Inspiration.
Expiration.
Inspiration.
Mise en tension.

Mon bras fourmille. Y’a pas quelques jours en arrière, il était brisé. Des particules d’os que le démon hippie, le frangin d’Asmo’ – j’crois ? - , a réussi à remettre en place. Un prodige pour mes yeux à moi, qui sont devenus habitués à un tas de trucs déments, mais certainement pas à tout ce qui s’est passé dans cette citadelle verte.
Tout le monde a été secoué. Certain.e.s lèchent leurs blessures dans un coin, d’autres sont terrifié.e.s à cause de la nappe de brouillard. Et il reste une poignée décidée à se soulever, s’unir et s’entraîner.
A ma petite échelle, j’ai choisi de faire partie de cette dernière catégorie.
Ciulin m’inspire, à peine remis.e qu’iel veut dompter ses pouvoirs. Je suis restée à son chevet, tout comme j’étais auprès de notre diable adoré, lui aussi plein de responsabilités. J’éprouve un soulagement presque égoïste de les savoir ici, quand des familles sont séparées par les évènements.
La mienne est avec moi.
Et elle m’insuffle la force qui m’a faite défaut dans les geôles des dragons.

Inspiration.
Expiration.
Mes yeux s’ancrent dans l’horizon.

Des arbres, à perte de vue. En bordure du ranch qui nous a recueilli, toute proche de la forêt des fées, je me tiens droite et prête. Isolée, loin de la foule rassemblée vers le haras. Pour ne heurter personne, ne blesser personne. Ne faire fuir personne.

Je l’ai senti. Plusieurs fois, quand j’étais là-bas. Cette chose attachée à mon cœur, à mon souffle, à mon être entier.

Le sceau a bougé.

Quelque chose d’infime, mais suffisante pour me faire espérer. Pour tenter de reprendre la main dans cette bataille du destin. Un battement d’aile à l’autre bout de moi-même.
C’est pourquoi j’ai quitté le lit de camp tôt ce matin, que le soleil se lève à peine et que dans le froid de Janvier, j’ouvre les paumes, droites vers moi.

Inspiration.
Expiration.
Inspiration.
Concentration.
Et bloque.

J’oublie l’endroit. J’oublie les gens. J’oublie le passé.
Mon regard est clos. Il ne reste que moi, debout.
Presque… flottante.

***

Le frisson se déploie sur son échine. Le vent frais de l’hiver caresse la peau brune de la jeune femme, en communion avec elle-même. Du moins, le pense-t-elle. Un picotement net attise ses sens, comme projeté vers l’avant. Bientôt, c’est presque un sentiment éthéré qui l’entoure, emprise d’une gravité zéro.
Elle y est. Elle y est presque. Elle le sait.
Elle le sent.
Car elle le voit.
Elle se voit.

Ses yeux à nouveaux ouverts, ourlés d’un bleu métallisé, constatent le monde autrement. Comme une vision altérée, y compris d’elle-même. Toujours aussi droite. Toujours les mains offertes.

Vesper s’observe, spectatrice attirée. D’un esprit serein, curieux, et libre.

Ces mains, ses mains, elle veut les toucher.
Les saisir, dans ce rêve impossible. Dans cette hypnose étrange, qui crépite autour de son corps.
Un peu plus. Un peu plus encore, elle s’approche, fantomatique.
Un instant fugace, intangible, peu maîtrisé. Mais rare et précieux.

La pulpe des doigts de chair glissent à travers les siennes. L’ultime question nage dans l’espace.

Qui es-tu… ?
Et toi…
Au moins, le sais-tu ?

***

Rupture.

Je reviens.
Je reviens dans la douleur et l’envie de vomir, dans le vertige et le manque d’équilibre.
Raté.
Encore raté.
La magie a fui. Elle est retournée se cacher, à l’approche de l’instinct qui s’érige, qui attaque, qui combat. Je grogne, gutturale et frustrée, à travers le sang qui coule en abondance de mon nez.

