Bob ne vient pas souvent en ville. Il y est mal à l'aise, sur le qui-vive. La tête basse, les épaules voutées, il avance droit devant avec la hâte des gens énervés. Il n'a de cesse que de vérifier que ses lunettes de soleil sont bien vissées sur ses yeux, que sa capuche n'a pas bougé.
Il ne peut pas se permettre d'être vu. Pas avec tout ce qu'il se passe en ville.
Ca l'agace de ne pas avoir de Passiflore autour de chez lui. Ca l'agace parce que lorsqu'il se blesse, la Passiflore aide à calmer la brûlure de ses nerfs, la nuit.
Il a suffisamment de mal à dormir et il a besoin de sommeil pour être efficace. Il a parcouru la forêt de long en large, rien. Rien de rien. Il avait bien emmené des boutures de certaines plantes, et des graines, même... Mais pas celle-là. Et maintenant qu'il perd le sommeil, il s'en veut.
Alors il va à l'endroit qu'on lui a indiqué. Il a du se débrouiller pour qu'on lui indique et qu'il repère tout ça. Déjà, il a failli mettre la tête au carré d'un type qui s'est foutu de sa gueule. Tu vas voir ou j'vais te l'carrer ton Google maps, enculé.

L'avantage de la boutique où il va, c'est qu'une fois qu'on est devant, on se demande pas trop ce que c'est. Des fois, sans lire les pancartes, c'est compliqué. Il rentre dans la boutique, utilisant ses mains gantées. Il regarde les rayonnages dans un silence totale. Il ne lit pas les étiquettes, forcément. Il regarde les fleurs, les feuilles pour repérer la Passiflore.
Il cherche, une minute puis deux, il a très conscience que plus il traine plus il augmente les risques d'accidents. Alors, il se prépare mentalement à aller à la caisse. Il s'y présente, lunette sur le nez, allure de voleur qui ne veut pas être reconnu.

-Vous avez des Passiflores?

Ses yeux, derrière ses lunettes noires, scrutent à gauche et à droite. Il remet une énième fois sa capuche.

La Volonté est un moteur incomparable.

C'est là les conclusion de Dysderie Rose en observant son reflet dans le miroir.
En plusieurs mois, elle était parvenue à de copieux progrès quand à l’amélioration de son apparence. Cela lui a coûté du temps et une très grande énergie, mais le résultat était payant. Elle sait désormais rétracter fleurs et épines sous sa peau, contrôler la chlorophylle de son derme pour paraître moins verte et ses ronces savent mimer la texture d'une chevelure d'un noir de jais qu'elle peut désormais coiffer. Reste son orbite gauche, vide. Son amie Simone a eu l'obligeance de l'accompagner commander un œil de verre qui vient à peine de lui être livré.
A présent que son visage offre une parfaite symétrie, elle va pouvoir tenir la boutique de son maître. Ce cher Salomon se rend au muséum pour une raison quelque peu obscure. Il peut se téléporter au bon lui semble, mais s'ingénie malgré tout à visiter le Centre Culturel quelque peu limité de Tyr Nà nog. Une vague notion de citoyenneté que Dysderie a encore du mal à cerner.

Sizreïs dort paisiblement, et c'est muni d'un babyphone dernier cri qu'elle prend fièrement position au comptoir de l'Herbe Folle, dans une robe rouge flatteuse qui lui va parfaitement -un autre cadeau de Simone.
Un drôle de gourgandin encapuchonné se dandine devant la devanture. Il a tout de l'homme louche et patibulaire avec ses énormes lunette de soleil et son menton mal rasé, ce qui ne signifie pas grand chose pour la mandragore qu'elle est. Ce qu'elle se rappelle en revanche, c’est qu'elle ne doit aucunement pressuriser le client et le laisser venir à elle.

Ce qu'il finit par faire du reste.

La cloche tintinnabule. L'homme furète, visiblement en quête de quelque chose de particulier. Elle se glisse derrière lui, sans le moindre bruit, lévitant presque sur le sol. Seul son puissant parfum de rose trémière la trahit.

- Puis-je vous être utile, Messire ?
- Vous avez des Passiflores?
- Bien entendu, fait-elle charmante et ravie d'interagir ainsi avec autrui comme une personne normale. Puis-je me permettre de vous demandez si vous souffrez de troubles anxieux ou de sommeil agité ? Nous réalisons nous même une excellente tisane de passiflore, ainsi que des décoctions et des baumes. Je puis vous en préparer une pour vous faire une idée, si vous le souhaitez...

