La nuit s'étiole et l'aube n'est pas encore là. Chhaya aime cet instant suspendu, entre loups et chiens, où l'univers parais suspendu avant de renaitre à la lumière. Dans cet espace sans couleur ni temps, elle est à sa place.
Une ombre parmi les autres.
De haut de sa branche, elle observe le camp berseker et le cottage du Terrier baigné du silence de l'aurore. Elle n'est nul part chez elle, mais ici elle ne se sent pas totalement étrangère. Ces ours mal léchés, parfois grossiers sont aussi doués d'une captivante capacité à s'accoquiner de n'importe qui. Introduite comme une amie de Björn, il a suffit de quelques pintes d'hydromel cuvé par Harald et de quelques rounds de bras de fer en leur défaveur pour être finalement adoptée par le clan dans son ensemble. La camaraderie guerrière, semble-t-il. La Renarde est moins facile à séduire mais, chose étonnante, elle n'a pas objecté à sa présence régulière. Elle est donc tolérée.
Björn n'est sans doute pas étranger à cet état de grâce passager.
C'est aussi la raison majeure de sa présence.

Chhaya n'est la bienvenue nulle part, si ce n'est dans la cuisine de ce cher Gaffney, ce cher saint-homme. Les Dormeurs ne l'apprécient guère, les habitants du haras s'en méfient, les autres ignorent qui elle est.
Personne ne sait, sauf rares élus.

Björn est l'un d'eux.

Allez comprendre pourquoi elle, une démone antédiluvienne, une Maitresse-Bourreau, trouve réconfort en sa présence. Sa jeunesse, peut-être; sa pugnacité, aussi; son incommensurable bonté, très certainement. Il faut au moins ça pour la supporter, ainsi qu'une solide patience.

La démone se laisse glisser souplement le long du tronc et atterrit sans bruit dans l'herbe gorgée de rosée. Elle se faufile, furtive, dans la tente la plus proche. Ses mouvements sont fluides comme de l'encre. La respiration régulière de son occupant, enroulé dans son sac de couchage, indique qu'il dort profondément. Elle s'accroupit au plus prêt de l'homme-ours assoupi et l'observe. Björn fait encore plus juvénile quand il dort. Personne ne pourrait se douter que sous ses dehors de jeune premier se dissimule une âme de grabataire en charentaises.
La pensée tire à Chhaya un sourire puérile.
Elle a très envie de l'embêter.

Avec un brin d'herbe, elle taquine le tarin du sorcier, chatouille ses pommettes effilées, cherche à voir si ça pourrait le réveiller.

C’est la première fois que Björn quitte son Islande natale.
Il est partagé entre l’exaltation de cette aventure nouvelle qui le pousse à tester ses limites et l’envie de retrouver les terres qui l’ont vu grandir.
Ils ont pourtant été plutôt bien accueilli même s’il sent Jolhane parfois nerveuse de les voir roder aussi nombreux autour de son Terrier.
Björn ne peut lui en vouloir. L’ours est un animal tout aussi territorial, c’est pourquoi le clan au complet s’applique à respecter les frontières invisibles de la compagne de Magni. La forêt est bien assez vaste pour qu’ils s’y installent.
Après quelques semaines déjà, leur camp commence à ressembler à quelque chose et une sorte de salle commune a été aménagée.

Lui a dressé sa tente légèrement à l’écart, marquant ainsi sa différence et sa fonction.
Et puis, difficile d’interpréter les messages des dieux quand on a autant d’ours ronflants aux alentours… ou à trouver le sommeil.
Non, être un peu à l’écart ne le dérange pas. Et si les dieux restent pour l’instant muets, au moins il a le luxe du repos au calme.
Les débuts à Tir Na Nog ont marqué une profonde crise de foi chez le jeune homme qui n’arrive pas à concilier ses dieux avec les ersatz qui se promènent sur terre. Des avatars qui sont trop proches de l’homme pour être ceux dont il a besoin. Des êtres finalement aussi paumés que lui et qui n’éprouvent aucun sentiment particulier pour tous ses années de dévotions et de prières que Björn leur a consacré.

