cette ville. J’aurais pu être un chasseur et tu serais mort. J’aurais pu être une Hurlante et… Tu serais mort. Pire, j’aurais pu être de l’ICV et tu serais un cobaye de laboratoire. Je ne sais pas à quoi Amon croit jouer mais sans aucune connaissances, ici, tu mourras.
- Ce n'est pas tout à fait exact... disons... Disons que nous avons survolé théoriquement les espèces composants notre "monde". Mais je ne sais pas grand choses des relations diplomatiques que les espèces surnaturelles tricotent entre elles. Je me doute bien qu'un chasseur ne copinent pas avec les créatures, mais j'ignore ce qu'est un Hurlant, par exemple. Je pensais que l'ICV n'était qu'un support financier pour les chasseurs, pas un laboratoire d’expérimentations illégales sur cobayes surnaturels... Et puis j'ai...

Le visage d'Anton traverse rapidement ma cervelle. Secret inavouable, honteux et savoureux à la fois, je ne suis pas encore prêt à le partager.

- ...Je m'interroge sur la place des sorciers. En bref, je manque de notions concrètes et appliquées.
-Si tu veux avancer, je te conseille de convertir ton don.
- C'est à dire ?

Pour le coup, j'affiche une mine à la fois interdite et curieuse. S'ensuit une démonstration -des plus concrètes- qui me laisse à la fois trempé et songeur.

- Établir une connexion logique entre pouvoir et résultat, employer une convergence d'hypothèses scientifiques qui mènent du point A : "le déclenchement du pouvoir", au point B : "Le résultat"... Marmonne-je oblitérant la présence de mon hôte.

J'attrape un des feutres laissé sur un bureau avec une tonne de livres sur la mécanique. J'avise un mur libre.

- Si on suit les hypothèses de Navier-Strokes, le tenseur des contraintes est proportionnel au tenseur des vitesses de déformation. A cela s'ajoute la contrainte visqueuse, proportionnelle au taux de cisaillement afin de parvenir à l'écouklement newtonien classique...

Se faisant, je déroule ma pensée sous forme d'équations multiples qui s'étalent bientôt sur toute la surface du mur.

- ... le facteur d'instabilité est dû à la contrainte "transport" du fluide, à savoir mon propre corps. L'effet d'obstruction peut s'expliquer part.....

Je dégage une liste non négligeable de variables inconnues : chimiques, bio-chimiques, mécaniques, ... Et même magiques. Je me recule pour avoir une meilleure vision d'ensemble.

-Dans la mesure où j’absorbe l'eau comme n'importe quel Maritin, pourquoi cette masse ne se convertie pas en eau translatée magiquement. Pourquoi, si je puis être conducteur, je ne puis être source ? Pourquoi les corps organiques sont-ils plus facilement sujet aux absorbions de fluides de ma part, que l'eau à l'état naturel.... ? Je consigne à l'écrit chacune de ces problématiques. Je n'avais jamais pensé aborder ce problème sous l'angle des mathématiques... Je pivote pour offrir un sourire lumineux à mon nouveau professeur- car ainsi en ai-je décidé. C'est une brillante idée !

-Je me doute bien qu'un chasseur ne copinent pas avec les créatures.
-Règle modifiable mais oui.
-Mais j’ignore ce qu’est un Hurlant, par exemple.
-Un membre d’un groupe pronant la libération et la suprémacie des créatures surnaturelles.

Un groupe séduisant et amusant, de son point de vue.

-Je pensais que l’ICV n’était qu’un support financier pour les chasseurs, pas un laboratoire d’expérimentations illégales sur cobayes surnaturels…
-L’ICV est une secte qui se prépare à l’apocalypse par le moyen de l’étude et la transformation en arme des caractéristiques surnaturelles.
-Et puis j’ai…

Elle redresse la tête et l’observe. Elle perçoit une variation dans son comportement qui ne fait pas sens.

-... Je m’interroge sur la place des sorciers.
-... Sur la place des sorciers…? C’est… un monde assez à part. Mais j’ai des données…
-En bref, je manque de notions concrètes et appliquées.
-hmm.

Elle reste silencieuse. Elle observe. Il lui semble rater quelque chose et elle ne sait pas bien quoi. Pourquoi spécialement les sorciers?
L’importance de la question lui semble anodine alors elle décide de ne pas s’encombrer, elle passe à autre chose. A du concret. Elle donne cours.
Elle considère, désormais, que Amon n’est pas apte à apprendre à Nathan à devenir un djinn en maitrise. Elle trouve la situation ironique quand on sait à quel point elle flirte avec le vide et le sheitan.
Elle écoute l’élève refléchir à voix haute. Ce qu’elle y entend ne lui déplait pas - au contraire. Il a l’air digne de son temps. Il oublie qu’elle est là et se met au travail. Parfait, il ne s'embarrasse pas des convenances et des absurdités des comportements humains. Ca lui va.

-Pourquoi, si je puis être conducteur, je ne puis être source ? Pourquoi les corps organiques sont-ils plus facilement sujet aux absorbtions de fluides de ma part que l’eau à l’état naturel…?

Elle tique. Le problème est donc là. Il vampirise des êtres organiques de leur eau.

-Je n’avais jamais pensé aborder ce problème sous l’angle des mathématiques… C’est une brillante idée !

Enyo répond à son sourire presque par automatisme. L’idée est bonne mais loin d’être révolutionnaire. Elle imagine parfaitement, cependant, qu’après les diatribes philosophiques d’Amon, ce soit une avancée capitale.

-L’idée sera brillante si tu gardes en tête une variable essentielle qui n’est pas aussi… rigoureuse. Ta psyché. Autant que j’aimerais te dire le contraire, elle jouera un rôle dans ton contrôle. La question n’est pas de la changer mais simplement d’en comprendre les mécanismes.

Elle montre le moteur en vue éclatée sur le sol.

-Un peu comme ça. Ce paramètre reste une variable qui t’impactera de moins en moins avec le temps.

Elle lui fait signe de la suivre et passe dans une salle à l’arrière de l’atelier, fermée à double tours. Cette pièce est chargée, les murs sont couvert d’étagères remplie de libres en tout genres, 6 écrans sont empilés face à un vieux fauteuil rouge élimé, derrière se trouve un bureau parfaitement ordonné. Elle dit simplement.

-Viens ici, si tu as besoin d’autre chose que ce qui se trouve à Poudjinn. Ce qui est compilé ici devrait mieux te convenir, je pense.

Elle ajoute dans un calme plat.

-Je serais à Poudjinn pour le reste. Et pour empecher Amon de créer trop de poissons rouges décérébrés.

Le fait est que Nathan, à lui seul, justifie l’effort. Et accessoirement, elle aura une meilleure vision de ce qui se passe dans Malsheem.