« Bordel de m-… !! »

J’ai pas le temps de sauver mes fringues que je constate les dégâts. Les herbes sont calcinées en ondes concentriques autour de moi. Du noir cramé sous mes baskets. Des buissons disparus du paysage. Des arbres, relativement proches, presque fendus en deux.
Vieux flashback d’appart’ en miettes, de meuf homophobe envoyée dans le décor et de miroir de salle de bain brisé. Je suis vraiment bonne qu’à ça…

La panique me gagne et je tressaille quand j’entends du bruit dans mon dos. Je pivote aussitôt, pour avertir quiconque de décamper. Je ne sais pas ce que je suis encore capable de faire. Pas maintenant...

« Approchez pas !!... »

C’est que lorsque mes yeux constatent de qui il s’agit que je revois mon jugement. La dragonne. Celle qui a causé toute la merde, qui m’a cassé le bras – et un peu les ovaires – et qui a tenté d’embrigader le cerveau du p’tit Sorin.
C’est bien la dernière personne que je veux voir.
A moins que...

« … Sauf si tu veux finir pareil. »

Un vague geste vers mon oeuvre avant que mes poings se referment, nerveusement. Je peste contre la blonde et sent mon littéralement mon regard jeter des éclairs. Malgré mon retour soudain, je ne suis pas tout à fait calmée.

Quelque chose vrombit, dans mon être et dans mon âme.

La colère, avant Sefaer.

« Pas qu’ça m’dérangerait… au contraire. »

Their hearts full of hate
What they don't understand, they condemn
What they can't comprehend must meet its end
But I won't scream, won't give them that satisfaction

- Alors ?

Salomée reboutonne sa chemise et les agrafes du col de son uniforme rapiécé. Elle se tourne vers le  démon des Maladies qui officie comme médecin-chef auto-proclamé de l'infirmerie. Salomon Grass se tourne vers elle en silence. Ils ont troqué l'espace commun de la grange pour l'intimité de la chambre allouée au Lieutenant.

- Je crains ne rien pouvoir faire pour vous.
- C'est votre diagnostic définitif ?
- La manipulation mentale magique fonctionne comme un neuroleptique puissant qui rend le sujet perméable à la suggestion. Cet acte laisse une trace de son passage longtemps après son exercice. La composition chimique du cerveau s'en trouve débalancée et met un certain temps à se rétablir. Dans votre cas, vous subissez ces intrusions depuis votre plus jeune âge. Votre cortex préfrontale a subit des dommages durant toute sa période de développement, aussi je crains que ceux-ci ne soient tout bonnement irréversibles.

La sorcière accueille la nouvelle avec un mutisme stoïque. Grass poursuit.

- Jusqu'à présent la présence constante dans votre esprit de cet autre sorcier agissait comme un inhibiteur.  On vous l'a brutalement arraché. Il y a des lésions neuronales déjà visibles qui vont fatalement aboutir à des dérèglements hormonaux. Nous connaissons mal les effets de la manipulation psychique à long terme sur le cerveau mais il est certain que vous risquez de développer des pathologies psychiques : aboulie, mélancolie, troubles addictifs ou alimentaires, schizophrénie...
- Combien de temps me reste-t-il avant que je devienne folle ?
- Vous n'allez pas obligatoirement perdre la raison, Miss Sparklewhite. Il se peut que cela se limite à une dépression chronique très simple à traiter mais qui nécessitera une médication à vie.
- En pleine apocalypse, voilà qui va être sportif.
- Tant que je ne sais pas exactement à quoi tout cela va aboutir, je ne saurais vous soigner avec pertinence. Restez vigilante quand à toute manifestation d'irritabilité, de changement d'humeur, de perte d'envie... Ecoutez votre corps et vos émotions.
- Comment fait-on cela ?
- En vivant, tout simplement... Je crois. Je ne suis malheureusement qu'en cours d'apprentissage de ma propre humanité.

Je me sens comme une amputée
qui perçoit toujours la présence de sa jambe coupée.
Edgar, mon membre fantôme, tu me posséderas donc jusqu'à ma mort ?