Qu’à cela ne tienne !
Il a décidé que ses croyances ne seraient pas ébranlées que sa foi lui appartenait à lui et à lui seul. Il est le guide spirituel des Berserkers et il entend bien l’être à sa façon.
Le vent du changement souffle, et il n’y a aucune raison pour qu’il ne touche pas les Berserkers. Ils ont besoin de ce changement. De s’ouvrir au monde et aux autres.
Lui-même tente de mettre de côté ses préjugés, de montrer la voie.

En résulte une drôle d’amitié qu’il entretien avec une Princesse Démon, Bourreau et peut-être d’autres choses pour ce qu’il en sait. Une amitié qui se base certainement sur leurs sentiments communs de se débattre seuls contre des choses qui les dépassent mais qui sont pourtant d’une importance capitale à leurs yeux.

Elle veut réformer le Pandémonium.
Il cherche simplement à mener les Berserkers sur un chemin plus sain et un avenir meilleur.

La comparaison entre ses deux objectifs prête à sourire et sans doute est-ce pour cela qu’il cherche à être un allié dans sa quête titanesque. Être un guide différent. Du moins essaie-il.

Il a également conscience de lui offrir une occasion d’être autre chose qu’un titre et une fonction. C’est pourquoi il s’est couché la veille le cœur léger en la voyant, détendue, s’amuser avec les autres membres du clan.

Ce matin, il comptait bien faire une grasse matinée, la journée de la veille ayant été longue et éprouvante. C’est sans compter sur cette… ce truc qui lui chatouille le nez.
Björn grogne, tente de chasser l’insecte perturbateur d’une main et se tourne résolument. Mais l’ennuyeux chatouillis continue. Sa conscience s’éveille, bien malgré lui et une odeur familière parvient à ses narines.

Il pousse un soupir, se remet sur le dos et ouvre vaguement les yeux encore bouffis de sommeil.
- Bonjour Chhaya… j’aurais pu parier sur l’un des enfants mais non… c’est une démone millénaire qui vient me réveiller avec… il attrape le poignet de Chhaya et le soulève pour dévoiler l’objet du crime qu’il fusille du regard… un brin d’herbe.
Il relâche sa prise et s’assoit lentement, ouvrant son sac de couchage au passage. Il frotte son visage comme un enfant qui ne veut pas se réveiller puis grogne à nouveau en voyant que le ciel se pare encore des restes de la nuit.
- Tu sais que certain ont besoin de se reposer un peu pour récupérer ? Bon… qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Björn gigote, s'ébroue, grimace, ce qui ne fait qu'attiser l'envie de Chhaya de l'enquiquiner davantage. Il est terriblement attendrissant, il faut dire. Finalement, il s'éveille, illustrant parfaitement l'expression "Ours mal léché".

- Bonjour Chhaya…
- Bonjour petit Ourson.
- J’aurais pu parier sur l’un des enfants mais non… c’est une démone millénaire qui vient me réveiller avec…

Chhaya glousse et se laisse facilement capturer. Le berseker est l'un des rares qui peut aussi familièrement la toucher.

- … Un brin d’herbe.
- Un brin d'herbe caressant, il te prie. Sache que les petits renardeaux ne s'approchent jamais de ta tente. Il faut croire que ton aura de sorcier les garde respectueusement à distance malgré leur curiosité. Ca s'appelle la respectabilité, je crois. Ceci étant à mes yeux, je ne vois pas l'intérêt de te mettre à part. Tu ronfles autant que tes congénères.

Elle sourit, moqueuse bien que chaque mot soit pétri d'une sincère affection. Björn est le seul qui soit venu à son secours le jour où elle en avait le plus besoin. Il est le seul à s'être soucié de sa disparition. Pour cela, il aura gagné son amour éternel et le droit de se faire chicaner chaque jour que les Infinis leur accordent.

- Tu sais que certain ont besoin de se reposer un peu pour récupérer ?
- Tu dormiras dans la journée, pas au moment le plus intéressant de celle-ci.
- Bon… qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Elle pose son menton sur son épaule et le fixe de ses grand yeux noirs comme des puits. Parfois, elle a des réactions de fillette mal grandie.

