Les mois s'égrainent sans que rien ne vienne. Une constante attente à s'en mordre le cœur, à rester sur le qui-vive et à errer en attendant de pouvoir bouger concrètement. Amon a la tête pleine de doutes qui ont décidé de loger sans remords au fond de son esprit. Rien qui ne fondra comme la neige qui s'installe sur la ville : ses propres angoisses prennent le pas sur le reste.

C'est bien pour contrer la peur qu'il se plonge davantage dans son travail, lui qui croyait avoir déjà peu de temps libre. Le sommeil se sacrifie au profit de services pour Malsheem, d'horaires ajoutés pour ses patients au cabinet, d'heures consacrées à Tae'alam. D'autres petits djinns perdus ont rejoint la cohorte depuis le temps, et même si sa confiance en lui s'étiole au fur et à mesure des jours, le Maritin fait de son mieux pour ses chères têtes blondes.

Et il ne peut rien faire d'autre, après tout.
Avancer est devenu un pari sur l'avenir.

Aujourd'hui, c'est pour ses alliés pacifistes qu'il œuvre. Minant de flâner en ville, ses pas le mènent au carrefour du centre, là où la plupart des habitants ont élu domicile pour dévaliser les magasins. La période des fêtes est passée mais il faut croire que les commerçants ont encore de beaux jours devant eux pour écouler leur stock.
D'un regard avisé, il sait où tourner. Son œil piste et son corps prend naturellement la parallèle d'une rue où son vis-à-vis va tourner, sans qu'il ne sache qu'il est observé. Encore quelques mètres et si ses calculs sont bons, ils devraient pouvoir se croiser... maintenant.
Le liquide de sa boisson vole vers lui et c'est avec une certaine surprise que le djinn le voit user de ses pouvoirs. Tiens, ce n'est pas la discrétion qui semble l'étouffer. D'un sourire amical, le psychiatre secoue la tête face aux excuses.

« Il n'y a pas de mal. »

A ses mots, il époussète légèrement sa veste doublée. Quelques gouttes échappées qui disparaissent à son contact.

« D'autant que nous semblons avoir quelques « réflexes » en commun. »

Un regard vers le trottoir d'en face. Une petite fille court en sautillant vers une plaque de verglas. D'un regard appuyé, Amon mute le danger en large flaque qui éclabousse la mère juste à côté. Ce n'est qu'après ce petit tour qu'il sourit de nouveau au blond :

« Hydrokinesiste également, je présume ? »

Fausse candeur face au présumé inconnu. En réalité, Samuel Abt rôde autour de Malsheem depuis bien trop longtemps pour passer inaperçu. Un travail d'enquête et de conversation s'impose pour le Recruteur en chef. Un job parfait. L'idéal pour ne plus penser.

Il faut croire que mon petit tour de passe-passe a fait son petit effet. Rien de bien compliqué mais visiblement, mon vis-à-vis semble être intrigué. Je suis rassuré quant à sa réaction : il n'y avait que peu de doutes possibles sur sa nature, mais les certitudes ont parfois le pouvoir de se retourner contre nous. On ne sait jamais ce que les informations peuvent cacher mais la Volière sait se renseigner.
Il désigne sa boisson comme élément de comparaison et je hoche la tête pour appuyer ses dires.

« En effet ! »

Je n'ai aucune fichtre idée de ce dont il s'agit. Ça semble sucrée et acidulé, peut-être un peu trop chimique pour mes goûts personnels. Mais la question n'est pas là, et il est loin de s'agir du sujet phare à aborder avec lui. Je saisis la perche qu'il me tend pour embrigader sur autre chose, prenant le parti de lui serrer poliment la main au passage.

« C'est bien normal, je ne me suis pas présenté : Amon, pour vous servir. On m'appelle aussi Le Recruteur. »

Mon regard soutient le sien d'un air entendu. Toute trace de mondanité ou de maladresse de passage a disparu. Je ne suis plus là pour un simple croisement hasardeux, mais bel et bien pour affirmer mon rôle. Il doit avoir compris, je suis sûr qu'il sait. Ma poigne se fait un brin plus ferme pour lui imprimer le sérieux de l'instant, avant de la relâcher doucement et lui rendre. L'humidité de l'air se fait plus prégnante autour de nous. Je sens que la pluie est à deux doigts de tomber.

