Une nouvelle Nuit à veiller. Ça grouille, autour de la ville. Ça bouge et ça s’agite de toutes parts, à croire que les engeances de la Bête ont du mal à se contenir. La faim doit les tirailler bien plus qu’à l’accoutumée.
Perché en haut des cimes, l’oiseau guette. Son plumage luit sous les rayons caressant de l’astre lunaire. La lune, c’est cette compagne toujours présente à ses côtés lors de ses repérages. Une amie dont il ne doute plus de la fidélité.
De gauche à droite, ses orbes balaient l’horizon. La forme animale perçoit plus loin que l’humaine. Plus discrète, également. Goutte noire dans les feuillages sombres, il n’y a que deux yeux bleus perçants pour distinguer ce corbeau spécifique de ses congénères volatiles.

Le regard de Selen Corb tranche, quel que soit son aspect.

Une virée nocturne comme il n’en avait plus fait depuis longtemps. Son alter ego à plumes ne lui servait qu’à pister sans être repéré ces derniers temps, mais les repérages font désormais aussi partis de son panel large. La discussion avec quelques « espions » nichés dans les arbres a aussi de quoi l’occuper. Ses petits potes comme il les appelle. Des écureuils, d’autres oiseaux, des créatures de forêt qui se chargent de lui constituer une brigade toute particulière.
Pour cette fois, c’est lui seul qui s’est chargé de remarquer l’anomalie du soir près des Cairns. A quelques battements d’ailes de son pin favori, un vampire s'occupe de dévorer la chair d’un malheureux.

Les muscles de l'oiseau se tendent. Son œil se fait plus sombre. Le bleu tourne au noir quand il atterrit au pied de l’arbre pour reprendre ses atours humains. Les Cairns ne sont qu’à quelques mètres à peine et le temps de charger son matériel de chasse, le chef de clan est déjà dans l’optique d’offrir un repos bien mérité à l’âme abîmée.

Son pas est lourd, déterminé. Les ombres se découpent déjà à sa vue quand il traque en silence, dissimulé dans les recoins de pierres. Ce n’est que lorsque brille la lame de son couperet qu’il remarque un canon de fusil dans sa direction. L’arme s’y reflète et le surprend. Lentement, il se retourne, et observe son vis-à-vis. Un jeune homme ; un bien jeune homme, aux mains tremblantes. Il l'insulte, et semble prêt à tirer. Hein ?
Selen fronce les sourcils. Il manque de peu de tilter sa tête sur le côté, à la manière d’une bestiole intriguée.

« … J'ai rien fait à ta mère, mais si tu restes ici, tu vas mourir et lui manquer. »

Oubliant quelques secondes la menace au loin, Selen se concentre sur l’humain. La priorité est de le faire déguerpir à tout prix. Le gamin a l’air alerte et armé, mais son choix ne lui sera d’aucune utilité. A la vue de son fusil élimé, le seul truc qu’il pourra abattre ce soir, ce sont des chevreuils boiteux.

« Tu n’arriveras à rien avec ça. Ça ne fera que l'égratigner. Rentre chez toi. »

Son attention se porte à nouveau déjà vers le fond des Cairns, là où la cible s’étire et semble avoir terminé son repas. Le devin est à l’affût, prêt à bondir. L’instinct prévaut sur la raison.

C’est un débutant. Les premières pensées résonnent à la vue du gamin qui tremble derrière son ego mal attifé. Un débutant et un inconscient. Selen reste songeur, quelques secondes à peine, face à la réponse donnée. S’il sait ? C’est bien peu de le dire. Et ce gosse n’a aucune idée de ce qu’il risque de se produire s’il reste ici à se draper dans sa connaissance trop fine pour une telle nuit.
Le regard du chef de clan est franc, sans ciller. Il en a trop vu périr pour permettre d’autres pertes, même s’il ne connait ce jeune homme que depuis une poignée de minutes. Trop, beaucoup trop.

« Et toi, tu sais vraiment ce à quoi tu te confrontes ? »

La question n’a pas le temps d’attendre sa réponse. La créature feule déjà dans le lointain et ses pas grondent vers les deux humains. L’œil vif et les muscles contractés, Selen se tourne vers la menace en profanant ses propres recommandations au garçon. Libre à lui de les écouter ou non.

« Toi, tu te barres. Je m’en charge. Il y en a peut-être d’autres dans le coin. »

La meilleure façon de préserver ce type, c’est de l’éloigner. On ne peut pas chasser le vampire à coups de balles de fusil. Même en argent, et compte tenu des tremblements, il sera probablement mort avant d’avoir pu tirer.
Ses propres doigts se referment sur la sacoche à sa ceinture. Un sac en bandoulière présent depuis ses débuts en ville, pratique et léger. Il en extirpe une grenade flash suffisamment brillante pour éblouir le strigoï pour l’attaque préventive, une gourde d’eau bénite dans le cas où elle ne suffirait pas, et un poignard d’argent pour rendre à la Nuit l’un de ses enfants.

