C’est avec une incrédulité certaine que Neorvrim a constaté la disparition du manoir des Djinns, remplacé par une montagne qu’il reconnaitrait entre mille. Une montagne qui la vu naitre et qui l’a béni de son Feu.
La Flamme Sacrée.
Strunmah Revak.

Quand bien même il ne lui est pas permis de trop s’éloigner de la caserne et du bouclier que représente les humains contre le courroux de Titania, il est bien plus libre de ses mouvements lorsqu’il est sous sa véritable forme.
Voler lui a toujours procuré un plaisir indicible qu’il s’autorise encore régulièrement, faisant toutefois attention de ne pas s’enfoncer trop avant vers la Cour des Faes. Quand bien même l’envie le prend parfois d’aller mettre un peu le bazar dans la vie de la Reine qui a tué la sienne, Neorvrim est heureusement bien trop raisonnable et diplomate pour se laisser aller à de telles pulsions.

C’est lors de l’une de ces virées nocturnes, alors que la lune, presque plein, illumine la forêt et la lande qu’il se décide à s’approcher de Strunmah Revak. Sur le chemin qui y mène et alors qu’il vole à basse altitude, ses yeux perçants découvrent d’étranges traces laissées ici et là sur les troncs et les feuilles des arbres ou encore sur les rochers. Curieux et troublé par une sensation de déjà vu, le dragon à la taille majestueuse mais massive s’approche autant que possible, volant si bas que les feuilles des arbres sont ballotés par le battement régulier de ses ailes.
De la couleur ? Des éclats de couleurs partout, sans réel motifs ou formes connus.
- Hadrim Yol ? appelle-t-il de sa voix caverneuse dans sa langue natale.
Cela se pourrait-il ? Le dragon a bien du mal à se souvenir depuis quand le phénix s’est éteint. Il a porté le deuil de son ami, sachant qu’un jour ou l’autre il renaitrait, car telle est la spécificité de sa race.
La venue de la Montagne faiseuse de Dragons a-t-elle réveillé la créature de légende ?

Le jour suivant, il revient chargé de provision cette fois. S’il se souvient bien de ce que lui avait confié le phénix, leur renaissance implique de devoir tout réapprendre. Y compris le moyen de se nourrir. Il dépose donc, au pied de la montagne, nourriture, peinture et l’une de ses écailles à son intention, sans savoir s’il s’agit bien de lui et si ses « cadeaux » trouveront celui à qui ils sont destinés.

Quelques jours plus tard, Neorvrim a le plaisir de constater que non seulement la nourriture qu’il avait déposée n’est plus là mais que la peinture non plus. Il reste prudent toutefois. Il pourrait tout à fait s’agir d’une autre créature féérique. Néanmoins, il continue de laisser des choses à cet endroit, ne pouvant qu’espérer. Cela devient une routine qu’il ne partage encore avec personne.

Une nuit, alors qu’il laisse à l’endroit habituel le fruit de sa chasse, la Dragon perçoit une présence entre les troncs. Même sous sa forme humanoïde, il est d’une taille conséquente et il se dresse bien droit, vêtu de sa sempiternelle tunique, l’allure toujours royale et digne naturellement.

- Montre toi chapardeur ! intime-t-il à la présence. Ne crains rien, si j’avais voulu te piéger, je m’y serais pris d’une toute autre façon.

Seul le silence lui répond.
- Allons… sors de là. Sa voix s’est faite bien plus douce. Est-ce toi Hadrim Yol ? M’as-tu oublié avec tout le reste ?

Enfin il apparait et le dragon le reconnait sans vraiment le reconnaitre. Pourtant il sait qu’il s’agit du phénix avec la même certitude qu’il sait être dragon. Entre créatures de feu, il est difficile de douter. Il sent la chaleur et l’intensité de son feu avec acuité. Il lui est familier, ami même. Il lui fait le même effet que de retrouver un foyer accueillant après un très long voyage.
Neorvrim lui sourit, amical, les iris crépitants d'une joie sincère.

- Bonjour…
- Te voilà donc.
- C'est à toi.
Le regard réchauffé de doré du dragon tombe sur son écaille, blotti au creux de sa paume et étincelant d’un rouge qu’elle n’a jamais eu au naturel. A peine ont-elles des touches de bordeaux sombre ici et là.
- En effet. Il s’approche et rétracte délicatement les doigts du phénix sur sa précieuse écaille. Mais il s’agit d’un cadeau, ou plutôt d’une signature. Quand bien même je le souhaiterais, je ne peux malheureusement la rattacher à mon corps. Elle est comme l’une de tes plumes.
- C'est vous qui n'aimez pas le bleu ?

Le sourire du dragon se pare d’une pointe de mélancolie. Le vouvoiement qui n’a jamais eu court entre eux du temps de leur amitié lui laisse un arrière-goût de cendre dans la bouche.
Il ne savait exactement ce que sa renaissance lui a laissé comme souvenir de leur relation et cela le peine un peu de constater qu’il n’en reste à priori rien.
Il devra donc se contenter de savourer seul ses retrouvailles qui n’ont de sens que pour lui.

- Cela dépend. Il lève le menton vers les hauteurs. Le bleu du ciel est une merveille et un allié que je ne cesserais de chercher à conquérir jusqu’à mon extinction. Celui de l’eau est tout aussi magnifique à contempler mais m’est malheureusement interdit au risque d’en mourir.