Bob se sent agressé, il sait que c'est débile, il sait qu'il ne devrait pas. Il a l'impression que la jeune femme se fout de sa gueule. Il est incapable d'expliquer pourquoi. Parce qu'il est évident qu'elle ne dit rien de mal. Elle vend ses produits et ses services. Pourquoi elle ne pourrait pas?
Elle pause la question, probablement, à tout les clients qui achètent de la passiflore et spécifiquement de la passiflore. Elle est connu pour ça, cette plante.
Pourtant quand elle lui demande des informations sur ce dont il souffre, il sent sa machoire se serrer, la moutarde lui monter au nez. D'un coup.
Il s'empresse de remettre ses lunettes en place et lache un très furtif.

-Ca vous regarde pas. J'veux juste la plante. Combien ça coute pour un plant?

Il recule, elle est trop proche. Il s'en veut d'être agressif, il sait parfaitement qu'elle n'y ai pour rien, qu'elle fait simplement son travail et ça l'agace d'autant plus qu'il n'arrive pas à arrêter d'être un sale con. Il ne réalise pas que la boutique n'est pas aussi éclairé que le dehors. Il n'y pense pas, trop concentré à ressasser qu'il est peut-être bien aussi nocif que son poison, que Danny et son père avait raison.

-J'aurais besoin d'un broyeur en granit. Vous avez ça?

Il la surveille du coin d'un oeil. Il n'aimerait pas qu'elle touche sa peau nue et il sait à quel point ces choses-là peuvent aller vite. Une chose attire son oeil malgré lui, une mouche. Elle vole pas très loin de lui. Il essaie de resister, très fort, à l'instinct qui monte du fond de ses tripes. La jeune femme ne le regarde pas.

Coup de langue éclaire malgré lui. Mouche dans la bouche, il avale tout rond avant de sussurer un agacé petit.

-'Chier...

Connasse de mouche, putain. C'est même pas bon.

- Ça vous regarde pas.
- Oh...

Dysderie observe l’énergumène impolie avec plus de surprise que d’offuscation. Elle est habituée aux mouvements d'humeur du Jardinier des Enfers, aussi se contente-t-elle de battre des cils.

- Je suis navrée, je n’avais pas réalisée que je pouvais paraître intrusive. Je suis confuse.

Elle incline le buste bien bas, à la manière d'une servante bien domestiquée.

- J'veux juste la plante.
- Fort bien.
- Combien ça coûte pour un plant?
- D'ordinaire, un plant simple coûte entre 12 et 15€. Cependant, nous sommes hors saison et de fait pour que vous puissiez bénéficier d'un plan en floraison, il vous faudra payer le double. Cela vous convient-il ?

Alors qu'elle se retourne pour se saisir de gants de jardinage, ses sens de rose perçoivent le frottement de l'air des ailes d'une mouche... Et de quelque chose d'inhabituel pourfendant l’atmosphère et réduisant l'insecte au silence. Elle se retourne vivement vers son client qui ne semble pas avoir bougé.

-'Chier...
- Je vous demande pardon? s'enquiert-elle. Vous avez dit quelque chose ? Puis, prenant une initiative quand à l'interprétation de ce baragouinement elle indique une petite porte avec un écriteau de bois pirogravé. Les toilettes sont ici si jamais vous avez un besoin urgent....

Elle sourit gentiment, espérant que c'était bien là le sens de son interjection. Qu'il est ardu d'être un bon commerçant !

Elle se confond en excuses et Bob s'en veut. Il aimerait bien pouvoir dire que c'est lui qui a été très con mais ça vient pas. Tout ce qu'il arrive c'est à s'emmurer dans son silence et à regarder la vendeuse fixement dans un silence totale. Il s'insulte intérieurement. Il n'arrive à rien de plus.
Il écarquille un peu les yeux quand elle s'incline et il bafouille, mal à l'aise.

-Pas...Pas la peine de...

Il change immédiatement de sujet, il revient sur la plante. C'est pour ça qu'il est là. C'est sa mission du jour. Aller en ville, trouver cet endroit, acheter de la passiflore, reprendre sa bécane et rentrer chez lui, dans la forêt.

-D'ordinaire, un plant simple coûte entre 12 et 15€. Cependant, nous sommes hors saison et de fait pour que vous puissiez bénéficier d'un plan en floraison, il vous faudra payer le double.
-Le double?!

C'est sortie tout seul. Il grimace un peu.

-Cela vous convient-il ?
-Non. J'ai pas trente balles à mettre dans un plant. J'avais prévu la moitié mais pas plus.

Il a l'argent dans l'absolu. Simplement, il y a des réparations à faire pour sa cabane et il ne roule pas sur l'or. La période est aux averses et il va lui falloir refaire son toit. C'est cher de refaire un toit, les matériaux ne sont pas donné. Alors qu'il réfléchit à tout ça. Il gobe une mouche par instinct après avoir lutté un long moment pour s'en empecher. Il lache un juron.