***

Salomée s'est levée aux aurores, conditionnée par une vie à la rigueur militaire. Elle profite de cette accalmie solitaire, alors que toute la ferme dort encore, pour aller courir sur la lande. Elle en a besoin, besoin de cette solitude rare que lui offre l'aube. Dans l'accoutrement très "sportwear" prêté à contre-coeur par la jeune Hina, elle s'élance en foulées agressives. Une part secrète d'elle-même espère croiser la route de Marcus. Pourquoi ? Aucune idée. Sa présence et ses animaux ne lui demande aucun effort de composition : elle n'a pas à être en représentation constante pour jouer le rôle de la figure d'autorité forte, calme et tout en maitrise. Elle longe la lisière de la forêt pour forcer le destin. Sait-on jamais ?

Au détour d'un buisson, elle est témoin d'un spectacle aussi étrange que consternant. La jeune femme à qui elle a été forcée de casser un bras essaie désespérément de faire usage de son Don. "Vesper Whelan, médium de petite envergure, autodidacte, coven d'origine de sa mère : Salzen" disait son dossier.
Froncement de sourcils.
Salomée sent immédiatement que quelque chose cloche. Le flux de pouvoir n'est pas fluide. Pour quelle raison ? Elle décide d'en apprendre davantage.

- Approchez pas !!...

Salomée stoppe ses pas à la limite du cercle de végétation calcinée. Vesper la toise, haineuse, les prunelles encore gorgées de pouvoir.

-… Sauf si tu veux finir pareil. Pas qu’ça m’dérangerait… au contraire.
- Prenez un ticket, Whelan. Il y a du monde avant vous, rétorque la Dragonne sur un ton égal.

Elle avance calmement vers la jeune femme pour lui faire face.

- Quelque chose perturbe vos flux magiques ce qui rend leur canalisation erratique. Votre énergie se disperse de manière chaotique. Tant que ce "nœud" persistera, il vous empêchera de maitriser quoi que ce soit. Elle tend les doigts vers Vesper. Puis-je ?

« Prenez un ticket, Whelan. Il y a du monde avant vous.
- Les seuls tickets que je prends ils sont dans le métro meuf, si je veux te refaire le portrait rien m’empêchera de passer en priorité. »

J’ai envie de lui cracher à la tronche de son visage de cire, façon chat qui feule. Si ça tenait qu’à moi je plongerai mon poing dans ses fossettes ou lui tordrait le bras, histoire d’être quittes. Ca me dérange pas de tâter du physique, de me battre comme une furie quand ça vaut le coup.
Sauf que là, j’ai le cool down de ma tentative qui me rend molle comme un plaid. J’essuie mon pif, songeuse. Quand est-ce que je vais parvenir à décoder mon propre secret ?
On dirait que la dragonne essaie de le faire pour moi. Ça me hérisse d’autant plus le poil.  

« Quelque chose perturbe vos flux magiques ce qui rend leur canalisation erratique. Votre énergie se disperse de manière chaotique. Tant que ce "nœud" persistera, il vous empêchera de maitriser quoi que ce soit. 
- Sans déconner Sherlock. Ça fait des mois que j’me bats contre ça, tu crois pas que je suis déjà un peu au courant ? Allez, dégage de l-
- Puis-je ? »

Ses doigts tendus vers moi, j’ai un mouvement de recul soudain. Un Non pas dit. Les fourmis dans mon bras redoublent d’intensité, mais c’est pas tant ça qui m’effraie. Ma menace d’avant n’est pas en l’air, et surtout, elle est imprévisible. Je tente de calmer mes nerfs à bonne distance.

« … J’aime pas ta gueule, ni ce que t’as fais, mais je veux pas te tuer non plus. »

Un soupir. J’ai les yeux bas, la mine chiffonnée. J’suis déjà fatiguée.

« Je suis pas contrôlable. Je sais pas ce qu’il peut se passer. Alors vaut mieux que tu… me touches pas. On sait jamais. »

Je la mets en garde sans trop savoir pourquoi. Ok je lui en veux, c’est net. Mais j’sais aussi que mes colères ont vite faits de me foutre dans la merde, moi ou les autres.
Dans un mouvement las, je pose mes fesses sur un rocher, miraculeusement épargné par mes projections erratiques.