Il exécute un geste vague vers l’endroit où il disposait les cadeaux à son attention.
- Je vois que tu as fait bon usage de mes présents. Tes explosions de couleurs sont toujours aussi intrigantes à admirer. Il le scrute un instant du coin de l’œil. Et tu n’as pas l’air malnutri.
- Mon nom est Orion.
- Ah… c’est ton nouveau nom. Le mien reste inchangé. Il pose une main sur sa poitrine, là où s’embrase la flamme qui lui sert de cœur, et incline respectueusement le torse. Neorvrim.

Il observe le visage d’ « Orion », guettant un signe de reconnaissance peut-être. C’est sans doute se faire du mal pour rien.
- As-tu besoin de quelque chose ? Il se pince les lèvres pour ne pas ajouter « mon ami », conscient qu’il n’est qu’un inconnu à l’attitude étrange. Sais-tu où tu te trouves... Orion ? … il marque un temps d’arrêt. Sais-tu ce que tu es ? … ce que je suis ?

- Neorvrim...
Il répète son nom mais le dragon ne sait s’il éveille en lui un quelconque souvenir ou la moindre sensation de familiarité.
- C’est cela. C’est en partie mon nom.
Le reste n’a été confié qu’à un seul être dans sa longue vie. Sa Reine à qui il a confié ce pouvoir et cet honneur.

- Quel fut mon nom ?
Un flot de souvenir lui reviennent. Une naissance dans un œuf plus coloré déjà, plus fin et délicat que ceux des dragons. Un petit être perdu, déjà à l’époque. Et seul. Que Neorvrim n’avait pas eu le cœur d’abandonner à son sort. Non seulement parce que sa race est précieuse, mais le dragon est de ceux qui croit que toute vie l’est, lui qui n’a pourtant jamais pu enfanter et féconder sa Reine.
- Zealaas. C’est ainsi que je t’ai nommé la première fois. Cela veut dire « Vie ardente ». Cela me semblait approprié. Et tu ne t’es jamais plaint de ce choix. Pas devant moi en tout cas. J’imagine que cela doit être assez troublant pour toi.

Il laisse filer un silence pour le laisser s’imprégner de ce nom, peut-être de ce qu’il fait résonner en lui avant de lui demande ce dont il a besoin.

- J'ai besoin d'air, pour respirer, de feu pour me réchauffer, et du poisson à manger.
- Tu les auras. Et la peinture. Evidemment. Sais-tu où tu te trouves... Orion ?
- Je me trouve en face de toi.
- Certes, réplique le dragon avec un hochement de tête amusé. Plus globalement le monde a beaucoup changé depuis ta dernière vie. Les peuples de faerie côtoient à présent le monde des humains sans que les frontières ne soient strictement établies… Et… Sais-tu ce que tu es ? … ce que je suis ?

Il essaie d’y aller en douceur. Contrairement à la dernière fois, il n’a aucune idée de qui il a croisé sur son chemin depuis sa renaissance, ni de quand elle date exactement.

- Un dragon !
- C’est cela, approuve Neorvrim avec un sourire presque soulagé et pendant quelques instants, ses iris prennent une belle teinte dorée. Il n’a peut-être pas tout oublié. Il va simplement devoir faire preuve de patience. Fort heureusement, ses longues années d’existence le lui a appris.  

- Je suis effectivement un dragon. Et tu es un phénix. Une race aussi ancienne que la mienne et liée au feu et au ciel. Tu vis, tu meurs et tu renais. C’est ainsi. Lors de ta dernière vie, tu es longtemps resté à mes côtés et nous avons été amis.

Peut-être plus, un membre de sa famille.
Quand bien même il savait que sa mort n’était pas sa fin, Neorvrim en a été inconsolable pendant des semaines. Il a mis bien longtemps à ne plus sentir aussi vivement la douloureuse piqûre de son absence. Mais à présent, le destin les a réuni. Ou peut-être doit-il remercier la Flamme Sacrée pour ce miracle.

- Je suis heureux de te revoir… Orion.
Il faut qu’il se fasse à ce nouveau nom.
- Dis-moi… raconte-moi, demande-t-il en s’asseyant sur l’un des rochers, comment s’est déroulé ta renaissance ? Es-tu seul ? Je vois que tu as déjà appris à changer de forme ! As-tu déjà volé ? Je me souviens combien tu aimais cela.
Et les heures qu’ils ont passé à simplement profiter du vent entre leurs plumes et leurs écailles.  

- Je suis heureux de te connaître, Neorvrim.
Le dragon émet un petit rire grondant. C’est une phrase qu’il a déjà entendu dans sa bouche et qui a chaque fois a su lui tirer un large sourire.
- Moi aussi… Orion. Navré j’ai encore un peu de mal avec ton nouveau nom.

Un élan de nostalgie le prend. Aussi brusque que soudain. Ils ont partagé tellement de choses, tellement de moments, une réelle complicité… Tout cela n’a plus court que dans sa très bonne mémoire à présent. Rien ne lui dit que cet Orion est le même que ne l’était Zealaas, qu’il retrouvera son ami.
C’est une sorte de second deuil. Néanmoins, il se reprend bien vite et questionne le phénix sur son présent, laissant le passé là où il appartient.