-Je vous demande pardon ?

Il se mure dans le silence.

-Vous avez dit quelque chose ?

Il détourne le regard. Elle a failli le voir... Il commence à regretter d'être sorti.

-Les toilettes sont ici si jamais vous avez un besoin urgent...

Bob se fige un peu, son cerveau met un peu de temps à comprendre ce qu'elle vient de dire, à comprendre pourquoi elle a dit ça. Elle sourit. bob ne sait pas si elle se moque ou si elle est simplement très premier degrés.
Il ouvre la bouche avant de la refermer. Il fait volteface : tant pis pour la passiflore.
Le destin à Tir Na Nog étant ce qu'il est, lors qu'il se retourne, il rentre dans quelqu'un qui venait de rentrer et ses lunette de soleil tombent. Elles se cassent. sous les pieds de l'inconnu qui titube sous le choc. Bob s'insurge immédiatement.

-Putain! Fais gaffe, merde!

Il sent son sang faire un tour complet et il se sent prêt à frapper, jusqu'à ce qu'il réalise que ses yeux sont exposés.

Dysdérie est prise au dépourvu par l'attitude rustre de son client. Non pas qu'elle se sente particulièrement atteinte par la rugosité de celui-ci, elle s'interroge simplement sur ce qui a pu disconvenir dans sa propre conduite. Est-ce le prix de la Passiflore ? Le fait de le guider jusqu'aux latrines pour qu'il puisse déféquer en toute quiétude ? Ou bien est-ce son apparence, pas assez harmonieuse encore, pour le commun des mortels ?

Les questions fusent et décomposent les digues fort bien entretenues, retenant la chlorophylle dans ses veines. Sa peau verdit à vue d'oeil et les traces de tiges font surface sous le derme, alors qu'elle trottine du haut de ses escarpins à la suite de Messire Passiflore.
Ce pauvre bougre se cogne contre un client, brise ses lunettes teintées et se lance dans une série d'injures de bon aloi qui fait grimper l'inconfort de la rose. Le client passe de l'un à l'autre d'un air stupéfait puis parfaitement terrifié.

- DES MONSTRES !!! DES MONSTRES !!!! Hurle-t-il en s'enfuyant à toutes jambes.

Dyderie se précipite vers la porte pour la fermer à clés et abaisser les stores pour indiquer une fermeture exceptionnelle de la boutique.

- Douce épine, murmure-t-elle affolée... Douce épine, répète-t-elle en faisant volte-face, dos collé contre la porte. Son oeil de verre pope brutalement de son orbite, libérant une rose rouge qui, trop heureuse de retrouver le grand air épanouit ses corolles carmines.

Ce premier essaie sur le terrain est un fiasco. Elle entend presque son maître la moquer d'avoir voulu viser plus haut que sa condition. Alors seulement elle s'agenouille et tente de ramasser les tessons de verre fumé à mains nues.

- Je suis confuse, balbutie-t-elle, terriblement confuse... Cela n'aurait pas du se passer ainsi ! Je ne sais pas ce que j'ai fait de travers...

L'homme hurle au monstre et Bob pousse un long soupire fatigué. Evidemment. La vendeuse, qui a le teint très vert désormais, ferme rapidement la porte et du magasin. Elle se retourne et Bob est aux premières loges lorsqu'elle perd de ses attributs humains. Son oeil tombe et éclate au sol et lorsqu'il remonte les yeux pour la regarder, une enorme fleur de rose trémière a pris sa place. Il la trouve très jolie malgré l'incongrue de la situation.

-Je suis confuse, terriblement confuse...
-Y a pas d'quoi.
-Cela n'aurait pas du se passer ainsi !

Il réalise doucement que la jeune femme est aussi peu à l'aise que lui. Il s'abaisse pour l'aider à ramasser les petits bouts de verres disséminés dans la pièce.

-Je ne sais pas ce que j'ai fait de travers...

Il l'observe un moment en silence avant de dire.

-... Rien. J'ai juste mauvais caractère...

Il l'aide à tout ramassé et se lève. Il regarde les fragments dans sa main et se décide à sortir du magasin. Il rentre chez lui sans un mot.