- Viens te promener avec moi. C'est beau dehors. Il n'y aura personne d'autres que nous et l'aurore... Tu veux bien ? chuchote-t-elle et comme souvent, sa voix se faufile dans le creux de ses tympans pour s'y nicher, comme portée par l'ombre de ceux-ci.

- Un brin d'herbe caressant, il te prie.
- Il me prie rien du tout, grommelle Björn en pleine méditation sur le fait de se rallonger.  
- Sache que les petits renardeaux ne s'approchent jamais de ta tente. Il faut croire que ton aura de sorcier les garde respectueusement à distance malgré leur curiosité. Ça s'appelle la respectabilité, je crois.
- Braves gosses. Si seulement tu avais une petite dose de ce respect pour moi, lance-t-il sans vraiment y mettre beaucoup de piquant et de verve.
- Ceci étant à mes yeux, je ne vois pas l'intérêt de te mettre à part. Tu ronfles autant que tes congénères.
- C’est faux et tu le sais parfaitement.

Ou alors à un niveau tout à fait acceptable par rapport à la bande de wagons à vapeur qui lui sert de clan. Le jeune homme s’étire, espérant réveiller ses muscles et son corps, sans beaucoup de succès.

- Toi par contre ça t’arrive toujours quand tu abuses de l’hydromel d’Harald, pour ton information. Tu sais que certain ont besoin de se reposer un peu pour récupérer ?
- Tu dormiras dans la journée, pas au moment le plus intéressant de celle-ci.
Il lui lance un regard par au-dessus et garde un instant le silence. Elle a encore des manières de princesse à qui on obéit au doigt et à l’œil. Ordonnant pour son bon plaisir.
- Tu crois que je fais quoi de mes journées ? Les siestes sont rarement au programme. Fichu pour fichu de toute façon. Bon… qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Avec Chhaya il n’y a pas de demi-mesure. Soit elle vous tient très loin d’elle et ne vous laisse la toucher qu’en cas de force majeur, soit elle envahit votre espace sans réellement se préoccuper de choses comme les limites. Björn s’y est habitué. Depuis qu’il l’a arraché aux griffes du Cavalier sans Tête, ils ont certainement dépassé ces considérations-là.

- Viens te promener avec moi. C'est beau dehors. Il n'y aura personne d'autres que nous et l'aurore... Tu veux bien ?
A chaque fois qu’elle fait son « truc » des ombres, il a un violent frisson. Susurrer de cette façon à l’oreille d’une créature aux sens aiguisés et supérieurs aux humains est l’équivalent d’un jumpscare de film d’horreur et elle le sait parfaitement. Mais ça aussi il s’y est habitué. A moitié. Il n’a plus de mouvement de recul violent.
Profond soupir.
- T’exagères, tu sais ça ?

Parfois il a l’impression d’être une sorte de bouffon de la Reine, dispenseur de divertissement et corvéable à merci. Et c’est de sa faute puisqu’il ne lui dit jamais non ou presque. Mais, par affection, il n’a pas le cœur à la repousser. Même dans ses élans de randonneuse de l’aube alors qu’il n’aspire qu’à refermer les yeux.  

- Est-ce que j’ai le choix, Majesté ? conclut-il avec son sourire en coin. Pousse-toi que je puisse me lever.

Il s’extirpe de son sac de couchage. Ne pouvant se mettre debout à l’intérieur de sa tente, il sort avec ses vêtements à la main puis se rince le visage et la bouche de façon rudimentaire.
- Alors… quelle mouche te pique ce matin ? demande-t-il en s’habillant, l'observant du coin de l'oeil. L’aube est belle tous les jours mais, heureusement, il ne te prend pas l’envie de me réveiller pour une balade à chaque fois. il rabaisse son tee-shirt sur son torse. Qu'est-ce qui se passe dans ta tête ce matin ? demande-t-il avec beaucoup de douceur.

- T’exagères, tu sais ça ?

Chhaya penche la tête sur le côté, sa joue s'écrasant sur l'épaule du berseker en lieu et place de son menton.