- Je suis né il n'y a pas plus d'une révolution de lune. Mon œuf s'est échoué par ici et je suis resté depuis.
- Vraiment ? s’étonne le dragon. Et tu as déjà pu prendre forme humaine ? Lorsque je t’ai recueilli il a des années et des années, tu es resté longtemps sous ta forme animale. Nous avions travaillé ensemble à un sort pour te permettre de déambuler sur deux jambes, comme tu le souhaitais…
Pris en faute de replonger direct dans ses souvenirs alors même qu’il était résolu à les garder pour lui, Neorvrim baisse le regard et soupire.
- Pardonne-moi. Je ne fais que rabâcher, comme le vieux dragon que je suis, une vie qui n’est plus pour toi.
- Il y a cette femme qui s'est occupée de moi.
- Je vois… il est heureux que tu ne te sois pas trouvé seul après ta renaissance.
- Elle me demande de prendre un peu de recul avec elle. Je la suivais un peu trop à son goût. En forme de poussin, cela passe, mais quand j'ai eu ma forme d'humain adulte, cela ne semble plus vraiment lui plaire.
Le dragon le contemple avec une certaine tendresse qu’il ne maitrise pas. Il a toujours trouvé son esprit candide et pur rafraichissant. Il lui a souvent permis de voir les choses différemment.
- J’imagine, oui. Est-elle humaine cette femme ? Es-tu bien avec elle ?
Car il s’agit là de sa préoccupation principale. Le reste n’a pas d’importance.  

- As-tu déjà volé ? Je me souviens combien tu aimais cela.
- Je n'ai pas osé, encore...
Le dragon lui dédit un sourire rassurant, amical en posant une main sur l'épaule du phénix.
- Cela viendra. Souhaites-tu… que je t’y aide ? Lorsque tu seras prêt, évidemment. Peut-être peux-tu me montrer ta forme véritable afin que je regarde si tu es apte physiquement.

- Peut-être que je me souviendrai, peut-être que tout n’est pas perdu… Il faut, cela a l’air important.
Le dragon sourit et réfléchit un moment.
- Peu importe après tout. Tout cela est du passé, je ne suis plus le même, tout comme toi. Chaque vie t’apporte de nouvelles connaissances et de nouvelles expériences. Du moins, c’est ce que je crois. Peut-être que dans cette vie, nous ne serons pas aussi proches que nous le fûmes, peut-être trouverons nous une autre sorte d’équilibre. Ne te sens obliger de rien à mon égard. Sache simplement que je serais là si tu as besoin.

Il dévie le sujet vers la personne qui a pris soin de lui depuis sa naissance. Pour avoir déjà tenu ce rôle, il sait combien il est important et pourrait influencer le phénix.

- Elle n’est pas humaine, même si elle en a la forme.
- Intéressant… est-ce une maudite ? Ou une fae ?
- Tu la reconnaîtras facilement, c’est la dame avec une aura verte foncée, comme la vase.
Neorvrim a un bref rire.
- Je ne vois pas les couleurs des gens comme toi, cher ami. L’essentiel c’est qu’elle soit bénéfique pour toi et que vous vous appréciez mutuellement. Il est bon que tu ne restes pas constamment à ses côtés. Tout comme je te l’ai dit dans une autre vie, je t’invite à découvrir le monde par tes propres yeux et non pas à travers ceux d’autres. Forge-toi ton expérience, tes opinions, tes propres relations. C’est important. Il lui dédie un sourire plein de bienveillance, comme le mentor qui prodigue ses derniers conseils à son apprenti. As-tu déjà volé ? Je me souviens combien tu aimais cela.
- Je n'ai pas osé, encore...
- Cela viendra. Souhaites-tu… que je t’y aide ? Lorsque tu seras prêt, évidemment.
- Oui, s’il te plait… Je suis prêt.
Le dragon recule et ouvre les bras.
- Quel enthousiasme ! Peut-être peux-tu me montrer ta forme véritable afin que je regarde si tu es apte physiquement.

La soudaine chaleur ne semble nullement perturber le dragon qui au contraire, semble l’absorber avec délice.

- Oh, pardon…
- Il n’y a pas de mal. Le feu est mon allié comme il est le tien.
Il se dénude et le dragon s’en étonne.
- Je t’apprendrais à te passer de cet effeuillage si tu le souhaites. Il n’est guère pratique. La magie te permet de contourner cela.
- Voilà !

Les yeux pleins d’amusement, le dragon croise les bras sur son large torse comme un professeur attendrait le début d’un exposé.
La métamorphose semble toujours aussi douloureuse. Le dragon sait qu’elle s’atténuera avec le temps mais en attendant, il grimace de compassion, heureux de n’être pas soumis au même traitement. Il semble fasciné par les atours nouveaux que prend Orion et sourit largement lorsque l’oiseau mythique émerge finalement.

Il s’incline à son tour bien bas avec respect, le cœur réchauffé par cette vision dont il ne pensait plus pouvoir être le témoin.
- C’est bien toi, mon ami. Tu es plus qu'apte à découvrir le monde vu d'en haut.
Il écarquille les yeux devant la magnifique plume turquoise que l’animal de légende lui tend. Il a parfaitement conscience de la valeur d’une telle offrande.  
- Par la Flamme… c’est un cadeau bien trop élevé ! Je ne saurais en être digne. Il fixe un instant le regard du volatile puis le visage marqué par l’émotion, le dragon incline à nouveau la tête. Je te remercie pour ce présent inestimable. Néanmoins, méfie-toi mon ami. N’offres tes plumes qu’à des personnes de confiance. Tu pourrais être traqué et déplumé à cause de ton pouvoir…
Voire pire…Mais le dragon n’ajoute pas un mot de plus et tapote gentiment le bec d’Orion.
- Ne t’inquiète pas. Je veillerai à ce qu’il ne t’arrive rien de la sorte. Il semblerait que ma colère soit toujours crainte, ajoute-t-il avec un sourire. A mon tour je présume.