« T’as déjà rencontré des sorciers scellés, blondie ? » Un regard vers elle, tandis que je dénoue de ma taille le hoodie emprunté pour le ré-enfiler. Ça recommence à cailler.  « Comme tu dis, tout part en vrille à cause d’un sceau magique qu’on m’a posé quand j’étais gamine. Et j’me bute à essayer de le casser. Chouette vie, j’t’assure ! »

Face d’ironie, quand j’attrape dans la poche du pull un paquet de clopes taxé à quelqu’un du coin. C’est pas parce que c’est la fin du monde que je vais perdre les bonnes habitudes. J’en allume une et fume dans l’air du matin, les yeux à nouveau dans le vague.

« Tant que t’es là, j’ai une question. » Je lui laisse pas l’opportunité de se casser sans me répondre. J’ai envie de savoir le fin fond de l’histoire. « … C’était quoi, le but de tout votre bazar ? Pourquoi vouloir nous laver le cerveau à tout prix ? Vous pensiez pas qu’en nous expliquant ç’aurait été plus simple et plus efficace, j’sais pas ? On est p’tèt pas dans votre coven, mais on est pas plus cons qu’les autres. »

Bon ok, peut-être pas « une » question...

Whelan recule, Salomée abaisse lentement les bras sans quitter la jeune femme des yeux.

-… J’aime pas ta gueule, ni ce que t’as fais, mais je veux pas te tuer non plus.
- Tu n'en a as pas les moyens, déclare sobrement la Dragonne et ce sans une once de mépris. C'est un simple fait.
- Je suis pas contrôlable. Je sais pas ce qu’il peut se passer. Alors vaut mieux que tu… me touches pas. On sait jamais. T’as déjà rencontré des sorciers scellés, blondie ?
- Il y a certainement plus de chance que je sache ce que c'est que toi. Après tout, j'ai été formée dans un coven, dans une section d'élite magique.
Encore une fois, nulle morgue. La soldate ne dit que la simple vérité.
- Comme tu dis, tout part en vrille à cause d’un sceau magique qu’on m’a posé quand j’étais gamine. Et j’me bute à essayer de le casser. Chouette vie, j’t’assure !
- Il est miraculeux que tu n'ais pas perdu la raison. Les sorciers ont une relation fusionnelle avec leur source de magie. Les en priver conduit à une mort précoce ou à la folie. Ce dispositif est mis en place de manière très rare et à des fins de punitions pour fautes graves. Son activation se fait uniquement sur des adultes et a presque systématiquement des conséquences sur la psyché du sujet. Le tiens semble fissuré, ce qui laisse filtrer un peu de pouvoir mais pas suffisamment fluidement. Je pourrais mieux en déterminer la cause si je te sondais, mais puisque tu ne souhaites pas être touchée, je m'en tiendrais là.

Salomée soupe déjà d'une charge mentale suffisante pour s'encombrer en plus d'une sorcière scellée qui ponctue chacune de ses phrases avec des insultes ou des menaces de mort. Si Madame ne veut pas être aidée, elle ne forcera pas.

- Tant que t’es là, j’ai une question.
- Hum..?
- C’était quoi, le but de tout votre bazar ? Pourquoi vouloir nous laver le cerveau à tout prix ? Vous pensiez pas qu’en nous expliquant ç’aurait été plus simple et plus efficace, j’sais pas ? On est p’tèt pas dans votre coven, mais on est pas plus cons qu’les autres.

Salomée considère Vesper un long moment avant de répondre.

- Très honnêtement, je n'en ai pas la moindre idée. Je n'étais pas l'artisane de ce projet, juste une des exécutantes.

La Dragonne en est bien désolée pour la soif de savoir de son interlocutrice, mais Edgard non plus ne possédais pas tous les détails du plan du Grand Mestre.

Ou bien si il les a su un jour, il ne les a jamais partagé avec moi.
Ou bien il aura effacé ces donnés de ma mémoire...