- S'il te plait... insiste-t-elle avec une attitude de gamine impatiente.
- Est-ce que j’ai le choix, Majesté ?
- Pas si tu m'aimes vraiment.
Battement de cils appuyé sur ses vastes prunelles de jais.
- Pousse-toi que je puisse me lever.

Le sourire de Chhaya s'élargit, pleinement satisfait, et elle s'écarte du sorcier pour mieux le laisser s'extirper de son sac de couchage, de sa tente et de son sommeil. Elle l'observe effectuer ses ablutions et s'habiller en jouant avec sa longue tresse, tel un serpent sinueux entre ses doigts. La démone se prépare mentalement à affronter les questionnements du jeune homme qui ne manqueront pas de survenir. Ils fusent déjà.

- Alors… quelle mouche te pique ce matin ?
- Je te l'ai dit, l'aube est magnifique, j'ai envie de partager ce spectacle avec toi.
- L’aube est belle tous les jours mais, heureusement, il ne te prend pas l’envie de me réveiller pour une balade à chaque fois...-ce qui se passe dans ta tête ce matin ?

Elle connait ce ton là, et rarement elle a su s'y dérober. La bienveillance de Björn s'immisce souvent dans les brèches de sa volonté.

- Nous sommes encore trop près du camp pour que je te le dise. Elle lui prend la main et le tire à sa suite. Viens...

Ils marchent au hasard, s'enfonçant dans la forêt, loin de toutes oreilles indiscrètes. Lorsque Chhaya juge l'endroit à sa convenance - le sommet d'une haute colline baignée d'or rose, une trouée d'herbes folles dans l'enchevêtrement boisé environnent - elle fait halte puis volte-face. Elle tripote le poignet et les coussinets des paumes de Björn de ses dix doigts, comme pour puiser un semblant de courage dans ses cales rugueuses.

- Je crois que je me sens prête à danser devant quelqu'un. Elle se mordille la lèvre. Cette fois, j'aimerais que tu me regardes...

Elle le fixe par en dessous, consciente que pour un être de sa stature, de son aura, de sa fierté, la requête a de quoi paraitre ridicule. C'est pourtant le seul être qui ne la jugera pas, elle le sait.

- Nous sommes encore trop près du camp pour que je te le dise.
- Beaucoup trop de mystères avant 7 heures du matin.
- Viens...

Il se laisse trainer sur quelques mètres après avoir récupérer sa gourde au passage. Il ne presse pas la résolution de ce mystère mais avance à ses côtés dans un silence agréable qui les laisse profiter des premiers chants d’oiseau. Il trouve quelques mûres sauvages qu’il nettoie rapidement avant de tendre sa paume pleine à Chhaya et d’en picorer lui-même, à défaut d’un solide petit-déjeuner.
Ils grimpent une colline basse et avant même qu’elle ne s’arrête, il sait qu’elle a trouvé le lieu pour lui parler.
Une sorte d’instinct.

Mais encore une fois, il ne dit rien, la regarde palper ses mains légèrement tâchées par les fruits et hésiter longuement.
Ça viendra d’elle ou ça ne viendra pas.

- Je crois que je me sens prête à danser devant quelqu'un.
- Ah. C’est une bonne nouvelle ! Qu’est-ce qui a fait le déclic ?

A vrai dire il n’a pas tellement compris à quel point c’est important pour elle mais c’est un fait, ça l’est et il le respecte. Ca a sans doute à voir avec la réappropriation de son corps. Elle lui a déjà confié qu’elle avait encore du mal à se reconnaitre dans le miroir et considérer à nouveau ce physique comme le sien.
- Cette fois, j'aimerais que tu me regardes...

Le coin de sa bouche se relève dans un petit sourire.
- J’avais deviné. Sauf si tu m’as sorti du lit et amené ici juste pour me l’annoncer. Ok ! Avec plaisir.  
Il ne fait aucun commentaire, par pudeur, mais ce sent honoré de la confiance qu’elle lui accorde. Il recule pour lui laisser de l’espace et cherche du regard un coin où s’installer.
- Tu veux que je me mette dans un endroit particulier ? Que… je fasse quelque chose de spécial ? Me taire et regarder c’est ça ?