***

Il n'aura pas mis longtemps à fabriquer cet objet. Il n'est pas très grand, il est juste un peu compliqué. Il a voulu le rendre joli car la jeune femme pour qui il le fait avait un certain sens du joli. Il lui a semblé en tout cas. Elle ressemble aux femmes dont son frère disait qu'elles étaient des "grandes dames". Alors, vu qu'une rose trémière s'est ouverte dans son oeil, il l'a gravé d'une rose.
Il rentre dans le magasin. Il s'en veut toujours d'avoir mis la jeune femme dans l'embarras. Il s'en veut d'autant plus qu'elle n'est pas vraiment humaine comme lui et qu'il l'a mise en danger. Il en connait un sacré bout sur être mis en danger à cause de sa nature et il souhaite ça à personne. Il louvoie jusqu'au comptoir, le cache-oeil dans sa main gantée. Il ne l'a traité qu'avec des produits naturelles parce qu'il ne sait pas bien ce que les autres produits pourraient bien faire à son oeil fleurs, ou sa peau de plante. Il n'y a personne au comptoir, donc, il attend patiemment. Sur le qui-vive, comme à son habitude, il jette des coups d'oeil par dessus son épaule et remet continuellement en place sa capuche et ses gants.

Rien.
Absolument rien ne s'était déroulé comme elle l'avait espéré.

Incapable de mentir à son créateur, elle lui avait relaté sa triste expérience. Buër l'avait considérée un moment en silence. Elle s'était attendue à voir pleuvoir une averse de reproche et de "Je te l'avais bien dit!". Au lieu de cela, il s'était contenté de déclarer que toute expérimentation ne se borne pas au premier essai et que de tout échec on tire une leçon. Dysderie ignorait bien laquelle, cependant, mais elle avait pris cette remarque comme un encouragement à persister. Bien que réfractaire à sa volonté de s'humaniser, son maître ne l'empêchait pas de se faire sa propre idée des choses et du monde.

Et cela, elle lui en savait gré.

***

La boutique est fermée.
Du moins, est-elle sensée.
Cependant, Salomon Grass s'est encore perdu dans sa mélancolie forcenée et Dysderie à fort à faire d'éponger toute sa mauvaise grâce. Ses pensées s'effilochent. Elle ne pense pas à tout, elle oublie, débordée qu'elle est pas deux enfants démoniaques à materner.
Sizreïs, pour sa part, est trop heureuse de pouvoir échapper à la surveillance de ses aînés. Elle s'est glissée en catimini jusqu'à l'échoppe et joue à la marchande de fleurs ou de soeurs. Le mot n'est pas une certitude totale à ses yeux. Peu importe ! Il y a là un terrain vaste et inexploré de choses à défricher et boulotter. Du pain béni pour la minuscule Dionée.

Soudain, la cloche sonne.

Curieuse de ce bruit incongru, l'enfant abandonne les boites en fer blanc pleines de cousines séchées et qui sont si rigolotes à manipuler parce qu'elle font "cloc ! cloc!". A quatre pattes, elle galope sur le sol jusqu’à atteindre les guibolles d'un très gros monsieur bizarre. Il a des chaussures énormes, toute boueuses, avec des trucs qui s'emberlificotent comme de très sinueux vers de terre. Des lacets !Quelle trouvaille ! Sizreïs tend sa petite main potelée vers son nouveau jouet et tire dessus en babillant. Dans sa joie toute enfantine ses petites fleurs carnivores croquent et bavent sur le cuir usé du soulier. Quel festin, mes amis ! Presque aussi bien que les bouteilles en plastique de chez Tatie Elie!

Bob ne met pas très longtemps à réaliser que quelque chose court vers lui et lorsque la petite créature s'attaque à ses pompes il a un léger moment d'absence.
Il n'arrive pas à bien à savoir ce qu'il se passe. Il observe la gamine lui défaire ses lacets en clignant des yeux d'un air stupéfait. Il mets une poignée de secondes à tenter de se dégager. Il s'écarte, mais la gamine suis le mouvement avec ses fleurs carnivores. Il n'a pas peur pour ses bottes, loin de là. Elles ont vécu bien pire que des morsures d'enfants. Il a peur que par un malencontreux hasard, la petite créature touche sa peau et se retrouve empoisonnée par la substance qui le couvre. Il grimace et gronde un peu mais il arrive un moment où il réalise que, forcément, tout ces mouvements l'amusent beaucoup. Il s'arrête alors quelques instants. Il vérifie qu ses manches couvrent bien sa peau, que les bords de ses gants sont bien rentrer dans lesdites manches et attrappe la petite pour la soulever en la maintenant la plus loin possible de lui.

-Arrête ça, kiddo, c'est dangereux....

Il est loin d'être à l'aise mais la gamine ne mérite pas une colère made in Bob. Il ne sait pas ce qu'elle est et le seule lien logique qu'il voit c'est qu'elle est possiblement comme la jeune femme à l'oeil fleuri et que toute deux partagent des similarités avec l'Askafroa de sa forêt.
Il n'est pas très éduqué mais il s'imagine qu'elles sont toutes les deux des sortes de fleurs. Il observe la gamine avec attention par dessus ses lunettes fumées et s'ingénie à maintenir les fleurs le plus loin possible. Il finit par poser la petite sur la table et sort de sa poche son fidèle porte feuille en cuir. Il entreprend de récupérer les papiers importants - c'est à dire une carte d'identité et son liquide- et le donne à la gamine.