La même arme sanctifiée que ce jour-là. Sa nouvelle compagne qui prit la vie de la sienne.

Ses mots sont aussi précis et contrôlés que ses yeux sont pointés vers la monstruosité.

« Cours aussi vite que tu peux vers la ville. Le Moonlight Tattoos, dans le centre, c'est un endroit sûr. On se retrouve devant. »

Des pas.
Encore.
Plus rapides.
Plus viles.
Les secondes deviennent cruciales.
Et le ton du corbeau résonne plus, impératif, imposant.

« Maintenant !! »

La grenade est lancée. A lui de bouger, les yeux à couverts. Dans un éclat, renaît la lumière.

"Noapte, protejează-ți copiii. Noapte, protejează-ți fiii. Noapte, protejează-mă."

Tout se passe en un claquement de son. Le tranchant de la lame, le cri de la créature, dernier souffle poussé contre les mauvaises herbes. En pleine nuit, le rouge du sang ne tranche pas avec le vert des feuilles. Toutes les couleurs se mélangent en un âpre noir, réconfortant sous les rayons lunaires.
Le corps de la bête convulse quelques secondes. La force du chasseur la maintient à terre, tandis que dans un ultime effort de l'humain, le poignard termine son travail de décapitation.
Aucune expression ne glisse sur son visage. C'est juste un travail accompli, ni plus, ni moins.
L'habitude a terni ses ressentiments d'antan.
Un coup d’œil vers le cadavre dévoré du pauvre homme qui passait dans le coin. Puis aux alentours bordé de magie ambiante. La terre moussue scintille presque à la lueur étoilée.
Un bien beau tombeau pour ces deux-là.

Le corbeau se redresse, sort son téléphone. Un message à un patrouilleur Corb pour lui signaler qu'il y a des traces à effacer au plus vite. Il sait que l'ordre sera exécuté dans l'heure. Ça aussi, c'est une partie cruciale de la chasse.

Pour le moment, il se doit de rentrer. Si ses calculs sont bons, il devrait déjà être en train de l'attendre. Ou bien, il s'est perdu. Ou il s'est fait tuer. Ce qui est aussi une option possible, malheureusement.
En amont de la ville, les nerfs de Selen réclament une sacro-sainte cigarette.
La fumée se mêle aux touches de brouillard environnante, tandis que l'homme descend les avenues en silence.
A la lumière des réverbères, les tâches carmines jurent avec son par-dessus gris.

Quelques pas, quelques rues, et son regard bleu pâle vrille vers la silhouette adossée à sa boutique. Pas mal, pour un gamin complètement paniqué. Ses capacités d'adaptation sont bien là. Peut-être en fera-t-il bon usage, un jour.

« Tu vois, t'as trouvé tout seul. », lance Selen dans son dos.

Sa voix rauque détonne dans le paysage de nuit. Une légère brume commence à couvrir les pavés. Le Corb se méfie de l'atmosphère. Il jette un regard au jeune homme avant de se diriger vers une porte dérobée sur le perron voisin du rideau de fer gardant sa boutique.
Un trousseau de clés dévoile un couloir et une autre porte au bout, couloir dans lequel Selen s'engouffre avant de se tourner vers son « invité ».

« Qu'est-ce que t'attends ? Entre. »

Sans l'attendre plus, il passe la seconde porte après un second tour de clé. Celle-ci donne directement vers l'arrière boutique, alias la salle de repos. Une sortie pratique tout comme une entrée discrète pour le patron.
L'interrupteur allumé, la lumière blafarde inonde la petite pièce. Dans un étirement lourd de nœuds, Selen ôte son manteau, le flanque sur une chaise et se dirige vers le frigo, temple froid de ses amies embouteillées.

« Un conseil. Laisse tomber ton fusil et tes balles en plomb. C'est tout juste bon pour la faune innocente, ça. Et les vampires mordent un peu plus fort que les chevreuils. »

Sa main caleuse se saisit d'une bière Ursus d'importation qu'il décapsule aussi sec. Une autre rejoint la petite table basse en face du canapé vétuste, à l'intention du gamin. A défaut de s'assoir pour reposer ses muscles, Selen se contente rester debout, à couvrir le jeune homme d'un œil interrogateur.

« Tu débutes dans la chasse, c'est ça ? »