Il range précieusement la plume d’Orion dans une poche puis recule largement lui aussi. Une fumée opaque l’entoure, gonfle, grandit. Puis en émerge une aile, deux, un long cou au bout duquel se trouve une tête reptilienne aux crocs acérée. Finalement se sont deux larges pattes qui supportent un corps gigantesque et écailleux et une longue queue qui fouette l’air qui apparaissent. Tout comme l'oiseau a revêtu son manteau de plume, le dragon a retrouvé sa rude peau d'écailles. Spectacle qui en fascinerait plus d'un ! Un phénix et un dragon réuni...

- Bien. Nous voilà donc tels que nous sommes, gronde la voix du dragon. Le vol est très instinctif. Bats des ailes avec vigueur et s’il le faut, appuie sur tes pattes pour t’élancer.
Il lui en fait une démonstration, et ses larges ailes membraneuses créent de puissantes bourrasques au sol. Puis le corps puissant du dragon se propulse soudain dans les airs. Il s’arrête à quelques mètres de hauteur et observe la clairière, en vol stationnaire.

Neorvrim s’amuse de servir de tremplin pour le phénix mais ne s’en offusque pas. Il est de toute façon préoccupé par les paroles d’Orion sur leur relation dans cette nouvelle vie. Pour tous les deux. Il l’observe toutefois d’un œil attentif, comme un professeur.
- Bien ! Bats des ailes régulièrement et avec force ! Tu t’en sors admirablement.
- Est-ce qu...
Il semble surpris par quelque chose mais Neorvrim ne l’interrompt pas, le laissant appréhender ses nouvelles sensations et cet état.
- Jusqu'où pouvons-nous monter ?

Un rictus qui pourrait paraitre terrifiant dévoile les crocs acérés de la créature écailleuse. Il s’agit pourtant d’un sourire. Il sent d’ici son excitation, son envie de découverte, l’énergie qui pulse de son corps d’oiseau alors qu’il lui tourne autour.  

- Tu as envie de savoir, n’est-ce pas ? Va… tente ! Envole-toi !

Le phénix commence doucement son ascension et le dragon l’accompagne, d’abord tout à fait passivement. Puis, l’ivresse du vent et de la hauteur l’emporte à son tour. Son long sommeil a engourdi ses ailes à lui aussi. Elles ne demandent qu’à s’ébrouer et conquérir à nouveau le ciel. Alors ses ailes battent avec force et le vent siffle violement autour de lui alors qu’il poursuit son ascension. Il ne prend nullement cet exercice comme une course ou une démonstration mais simplement pour un bon moment passé avec un être capable de comprendre cette sensation unique de vol.

Son corps massif perce la couche de nuage et il ne reste que l’immensité bleu et le soleil. Pourtant il monte encore, plus par défi cette fois. Grisé, il laisse retentir un hurlement de joie. Mais l’air autour de lui commence à changer, à se refroidir grandement. Et sagement, Neorvrim arrête sa montée restant en vol stationnaire.
- Je n’ira pas plus loin. L’air devient mauvais pour moi.
Quelques-unes de ses écailles ont déjà commencé à le picoter douloureusement.
- Mais je ne suis pas certain que tu aies de limite.  Un petit grondement pourrait passer pour un rire. C’est bien la première fois que nous nous lançons dans ce genre d’exercice. Comment te sens-tu ?

Il l’observe un moment de ses iris enflammés, en vol stationnaire.  
- Tu as raison, j’ai été injuste. Cette situation est aussi nouvelle pour toi qu’elle l’est pour moi. Mais il est effectivement plus sage de l’aborder en repartant de zéro. Je veux croire que si nous avons pu être très bons amis une fois, nous pourrons l’être à nouveau. Différemment, puisque nous le sommes nous-même. Et ce n’est pas une mauvaise chose. Je ne sais pas pourquoi ta réapparition se fait au moment où tout semble s’écrouler, tout comme la mienne, néanmoins j’en suis très heureux.

- Qu'est-ce qui s'écroule ?

La large tête squameuse s’amuse à suivre le vol erratique du phénix.
Haut, bas, bas, haut.
C’est comme suivre un dragonneau lors de son premier vol. Non pas qu’il est beaucoup eu ce plaisir. L’éducation des enfants dragons n’était pas l’affaire de la cour royale. C’est pourquoi il avait pris celle de Zealaas… Orion aujourd’hui, à bras le corps et avec beaucoup de joie.

- Sens le vent le long de tes plumes et bats plus vite des ailes pour rester stable, mon ami. Il garde un instant le silence avant de répondre à sa question. Le monde… les mondes tels que nous les connaissions. La frontière entre la Faerie et le monde des Humains est plus floue que jamais et tend même à disparaitre. La cour de Titania n’est pas loin.
Un long fumet épais s’échappe de ses naseaux à la mention de la Reine de Fae.
- Les nains ont quitté leurs montagnes et les sirènes ont envahi la côte. Mais tout cela, tu le découvriras par toi-même.  