-Tiens, c'est mieux ça.

Il finit par élever la voix et lance.

-Y a quelqu'un???

La petite créature est soudain soulevée de terre et exprime son mécontentement d'être ainsi soustraite à son euphorie dînatoire par quelques piaulements aiguës. Mais bien vite, Il s'avère que le gros monsieur bizarre est bien plus drôle que les vers de terre de pieds. Le popotin sur le comptoir, Sizreïs s'ingénie à projeter ses corolles dentues vers son nouveau copain qui les repousse à grands renforts de gesticulations. Chaque embardée de paluche provoque chez l'enfant des rires en cascades.

- 'Ido ! 'Ido ! 'Ido ! braille-t-elle à qui mieux-mieux.

Brusquement, "Ido" cesse de vouloir danser pour elle et lui présente un drôle de truc plat, tout marron-caca-couche.

- Tiens, c'est mieux ça.

Sizreïs s'empare de l'objet avec une bulle de bave dubitative au bout des lèvres.

- PFfffffLllllLllllllFFFffllll....qu'elle ponctue en secouant le porte-monnaie, peu emballée. Elle le met néanmoins à la bouche, arrachant le cuir par petits lambeaux, quenottes aiguisées à l'appui.
-Y a quelqu'un???


Un bruit de pas précipités se fait entendre dans l'arrière-boutique, comme si on dévalait des escaliers. Dysderie ouvre la porte avec fracas, échevelée, la mine inquiète et le teint pâle dans sa jolie robe cache-coeur vert sombre. Elle pose sur Bob un regard surpris, puis   son oeil unique coule vers la mandragore miniature qui vient de grignoter une bonne partie du porte-feuille et le brandit fièrement en deux morceaux, à sa mère.

- PPpfflllPFFFL !!! qu'elle postillonne.
- SIREïS ! Dysdérie se précipite vers la gamine et la sert contre son giron  avec une expression de soulagement terrible. Espèce de petite diablesse ! Je t'avais dit de rester dans ton parc ! Qu'est-ce que .. Qu’est-ce que tu manges ?
- IDO ! réponds la gosse. Elle s'excite dans les bras de la Rose. IDO ! IDO ! IDO !

Dysdérie regarde l'homme qui semble susciter tant d'émois.

-Vous êtes revenu ?..... Comment êtes vous entré, nous sommes fermés... Elle parait quelque peu déboussolée. Vous voulez vos plans de passiflore finalement ?

Elle ne comprend pas.
Elle ne pensait jamais revoir l'homme qui gobait les mouches.

La jeune femme a l'air particulièrement stressée. Sans doute qu'elle cherchait partout la gamine. Elle se fait d'ailleurs remontée les bretelles avec une douceur que Bob n'a jamais connu. Il reste silencieux et cherche le cache-oeil dans sa poche.

-Vous êtes revenu?...

Il hoche la tête en silence. oui, il est revenu. Il ne sait pas bien pourquoi mais il est revenu. Pour être exacte, il sait pourquoi. Simplement une part de lui l'insulte copieusement. C'est très irréffléchi, c'est parfaitement stupide et c'est retourné dans un endroit qui en a trop vu de lui.

...

Seulement voilà... Ils ne sont pas pareils mais... Ils sont un peu pareils quand même et ça... ça manque à Bob. Il ne connait personne qui partagent de près ou de loin ses bizarreries.

-Comment êtes vous entré, nous sommes fermés...

Il plisse les yeux et se tourne vers la porte.

-... La porte était ouverte...

Il y avait sans doute une pancarte... Merde... Et si la pancarte disait "c'est fermé mais la porte ferme plus?". Il se tend un peu, recule et renifle.

-Vous voulez vos plans de passiflore finalement?
-Je... Non. Euh...

Il tend le cache oeil à la jeune femme.

-Désolé... Pour l'oeil en verre...

Il ne dit rien de plus. Il ne voit pas ce qui pourrait valoir le coup de dire quoique ce soit de plus.

-... La porte était ouverte...

Quelle tête de linotte ! Elle a donc oublié de verrouiller.

- Vraiment ?! Nom d'un rhizome... Suis-je sotte.... Pourquoi est-il là, cet étrange homme-capuche. Elle réfléchit rapidement et demande : Vous voulez vos plans de passiflore finalement?
- Je... Non. Euh...