L'expression malicieuse du berseker apaise immédiatement les inquiétudes de Chhaya : avec lui comme garant des secrets de son intimité, elle n'a rien craindre.

- J’avais deviné. Sauf si tu m’as sorti du lit et amené ici juste pour me l’annoncer. Ok ! Avec plaisir.  
- Merci. Merci infiniment, Björn.
- Tu veux que je me mette dans un endroit particulier ? Que… je fasse quelque chose de spécial ? Me taire et regarder c’est ça ?
- Tu.. Hum.. Mets-toi là où ce sera le plus confortable pour toi et.... Elle se dandine d'un pied sur l'autre, trahissant sa nervosité. Tu veux bien chanter, comme la dernière fois ?

Et la première.
Il avait tourné le dos pour la laisser danser sans le poids de son regard, mais de sa voix grave avait offert un rythme et une mélodie à cette prime tentative. Chhaya a peur de danser, non seulement parce qu'il s'agit de l'arme des Dormeurs  et l'agent des Fosses se montre rétive à l'idée d'appliquer ce qu'elle ferment combattu ; mais également parce que danser met l'âme à nue, et la sienne est si tordue, si fissurée qu'elle craint de s'y confronter.
Cette toute première fois, elle a effleuré du doigt de lointains et précieux souvenirs de son humanité qu'elle avait soigneusement enterrés. Elle s'était retrouvée à pleurer toutes les larmes de son corps et de son cœur abîmé, obligeant Björn à la consoler.

Elle prend une inspiration, résolue, vaillante. La restructuration du Pandémonium passera par sa transformation à elle. Elle est l'instigatrice du changement, de la métamorphose, pourquoi ne pourrait-elle pas l'accomplir sur elle-même ? Cette fois, son outil premier ne sera nullement la douleur, mais l'émotion.

Une autre forme de torture en soi.

Ses premiers pas sont timides, maladroits. Elle se sent prisonnière du regard -masculin- de Björn. Elle sait pourtant qu'il n'est pas comme la plupart des hommes qu'elle a connu, qu'il ne la voit ni comme objet de désir et de possession, ni comme sujet de crainte et encore moins comme un facteur de complot. Il ne compose pas. Pour lui, elle est simplement Chhaya, la petite Ombre de Mort.
Galvanisée par cette idée, elle se débarrasse petit à petit de l'embarras et de la gêne. Ses mouvements gagnent en ampleur puis en audace. La démone est souple, gracieuse, capable de susciter autre chose que de la souffrance avec cette carcasse oubliée. Elle exprime la beauté tapie au fond de son être jusqu'à l'élégance de ses doigts tendus. Sa peau accroche l'or du soleil naissant et emporte ailleurs.

Le vent chargé d'épices de sa vallée natale.
Les eaux rafraichissantes bordées d'hibiscus et du rire des lavandières,
La musique des sabots de son cheval sur le chemin de terre menant à son foyer,
Le sourire épuisé et doux des cuisinières préparant la pitance de leur famille immense,
Les jeux et les chants de ses frères et soeurs gambadant pieds nus.

Et comment tout cela s'est tu,
Entre les mains de son époux.

Sa danse raconte tout cela, elle offre une vérité crue et poignante qu'elle n'est pas encore prête à offrir en pâture à autrui. Mais un spectateur, c'est déjà un pas vers l'autre, vers ce regard extérieur et invasif qui la dépouille, et ce même si le chemin demeure balisé.

Le chant prend fin et la danse avec.
Chhaya n'est pas parvenue à endiguer ses larmes, mais elle les essuie avec une digne retenue, essoufflée et tremblante.

- A.. Alors ? demande-t-elle, sans parvenir à gommer parfaitement la fragilité de son timbre.

- Tu... Hum… Mets-toi là où ce sera le plus confortable pour toi et...
Il pose une main apaisante sur son épaule.
- Tu n’as pas à être nerveuse, tu sais. C’est juste moi. Respire à fond et balance.
- Tu veux bien chanter, comme la dernière fois ?