- Dis-moi le fond de ta pensée. Est-ce que tu crois que mon éclosion aurait un but ?
Voilà une question pertinente.
- J’ai moi-même cette interrogation concernant mon propre réveil. Sommes-nous là pour une raison précise ? Avons-nous un rôle dans tout ceci ? Je n’ai malheureusement pas de réponse à ces questions. Ces circonvolutions de l’esprit ne mènent pas à grand-chose, crois-moi.
- Est-ce que je suis un mauvais augure, ou un bon présage.
Son long cou effectue un mouvement de dénégation.
- Ni l’un, ni l’autre. Cette vie est tienne. Pleinement. N’essaie pas d’en faire l’objet d’un quelconque but. Moi j’ai décidé de faire de la lutte des humains la mienne. Très égoïstement sans doute. Toi… eh bien ! Grandis ! Apprends ! Trouve ce qui fait brûler ta Flamme sans te soucier de savoir si tout cela a une logique. Un ennemi commun cherche à nous éradiquer tous. Notre éternité ne vaut plus rien dire aujourd’hui.    
- Est-ce que tu... m'en veux ?

Cette question perturbe un instant son vol et son équilibre parfait dans les airs.

- Par la Flamme Sacrée ! Qu’est-ce qui te fait donc penser cela ? Non… nullement. J’en veux à Obéron… j’en veux à sa Reine régicide et génocidaire… mais pas à toi. Pourquoi t’en voudrais-je donc ? Pour être ce que tu es ? Pour être… mort ou parce que tu ne souviens pas de moi ? Cela serait parfaitement injuste de ma part.
- Tu as froid ?
Le rictus dévoilant ses crocs pourrait s’apparenter à un sourire.
- Non ne t’inquiète pas, je connais mes limites. Pour moi le froid n’existe pas ou me mord si violemment qu’il me blesse. As-tu… éprouves-tu toi-même du ressentiment à mon égard ?

Son soupir finit en grondement bas.
- Viens… allons survoler la mer. Tu verras comme tout change vu du ciel !

- As-tu… éprouves-tu toi-même du ressentiment à mon égard ?
- Non, je ressens de la pureté vis-à-vis de toi.

Neorvrim soupire de soulagement et hoche sa large tête saurienne, satisfait de pouvoir se dire que le début de cette nouvelle relation n’est entachée de rien.
- Viens… allons survoler la mer. Tu verras comme tout change vu du ciel !

Le dragon s’amuse de voir le vol expérimental du phénix. Il le laisse lui tourner autour, tester différentes vitesses et placements. Il dompte le vent et ses particularités et s’il met quelques temps à s’y faire, son vol prend une aisance évidente de celui qui est né pour voler.

Orion s’amuse avec la mer et ses petites vagues tandis que Neorvrim garde une distance sécuritaire avec son élément contraire. Le dragon ne peut s’empêcher de frissonner intérieurement à chaque fois que l’oiseau se fait arroser. Mais le phénix n’est pas façonné de la même façon que lui. L’eau ne lui fera rien.
Il finit par remonter vers lui et le dragon se poste de telle façon que le vol de l’oiseau de feu en soit facilité pour le laisser se reposer un peu.

- Tu as l’air d’apprécier la mer… fais toutefois attention. Ses profondeurs abritent de nombreuses créatures cruelles et imprévisibles.
- Tu étais qui, auparavant ? Je veux tout savoir. Tu me racontes ton histoire ? Et la place que j'y avais ?

Le dragon baisse subitement la tête, presque honteux soudain. Mais il se doit bien d’expliquer la situation à Orion pour qu’il la comprenne. Il a l’air avide de ce passé lointain et oublié et pour être honnête, s’il était à sa place, Neorvrim le serait lui aussi. Et puis peut-être que lui en parler ravivera des bribes de souvenirs ? Qui sait. En tous les cas, il lui doit la vérité.

- Nous étions un royaume prospère et respecté grâce à notre Reine, Iska. Notre cité était une pure merveille d’architecture et de magie runique ou de l’alliance des deux. Par exemple, les murs du palais étaient des sortes de voies de communication magique. Il suffisait d’y apposer ta paume pour envoyer un message ou savoir où se trouvait une personne. Comme j’aimerais pouvoir te montrer tout cela… Lourd soupir draconique. Nous y avons passé un très grand nombre d’années toi et moi avec Hebor. Un nain qui n’a pas sa langue dans sa poche. Iska vous appelait « ma ménagerie ». Je n’aimais guère sa façon de vous considérer mais c’était le prix à payer pour vous faire rester avec moi. J’étais le consort d’Iska, son conseiller et son ami… un Prince. Nous devions donner naissance à notre prochaine souveraine mais… la chose est encore douloureuse pour lui… mais il s’avère que j’en ai été incapable. A vrai dire, c’est tout mon peuple qui n’arrivait plus à faire des enfants. Nous… périclitions et j’ai toujours soupçonné que la cause en était notre éloignement de notre animalité, voulu par Iska et moi-même. Nous avons sans doute tué les dragons, Orion. Il lui passe les détails sordides des autres consorts, de la perte régulière des œufs et du lent déclin de son statut. Tu œuvrais avec moi pour l’amélioration de la cité et tu aimais imaginer d’autres bâtiments. Tu avais des idées, beaucoup d’idées. Je les ai toujours trouvé rafraichissantes et ingénieuses. Tu adorais créer…

Il en vient finalement au plus dur à raconter.

- Les relations avec la reine des faes, Titania ont toujours été compliquées. Iska n’a jamais adhéré à sa volonté d’unification des peuples sous sa coupe. Je ne sais exactement ce qui s’est passé mais le frère de ma Reine a été tué sur le territoire fae. Iska… malgré mes recommandations est entrée en guerre contre les faes. Mon peuple a été massacré. Je suis restée pour défendre la cité et ceux qui ne pouvais pas se battre. Mais tout cela a été vain. Je… je suis le dernier, Orion. Le dernier dragon. Comme tu es le seul phénix. Voilà mon histoire très cher ami.