Ah.
Quel est donc l'objet de sa visite dans ce cas ?
Il a l'air gêné, et son inconfort ne fait qu’accroître le malaise et la honte sous-jacente de Dysderie. Les souvenirs honteux de leur dernière entrevue se rappellent à sa mémoire. Perdre la contrôle de sa chlorophylle, comme ça, devant un parfait inconnu : C’est si inconvenant. Ça lui cuit encore les joues. Afin de masquer son orbite disgracieuse, elle a d'ailleurs scotché un gros sparadrap dessus, tout aussi disgracieux. Elle le tripote, inconsciemment.
Sizreïs, indifférente à tout cela, continue son oeuvre de destruction de porte-monnaie.

-Désolé... Pour l'oeil en verre...
- Ça n'était nullement votre faute...

Il lui tend un petit objet qu'elle discerne mal, de prime abord. Elle pose Sizreïs dans un coin et se penche vers la chose blotti au creux de la paume de Monsieur Passiflore. C'est une petite pièce de cuir, brodé d'une rose rouge. Dysderie bat des cils, une main sur la poitrine.

- C'est... pour moi ? demande-t-elle incertaine, quelque peu incrédule de se voir ainsi gratifiée d'un présent. C'est très gentil à vous, merci. Il ne fallait pas vous donner cette peine...dit-elle, très émue. C'est très beau...

Elle cueille l'offrande et le manipule avec grand soin. Elle ignore ce que cela peut-être. Après un silence, elle se risque tout de même à demander.

- Pardonnez mon ignorance, mais comment dois-je l'utiliser?

Sizreïs observe les deux adultes avec un intérêt soudain.

-C'est... pour moi ?
-Euh... oui...

Elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup de cadeaux. Bob se retrouve un peu bête, il se demande s'il aurait du et le gros sparadrap sur l'oeil de la jeune femme lui fait dire que oui. Il passe quelques secondes dans un malaise totale.

-C'est très gentil à vous, merci. Il ne fallait pas vous donner cette peine... C'est très beau...

Il sent l'émotion de la jeune femme mais jongle avec comme si c'était brulant. Il la laisse prendre le cache oeil de ses mains et la regarde manipuler l'objet avec intérêt. Il s'apprête à s'en aller. Pas besoin de passer plus de temps ici, toute cette interaction sociale lui fout la rate au court bouillon. Il a envie de sa cabane et de ses grands espaces verts. Une bière, un couteau et un bout de bois, rien de mieux pour passer une petite soirée relaxante.

-Pardonnez mon ignorance.

Il fige son mouvement et se tourne à nouveau vers elle.

-Mais comment dois-je l'utiliser?

Bob ouvre la bouche et la referme. Comment expliquer comment mettre un cache oeil sans...Et bien mettre le cache oeil... Il reste silencieux ce qui lui parait une éternité. Il finit par récupérer le bandeau et défait la petite attache en fer. Il pose le cache oeil au bon endroit en étant aussi délicat qu'il sait l'être et passe derrière la jeune femme pour serrer le cache oeil.

-...Comme ça.... Avec le sparadrap ou sans...

Il se tait un moment avant de dire.

-Si... Si c'est pas assez serré, on peut rajouter des trous...

Il s'écarte à nouveau, à bonne distance.

La mandragore retire son sparadrap et se laisse faire. Elle dégage élégamment sa chevelure pour faciliter la tâche de son bienfaiteur. Monsieur Passiflore contourne Dysderie avec une gêne palpable. Sa présence, dans son dos, la rend étrangement consciente des détails : la rugosité de ses doigts abîmés, son étrange parfum de bois vermoulu, de sueur et d'humus et la patience de ses gestes mesurés. Il fixe l'accessoire sur son œil vide et sangle le tout autour de la circonférence de son crâne, avec un soin extrême.

-...Comme ça.... Avec le sparadrap ou sans...

La rose a la sensation intime qu'on la pare d'un bijoux précieux. Elle touche du bout des doigts les reliefs ornementés du cuir, là où le motif de fleur a été brodé. Elle déglutit, sentant un sentiment inédit de tension et d'excitation mêlées parcourir ses nervures. Elle ignore quoi dire en pareille occasion.

- Si... Si c'est pas assez serré, on peut rajouter des trous...
- Non.. Je crois que c'est bon, fait-elle doucement.

Elle se penche vers l'un des miroirs suspendus de la décoration. Le cache-œil épouse parfaitement la forme de son visage lui conférant des atours étonnamment glamour. Elle se tourne vers lui avec un sourire épanoui.

- Qu'en dites-vous ?