Surprenant sans l’être vraiment. Tout danseur a besoin de musique.
Il hoche sobrement la tête avec un sourire plus franc puis trouve un rocher sur lequel il se hisse.
- On va éviter les chansons grivoises préférées du clan, alors.
Il embrasse du regard l’ensemble du spectacle. La forêt qui s’étale à leur pied comme un gigantesque tapis de verdure, le ciel qui rosit de plus en plus, les fées qui volètent ici et là et puis Chhaya au milieu de cette trouée.
- Prête ?

Après une gorgée d’eau et un dernier regard encourageant, il commence à chanter d’une voix grave et plutôt juste. La chanson qu’il choisit est en islandais et évoque un endroit paradisiaque pendant le printemps. Elle décrit ce lieu magique et paisible avec tous les sens alors que la nature s’éveille. C’est comme écrire un nouveau chapitre, laisser de coté le passé pour se baigner dans la lumière.
Une chanson que Björn aime beaucoup.

Il n’a rien d’un expert en danse. Björn sent toutefois toute sa retenue et sa gêne lors des premiers mouvements. Sans doute à cause de lui. Puis elle se libère, oubliant sa présence et s’envole presque et touche la grâce.
Il y a quelque chose de particulier à chanter a capella pour quelqu’un. Le faire pour que cette personne danse sur sa voix est encore autre chose. C’est une expérience nouvelle et il a l’impression qu’en cet instant, ils sont reliés de voix à corps, d’âme à âme.  

Il a bien conscience qu’elle se met à nue bien plus intimement que si elle s’était débarrassée de ses vêtements, lui livrant des choses importantes pour elle qu’il ne saura pas exactement interpréter mais dont il reste le témoin bienveillant.
Seule compte l’émotion.

La chanson s’arrête, les mouvements aussi, le laissant légèrement essoufflé avec une boule dans la gorge.
- A.. Alors ?
Un mot qui revêt sans aucun doute une importance primordiale pour elle. Björn ne souhaite pas faire de faux pas qui pourrait la blesser, prendre la chose trop à la légère ou au contraire se montrer trop pudique. Il se lève et s’approche, essuyant les reliquats de larmes sur sa joue en lui souriant avec douceur.  
- C’était vraiment très beau, Chhaya. Merci pour ta confiance. C'est... très difficile de mettre des mots sur ce qui vient de se passer. Il laisse filer un silence ému, solennel presque. Après les premières secondes tu avais l’air … heureuse et libre. Il lâche un petit rire. Je ne suis évidemment pas le mieux à même pour juger ta danse, vu que j’ai la souplesse d’une bûche mais… je pense que tu te trompes de question. Ou plutôt que c’est moi qui devrais te demander comment tu vas, comment tu as vécu cette danse… ? Je n’ai été que le spectateur admiratif, mais cette danse était pour toi. Pour lui faire du bien et lui permettre d’avancer si une danse a un tel pouvoir. Je n’ai fait que t’accompagner.

Alors ?
Derrière ce simple vocable, Chhaya cherche une forme d'approbation.
S'est-elle montrée pathétique ?
A-t-elle était plus courageuse ?
Est-ce que l'effort était valable ?
Tout cela n'était-il pas ridicule ?
Et sous la couverture de questionnements inutiles, se cache la seule question qui vaille : suis-je capable de changer, de tout changer ?

- C’était vraiment très beau, Chhaya. Merci pour ta confiance. C'est... très difficile de mettre des mots sur ce qui vient de se passer.

Elle perçoit son émotion de manière aussi palpable que sa paume sur sa joue. Björn fait souvent fi de sa véritable nature pour la traiter avec la même délicatesse qu'un être humain et de ça, elle lui est grée. Elle cherche à prolonger cette caresse affectueuse en recouvrant ses doigts avec les siens. Juste un peu.

- Après les premières secondes tu avais l’air … heureuse et libre.  Je ne suis évidemment pas le mieux à même pour juger ta danse, vu que j’ai la souplesse d’une bûche.

La démone glousse nerveusement.