Le vent au-dessus de la mer est taquin, il souffle puissamment, puis tout doux. Il n’est jamais violent comme peuvent l’être les vents en altitude et ne change pas d’avis d’un coup, mais il est fort, et accompagne la mer de grandes caresses. Ce vol est très agréable. La fatigue vient rapidement et je stabilise mon vol à côté de Neorvrim.

"C’est vrai ? Quel genre de créatures ? Comment sait-tu qu’elles sont dangereuses ?"

L’imprévisibilité est, outre un mot long qu’une auteure aurait du mal à écrire du premier coup un lundi matin au travail, aussi un concept qui ne me dérange absolument pas. Le monde est imprévisible pour moi. J’imagine que je commencerai ä le cerner quand j’aurai vécu un peu plus, acquis un peu d’expérience. Je ne sais pas de quoi mon lendemain sera peint, et je me rends compte que cela me fait peur, une bonne peur, ce n’est pas une peur bleue et glaciale, mais une jolie peur d’un bleu électrique et vibrant. Je ne sais pas s’il existe un mot pour une telle émotion. Je ne comprends mes émotions qu’au travers d’un prisme coloré.

Pour peu, je me rends compte que je pourrais presque dormir en vol, presque, mes ailes ne sont pas encore assez grandes. Alors je continue à poser plein de questions au dragon. Je me rends compte que j’adore sa voix, grave, grondante et respirante comme le feu. La mienne en forme d’oiseau, ressemble plus à celle d’un orage lointain. Neorvrim me parle de son époque, de notre époque, lointaine, un monde que je ne reverrai plus jamais, perdu pour moi pour toujours. Je sais que je devrais être triste, mais j’ai la sensation qu’on me parle d’une personne décédée que je n’ai jamais connue et dont on me dirait qu’elle m’aurait appréciée. Je me sens juste… curieux. Curieux à en oublier ma fatigue. J’entends l’histoire de ce nain qui fut mon ami. Et le fait que mon cher Dragon n’aimait pas que je sois traité en animal de compagnie me fait rire. Cela ne me dérange pas plus que cela au final. Au moins avais-je une place de choix dans sa vie.

La suite parle de politique et me voilà rapidement perdu. Le peuple Faö, le frère de la Reine, ces prénoms… tout cela devait me parler jadis. Ce n’est plus le cas. Je me sens coupable vis-à-vis de Neorvrim.

"Tu n’es pas seul. Nous sommes deux… à être seuls."

Une vibration parcourt mes plumes, fort de cette nouvelle.

"Je… Je… Qu’est ce qu’il m’arrive ?"

C’est fort, et cela m’est déjà arrivé auparavant. Sans crier gare, je m’embrase de part en part. Mes plumes sont encore là, rejointes par de nouvelles d’une teinte bleue électrique. Je sens aussi mes plumes de queues s’agrandir. En un instant, je perds l’équilibre et ne parviens pas à rétablir mon vol. Je chois lamentablement vers la mer qui est heureusement encore très loin sous moi. Le feu de mes plumes se calmes, puis se ravivent avec le vent de ma chute.

"Neo… "

- Tu n’es pas seul. Nous sommes deux… à être seuls.

Cette affirmation d’une profonde et innocente honnêteté réchauffe les braises de sa flamme de cœur. Sa gueule s’étire, dévoilant ses crocs dans une sorte de sourire de dragon pour les initiés, rictus inquiétant pour les autres.
- Tu as raison. Et il se trouve que je ne suis plus si seul que cela. Enfin… je resterai le dernier dragon. Tout comme toi, je suis gardien d’une race perdue. Ainsi va le monde à présent.

Neorvrim sent l’air changer soudain, grimpant en température et crépitant comme un ciel d’orage. Il sait ce que cela signifie, il l’a déjà vécu. Il s’en est même affolé la première fois, craignant d’avoir fait quelque chose de néfaste pour le phénix.

- Je… Je… Qu’est ce qu’il m’arrive ?
- Tout va bien, Orion.

Mais déjà il s’embrase avant que le dragon n’ai pu lui expliquer ce qui lui arrivait. Il le voit changer subtilement et reste en vol stationnaire, attentif. Il sait combien le phénix est vulnérable à cet instant et se fera son gardien comme autrefois.
Sitôt qu’il le voit chuter, Neorvrim pique pour le rejoindre.

- Neo…
- Je suis là, affirme tranquillement la créature.

Il est certes plus lourd et de fait, moins rapide, mais il compense grâce à sa grande expérience lui permettant de trouver des courants descendants qui facilitent sa descente. Bientôt, il se retrouve sous le phénix en flamme et déploie ses ailes pour le recueillir sur son grand dos écailleux. La chaleur de son feu ne lui absolument rien, bien au contraire. Il se tord le cou pour vérifier que tout va bien.

- N’aie crainte, mon ami. Je te tiens.

Il reprend son vol et les ramène tout deux dans la clairière où ils se sont retrouvés. Après avoir attendu que les flammes se soient parfaitement éteintes, Neorvrim le fait glisser sur son aile avec délicatesse, puis lentement, sur le sol.
Là il reprend forme humaine et ni le vol, ni ce sauvetage improvisé n’ont égratigné la superbe de son allure. Il caresse lentement les plumes de son ancien compagnon... et peut-être son ami en devenir. A nouveau.