« Cela fait un moment que je cherche à ce que nous nous rencontrions, monsieur Abt. On ne peut pas dire que vous passiez inaperçu. Il est rare de voir quelqu'un d'aussi appliquer à la tâche de recherche du réseau... » Un petit sourire en coin pour accompagner mes mots. Il n'y est pas aller de main morte, c'est vrai. On m'a rapporté des faits relativement cocasses qui appuient la détermination de l'homme. A voir si celle-ci remplira ses attentes, mais il a au moins le mérite d'être distrayant. « Peut-être pourrions-nous aller ailleurs, dans un coin plus propice à la discussion, qu'en pensez-vous ? Je connais un fantastique salon de thé à deux pas d'ici. »

Toujours à soutenir son regard, mes yeux luisent de leur éclat nacré, au-delà de la peau d'humain que j’arbore au quotidien. Le message est clair, sans détour.

Vous cherchiez Malsheem ? Malsheem est venu jusqu'à vous.

Mon sourire ne déparait pas. Ce sorcier est un cas à part, à s'être lancé corps et âme à la recherche de Malsheem. Beaucoup s'y engouffrent par volonté de l'anéantir. Et ces derniers temps, le groupuscule antagoniste au nôtre, les Hurlants, fait beaucoup parler de lui. Il était naturel pour moi de vérifier de quel bois était fait notre cher monsieur Abt, et le moins que l'on puisse dire, c'est que les rapports de mes éclaireurs à son sujet étaient formels : aucunes traces de relation avec ces terroristes. Et c'est déjà un bon point en sa faveur.

« Me… Merci ? Je pense… Vous n’êtes définitivement pas facile à trouver et cela va de soi je pense...
- En effet ! C'est là tout le but d'un réseau « secret », vous en conviendrez. »

Je sens toujours sa réticence cependant, quand bien même je sois directement venu à lui. Peut-être que lui aussi est au fait de ces temps troubles. Je ne peux lui jeter la pierre : j'ai mis des semaines avant d'être certain de pouvoir l'approcher sans qu'il ne s'agisse d'un piège.

« Oh avec joie…. Mais qu’est-ce qui me garanti que vous êtes bien celui que vous prétendez être et ce dont pour qui vous travaillez et ceux que je recherche? Je ne remet pas en doute votre honnêteté, je veux juste être sûr de ce que vous dites...  »

Je ne réponds pas, pas tout de suite. Je me contente simplement de marcher en silence, empruntant une ruelle à l'abri des regards indiscrets

« Je ne fais pas parti des sorciers qui vous poursuivent, Monsieur Abt. Je sais que vous en avez peur et que c'est pour cette raison que vous cherchez le réseau. Vous savez qu'il protège les créatures en cavale, et qu'il demeure votre seul espoir. Pour vous, et pour d'autres dans votre situation. Et s'il vous faut plus de preuve... »

Au-delà de la foule humaine, ma propre pelisse change à la lumière de ma nature profonde. Mes tatouages apparaissent, glissent naturellement sur mon visage, désormais blanc nacre et couvert d'écailles luminescentes. Mon regard d'or le couvre de manière rassurante.

« L’autarcie des djinns n'est pas qu'une rumeur. Nous ne sommes qu'une poignée à nous soucier du sort des humains et des autres créatures. Si bien que nous prenons un risque auprès des nôtres en faisant parti du réseau... Mais nous nous le faisons parce nous savons qu'ainsi, nous agissons pour le bien commun. N'en déplaise à nos propres congénères. »

Je reprend ma marche, retrouvant la lumière du jour, et recouvrant mon apparence de mon camouflage humain. Ma peau et mes yeux se fondent à nouveau dans la masse.

« Maintenant... Je ne peux vous forcer à me croire sur parole. Vous demeurez libres de vos choix. Mais je ne perdrai pas cette occasion, si j'étais vous. Qui sait quand elle se représentera... »

Mes pas s'arrêtent devant le fameux salon de thé. Le Sakhar. Le lieu idéal pour poursuivre notre conversation.

« Nous y voilà ! Vous allez voir, le propriétaire a recette de baklava absolument divine ! »