La Mandragore le sait déjà, c'est un artefact qu'elle chérira comme un trésor.
Durant tout cet étrange balai, Sizreïs a retenu son souffle, médusée. La voilà désormais qui reprend son atelier-carnage.
Dysderie s'approche pour poser une paume sur l'avant-bras du jeune homme.

- Laissez-moi vous remercier comme il se doit. Je vais vous offrir ce plan de passiflore, et un thé aussi. Puis-je ?

Elle se dirige déjà derrière le comptoir, faisant chauffer la bouilloire, ramassant le bazar laissée par sa progéniture et préparant une théière pour eux deux.

- Vous savez... Vous pouvez enlever vos lunettes, et votre capuche, ici. Vous n'avez rien à craindre. Vous m'avez-vue comme je vous vois.

-Qu'en dites-vous ?

La jeune femme lui sourit et ça laisse Bob sans un mot, si bien qu'il met un temps infini à ouvrir la bouche pour lacher.

-...Joli...

Il est content que ça lui plaise bien qu'il ai du mal à comprendre pourquoi et comment. Lui, il ne voit que les petits détails loupés et le fait qu'il peut difficilement faire quoique ce soit de bien. Il est tellement perturbé qu'il la laisse s'approcher suffisamment pour qu'elle touche son bras. Il sursaute et se dégage immédiatement par un reflexe salvateur et un peu malheureux.

-Laissez-moi vous remercier comme il se doit.
-Pas la peine...
-Je vais vous offrir ce plan de passiflore, et un thé aussi.

Il cligne des yeux, il trouve sa gentillesse excessive mais il se voit mal dire non. Elle est si... naturelle? Il se retrouve comme un con à jongler d'une jambe à l'autre, un peu dans l'inconfort de quelqu'un qui sait qu'il n'est pas bon pour les évènements sociaux.

-Puis-je ?

Bob l'observe et hoche silencieusement la tête. Il la regarde s'affairer à préparer et ranger sans comprendre pourquoi elle se donne tant de mal. Il s'abime les méninges à chercher la raison de cette envie de sociabiliser.

-Vous savez... Vous pouvez enlever vos lunettes, et votre capuche, ici.

Bob se tend un instant avant de se rappeler de la peau verte de la jeune femme et de la fleur de son oeil. Il jette un coup d'oeil à la petite gamine qui s'ingénie à détruire le porte monnaie.

-Vous n'avez rien à craindre. Vous m'avez-vue comme je vous vois.

Il met du temps à finalement faire tomber la capuche et à ranger ses lunettes. Il n'a pas l'habitude d'exposer ses grand yeux rouges de grenouilles dans la civilisation, pas plus qu'il n'a l'habitude de laisser ses marques bleutées être vus quand il est en ville. Il est mal à l'aise dans les deux cas, simplement, là, il a peur qu'on touche également sa peau, celle de son cou et il n'a pas encore rencontré de créatures qui résisterait à son poison.
Plus que tout, ce qui gêne Bob, c'est qu'il sait qu'il devrait dire quelque chose. Il devrait faire la conversation ou bien un truc dans ce genre mais il n'a pas la moindre idée de quoi dire alors il se contente de regarder les plantes dans un silence gêné.

Dysderie s'affaire avec la pondération de l'habitude. Elle passe son temps à nettoyer derrière les aléas du génie qu'est son maître. Buër est un être fantasque et désordonné, sauf lorsqu'il s'agit de science et de savoir. Aussi s'occupe-t-elle du quotidien aussi surement qu'il subvient au besoin et à la protection des deux mandragores. Les corvées subalternes nuisent à l'esprit brillant du jardinier des Enfers. C'est à la rose qu'incombe la lourde tâche de veiller à l'alimentation, l'hygiène de leur lieu de vie et aux comptes de la boutique.
Tout cela pour dire que "s'affairer" est là une chose normale pour elle : elle a été créé dans ce but.

Laissant l'espace nécessaire à son invité pour qu'il gagner assez d'aise pour retirer son armure, elle sourit lorsqu'elle aperçoit les spécificités de son espèce. Le "Joli" qu'il lui a décerné résonne encore à ses oreilles et font rosir un peu ses joues pâles.

- Vous avez des yeux magnifiques, déclare-t-elle tout en leur servant une tasse fumante et divinement parfumée. De quel croisement génétique êtes-vous issu ? Je devine le batracien, mais il y en a de bien des sortes... Elle baisse la tête sur la jolie porcelaine ciselée de motif floraux. Mon créateur m'a réalisée à partir de diverses boutures de roses rouge réputées pour leur fragrance, d'un corps de femme décédée et d'un fragment d'âme humaine. Quel a été le procédé de votre concepteur ?

Elle s'interrompt soudain, faisant claquer le cul de sa tasse sur la fine coupelle.