- Comment te sens-tu ? Il lui sourit avec beaucoup de tendresse. Je suppose que tu sais ce qui vient d’arriver. Tu viens d’évoluer. Grandir, disent les humains. J’aimerais croire que ce sont nos retrouvailles qui t’ont aidé. La première fois que j’ai assisté à ce phénomène, j’ai eu peur que tu ne sois en train de te consumer. Si tu le peux, reprends ta forme humaine toi aussi et viens manger, fait-il en désignant la nourriture qu’il a apporté ce jour. Tu vas avoir très faim sous peu. C’est peut-être déjà le cas ! Tu pillais systématiquement les cuisines royales, ce qui faisait grogner Hebor de mécontentement. Cela dit, il en fallait peu pour le faire grogner.

Il le laisse dévorer à sa guise pour retrouver l’énergie qu’il vient de perdre et lui demande soudain.
- Souhaites-tu… que je te montre ? A quoi cela ressemblait, le château, notre vie là-bas ? Ce ne serait qu’illusion magique qui rendrait sans doute bien peu justice à la réalité mais… enfin peut-être préfères-tu laisser tout cela derrière toi à présent. Pour te tourner vers cette nouvelle vie pleine de promesse ! As-tu déjà rendu visite aux humains ? Je loge moi-même parmi eux. Ils m’offrent leur protection.

Pas si seul que cela ? Que veut-il dire par là ? Ma curiosité est trouvée et s’éclaire de couleurs iridescentes. Lui, le dernier dragon, parle-t-il de moi ou de quelqu’un d’autre ? Le fait que nous soyons gardiens n’est pas pour me rassurer car cela me fait miroiter des responsabilités que je ne suis définitivement pas prêt à assumer. Tout cela me fait peur, d’une peur bleue, véritablement. Je me sens comme un enfant à qui on a confié une arme dangereuse et à qui on dit « tu sais quoi faire ». Ma crainte se transforme en terreur, et le tout s’enflamme douloureusement. Je demande de l’aide au dragon qui réagit comme s’il avait fait cela toute sa vie.

Je tome, ne pouvant plus assurer mon vol, essayant en vain de me rattraper, ayant l’impression de me noyer dans cette immensité bleuté. La mer, sous moi, éteindra mes flammes, mais c’est le dragon sur qui je tombe. L’impact n’est pas douloureux, mais je m’arrime à lui, décidant que je ne veux plus voler pour le moment. Le reptile devient homme et je crains de faire de même, pour le moment. Je me sens dangereux, et vulnérable à la fois.

"Ç…ça va, je crois." je me sens fatigué, effrayé, mais la faim vient très vite, comme il l’a prédit. Je regarde aux alentours jusqu’à trouver mes vêtements. Peine perdue, je me retransforme et retrouve ma peau glabre avant de me jeter sur la nourriture, l’engloutissant sans pouvoir m’arrêter, sans qu’il n’en reste plus une miette. "Merci… Oui, cela m’est déjà arrivé, mais jamais aussi violent." Auparavant, c’était comme de voir une buche tomber d’un feu et se mettre à crépiter, là, c’était plus profond, presque comme si ça avait aussi atteint mon esprit.

Toujours nu, je ramasse les quelques bouts qui pourraient rester avant de me tourner vivement vers Neorvrim.

"Oh oui ! S’il te plaît, montre-moi !"

Alors je reverrai mes anciennes créations ?

"Je n’ai pas encore rencontré d’humains. Je vis avec une créature marine. C’est elle qui m’a appris à me nourrir, qui m’a sorti de l’œuf."

Il faudra que je la quitte, un jour, parce que je sens bien qu’elle aspire à plus de tranquillité. Je me souviens que j’ai déjà parlé d’elle à Neorvrim et que j’avais ressenti une émotion mauvaise que je ne suis pas apte à comprendre, comme… s’il s’en méfiait.

"Ce sont les humains qui t’offrent leur protection ? Contre quoi ?"

Je trouve mes vêtements et m’en revêtis, enfin. Non pas que la nudité me gêne, mais il paraît qu’il ne faut pas évoluer ainsi.

- Oh oui ! S’il te plaît, montre-moi !
L’enthousiasme dont il fait preuve amuse le dragon qui lui sourit avec affection.
- Entendu, entendu…
- Je n’ai pas encore rencontré d’humains. Je vis avec une créature marine. C’est elle qui m’a appris à me nourrir, qui m’a sorti de l’œuf.
- Je sais oui… Tu t’es trouvé une famille peu commune pour un phénix ! Mais si elle sait prendre soin de toi, c’est tout ce qui compte, n’est-ce pas ?

- Ce sont les humains qui t’offrent leur protection ? Contre quoi ?
Le sourire du saurien s’élargit irrépressiblement.
- Contre rien, mon ami ! Si ce n’est le plaisir de ma compagnie. Mais il est vrai que pour les remercier de leur protection, je me suis engagé à lutter à leurs côtés pour leur survie. Il redevient grave soudain. Les humains sont… très attachants. Je ne supporterais pas que leur destin rejoigne ceux de mon espèce. Tu comprends ? Et puis… j’ai envie de donner à mon réveil un sens particulier. J’aimerais beaucoup de te présenter mes nouveaux amis… lorsque tu te sentiras prêt !