- Je suis désolée! Je crois que je m'y prends tout à l'envers. D'ordinaire, on demande le nom de la personne avant son pedigree génétique... Elle bat des cils sur son œil unique. Veuillez m'excuser et reprenons depuis le début Je me nomme Dysderie Rose et voici ma fille Sizreïs Dionée. Nous sommes les Mandragores au service du Jardinier de ces lieux.

La jeune femme-plante tend une main résolue vers son nouvel ami, comme le ferait n'importe quel humain.

-Mandragores ?
- En effet c'est là le nom de mon espèce. Mon créateur nous a baptisé ainsi en hommage à la véritable Mandragora officinarum, qui possède de fortes propriétés pharmacomagique et dont le bulbe a cette aspect anthropomorphe. Nous naissons dans le but de servir, là est notre fonction. Sauf Sizreïs, Sizreïs est différente....

Regard en coin vers la gosse qui fait de pâtés dans la terre humide avec un bonheur sans pareil. A présent que le portefeuille a disparu dans son estomac, il faut bien s'occuper les menottes !
La main toujours tendue, Dysderie se demande si elle ne s'est pas trompé sur le bon usage de ce signe de salut.

- Tu... peux pas toucher ma peau.... ok?
- Oh... D'accord. Un silence. Mais vous portez des gants, non ?

Il semble se faire à cet argument et lui rend sa poignée.

- Enchantée, Robert! Déclare-t-elle avec un sourire dont la chaleur vient du ventre. Ce dernier papillonne d'une joie encore neuve et inconnue. Elle l'observe un moment siroter gauchement son thé et le trouver à son gout. Je suis contente que cela vous plaise, Bob! Sincèrement...

S'ensuit une phase de mutisme un peu longue où ni l'un ni l'autre ne savent vraiment comment lancer la conversation. Finalement, Dysderie ose un :

- Je n'ai jamais rencontré d'homme-crapaud. Vous êtes le tout premier, Bob. Pardonnez-moi d'emblée si je me montre inconvenante quand à vos moeurs. Je suis curieuse d'en savoir davantage sur vous. Est-ce une coutume sacrée pour vous de ne pas entrer en contact direct avec autrui ? Je me demande..... Elle approche le bout des doigts de son visage, sans le toucher toutefois, restant à la distance convenable de quelques centimètres... Ce que sont ces traces bleues... Ont-elles une signification particulières ? Est-ce un attribut naturel ou bien un tatouage tribal ?

Dysderie reste, malgré sa douceur et sa retenue, la créature d'un scientifique, infusée des mêmes intérêts pour les miracles de la vie.

-Je n'ai jamais rencontré d'homme-crapaud. Vous êtes le tout premier, Bob.

Il redresse la tête. Elle n'a pas fini le fil de sa pensée qu'il est déjà très mal à l'aise. Lui non plus, il n'a jamais rencontré personne comme lui.

-Pardonnez-moi d'emblée si je me montre inconvenante quand à vos moeurs.

Moeurs? Bob repose sa tasse et déglutit difficilement. Elle parle de tout ça comme si c'était trivial mais lui a intégré depuis très longtemps qu'il était un monstre. Un monstre qui ne méritait pas grands choses, de surcroit.

-Je suis curieuse d'en savoir davantage sur vous.
-Ah... bon?
-Est-ce une coutume sacrée pour vous de ne pas entrer en contact direct avec autrui ?
-Ah...Euh... n...

Elle approche sa main trop près de son visage. Il saute hors de portée, dans un reflexe horrifié. Il a le souffle court.

-CA VA PAS?!

Il aurait pu la tuer. Il aurait pu la toucher et la tuer. Elle n'a pas écouté? Est-ce qu'elle s'en fiche? Est-ce que les mandragores sont immunisés?
C'est pour ça qu'il sort pas plus que nécessaire et qu'il n'engage avec personne. C'est exactement pour ça. Il a fait une erreur, il a oublié sa place : au fond du forêt, loin de tous. Parce qu'il est un danger. Il l'a déjà prouvé par le passé. Il reste figé un moment avant de faire volteface.

-C'était une idée de merde...

Il remet sa capuche, renfile ses lunettes et s'éloigne vers la porte. Il s'arrête devant celle-ci, la main au dessus de la poignée. Il voudrait lui dire quelque chose. Mais rien ne vient. Un truc gentil, un truc qui ne consiste pas en lui qui lui gueule dessus. Il finit par grogner, mécontent de lui-même et de son incapacité chronique à bien faire. Il se décide enfin à sortir. Mieux vaut en rester là, de toute façon. Il n'a jamais apporté rien de bien à personne, c'est pas maintenant que ça va commencer.