Il patiente pendant qu’Orion se rhabille.
- Voler avec toi m’avais manqué ! Mais je t’ai promis de te montrer…

Il fait quelques pas et trace dans l’air des signes qui forment une rune dans la langue draconique.
Aussitôt, l’air se distord autour d’eux.
- N’ai pas peur…

L’atmosphère crépite et se charge de magie avant que la réalité ne se modifie autour d’eux. Ils sont à présent sur un large balcon, assez grand pour accueillir la taille d’un dragon adulte. A leurs pieds s’étendent une cité animée aux bâtiments splendides qui s’élancent avec élégance vers les cieux.

- Voici ma ville. N’est-elle pas merveilleuse ?
Il est aisé de voir que la capitale draconique est perchée sur une très haute falaise et se situe en altitude, supposément à l’abri de toute attaque.

Du doigt, il lui désigne une fresque sur la pouponnière royale. Elle représente une envolée de dragons de tailles et de couleurs variées, leurs têtes reptiliennes tournées vers le haut, les ailes écartées.  
- Cela est ton œuvre.
Il y en a d’autres ici et là, qu’il lui donne à visualiser. Parfois les peintures ont un motif clairement visible, d’autre fois, elles sont plus abstraites, comme cet amas de couleurs chaudes qui rappellent celles des flammes.
Neorvrim lui montre plusieurs bâtiments, dont la forge, le marché et l’énorme salle d’entrainement. Revoir tout cela aujourd’hui, simple fragment de sa mémoire, le peine bien plus qu’il ne le pensait et sa peine se lit sur son visage altier.
- Il n’en reste aujourd’hui que des ruines.

Comme toute sa culture, leurs arts et leurs savoir-faire. En guise de « clou du spectacle », Neorvrim invoque le souvenir de la salle du trône où Iska siège, comme la Reine puissante qu’elle fut. Belle, froide et royale jusqu’au bout de ses écailles. Derrière elle, un énorme vitrail la représente, à la fois humaine et dragon. A sa droite, en plus petit, se tient Neorvrim, lui aussi dépeint sous ses deux aspects. La lumière filtrant à travers les nombreuses couleurs du verre teinté se répandent en tâche sur le sol et la Reine des dragons.  

- Ce fut ta dernière création avant de… de nous quitter. Iska l’appréciait particulièrement. Pour ma part, j’ai toujours aimé ton art sous toutes ses facettes. Peu importe le support ou le sujet. Tout cela… te rappelle-t-il quelque chose ?

Je n'arrive pas à comprendre. Les humains protègent Néorvrim contre rien... Mais il les remercie tout de même en luttant avec eux pour leur survie. Mes sourcils se haussent en un signe d'incompréhension manifeste. Suis-je trop jeune pour en saisir le sens ? Est-ce que mon ami aurait des choses à me cacher, ou me prendrait-il pour un stupide oisillon ? Je sens à nouveau une colère d'enfant impatient monter. Comment "rien" peut-il éradiquer une espèce toute entière ?

Je baisse la tête, laissant la tension s'en aller. Je ne vais pas rebondir là-dessus. S'il ne veut pas m'en parler, tant pis pour lui ou les humains.

"Je suis prêt quand tu le seras."

Il ne m'aide pas du tout à me sentir pleinement en possession de mes facultés. C'est étrange. J'ai presque l'impression de ne plus être son ami, mais plutôt son petit frère un peu turbulent... ou son fils.

Un souvenir se matérialise sous nos yeux. SA ville ? Il était donc roi ? Je m'approche du balcon, sentant l'envie de prendre mon envol, appréciant la chaleur du soleil de ce songe sur moi. Les dragons sculptés qu'il me montre sont tout simplement splendides. C'est vraiment moi ? Aurais-je un jour une telle maîtrise dans cette vie ? Est-ce que j'ai eu un apprenti qui pourrait me réapprendre ? Ou...

... Non, je vais réapprendre tout seul... Et je dépasserai cette maîtrise-là. Je me tiens droit, et fier. Nous marchons dans une ville que j'ai façonnée avec mes mains, avec mes flammes. Je repère une idée ici, je comprends comment j'ai pu faire cela. Je m'arrête devant une peinture et admire le mouvement figé.

Nous arrivons devant la Reine dragon et je vois l'aura de mon ami se parer de la couleur de l'amour. Mon regard va de ce personnage à Neorvrim. Mon regard est attiré par le vitrail derrière et je souris. Du verre teinté ! J'ai du sable partout là où nous sommes, je pourrais fabriquer du verre !

"C'est curieux... je n'ai pas fait les yeux."

J'observe les yeux attentivement avant de me rendre compte qu'ils ne forment pas un creux, mais un trou. La lumière passe de part en part avec force et quand je suis le rayon et regarde le sol, les deux protagonistes semblent avoir leur regard qui brille. Tout cela éclaire leur visage comme un halo... comme... une aura.

Cette œuvre, elle est à moi, seul moi peut voir ainsi.

"Non, je ne me rappelle rien. Je suis désolé."

Je le suis vraiment... il aurait été plus facile d'être comme lui, vieux, sage, avec une noblesse dans le regard qui ne se fige que qu'avec des années d'éducations, de préceptes, et d'expériences. Ainsi, j'aurais pu éviter les pièges que la vie aurait dû m'apprendre très vite. Il faut que je retourne chez moi, je ne veux pas inquiéter la femme qui m'éduque, après tout.

"Je t'envie, Neorvrim... Avoir encore l'apogée de ton royaume dans tes souvenirs doit être très agréable."