- Voilà qui attise ma curiosité.
- Mais… je pense que tu te trompes de question. Ou plutôt que c’est moi qui devrais te demander comment tu vas, comment tu as vécu cette danse… ? Je n’ai été que le spectateur admiratif, mais cette danse était pour toi.
- Je sais... Mais j'avais besoin que tu sois là, que tu sois témoin de cette tentative.
- Je n’ai fait que t’accompagner.
- Cette chanson était magnifique. J'ai eu l'impression de tutoyer directement ton âme, de voyager à travers cette langue inconnue jusqu'à toi. Elle pose une main sur son torse. Et inversement, je crois. Quel était le sens des paroles ?

Elle déglutit avant de s'aventurer sur un terrain plus glissant.

- J'ai... son timbre vacille. Des souvenirs d'avant me sont revenus, aussi vivides qu'à l'époque. A chaque fois que je danse, une partie de cette humanité oublié refait surface. Des parfums, des images, des sons...Et le chagrin s'invite toujours en définitive.

Elle étouffe un sanglot avec autant de retenue que possible.

- Tant que la danse me fera pleurer, je n'arrivera pas à avoir d'autre spectateur que toi.   Dis adieu à tes grasses matinées... Elle a un rire piteux de dérision, un qui rire transfigure sa peine en vaillance.

- Je sais... Mais j'avais besoin que tu sois là, que tu sois témoin de cette tentative.
- Moi je dirais un début de réussite non ? Je n’ai fait que t’accompagner.
- Cette chanson était magnifique. J'ai eu l'impression de tutoyer directement ton âme, de voyager à travers cette langue inconnue jusqu'à toi. Et inversement, je crois.
- Mystique tu veux dire ? demande-t-il les yeux pétillants. Tiens donc ! Etonnant venant d’un sorcier je trouve. Mais oui tu as raison. C’était un beau moment de communion. Pendant un cours instant, on était en symbiose avec… il a un geste vague pour englober elle, la carrière, le monde, tout ça. Je me rends compte que mon île me manque…
L’aveu est livré avec une grimace. Le jeune sorcier se trouve puéril de soupir après un bout de terre.
- Quel était le sens des paroles ?
- Ça parle d’un lieu magnifique qui pourrait être une sorte de paradis terrestre. Calme, apaisé où la nature est belle et immaculée. On pourrait croire à une sorte d’allégorie de la mort mais moi je vois plutôt ça comme le début d’une nouvelle aventure. Une nouvelle page. Un peu ce qu’on est en train de faire toi et moi. Dans des genres bien différents on est d’accord.

Björn retourne chercher sa gourde et la lui lance.

- J'ai... Il vrille ses yeux bicolores dans les siens mais attends les mots qui semblent difficile à sortir. Des souvenirs d'avant me sont revenus, aussi vivides qu'à l'époque.
- C’est… plutôt une bonne chose non ?
- A chaque fois que je danse, une partie de cette humanité oubliée refait surface. Des parfums, des images, des sons... Et le chagrin s'invite toujours en définitive.
Il presse doucement son bras.
- Je comprends. Mais tu ne peux aller de l’avant que si tu arrives à dire au revoir au passé avant. Et puis c’est aussi l’occasion de te rappeler qui tu étais. De retrouver un peu celle que tu as mise de côté tout ce temps. En somme, je pense que c’est nécessaire. Difficile mais nécessaire.  

- Tant que la danse me fera pleurer, je n’arriverai pas à avoir d'autre spectateur que toi.  
Il hausse les épaules.
- Si c’est ce dont tu as besoin ça ne me pose pas de problème. Et si elle continue à te faire pleurer, ça n’est pas grave. Ca restera comme… un jardin secret dont j’aurais les doubles jusqu’à ce que tu songes à les confier à quelqu’un d’autre, ajoute-t-il avec un clin d’œil.  
- Dis adieu à tes grasses matinées...
Il lui sourit avec tendresse avant de laisser échapper un petit rire.
- Ah… pitié, m’dame la Bourreau laissez-moi en une ou deux ? La supplication s’accompagne d’une moue propre à faire fondre un iceberg. Juste de quoi récupérer un peu… Mais tu sais on en revient au fait que tu ne dois rien à personne. Encore moins tes danses. Tu le fais pour toi pour ça, il pose brièvement sa main sur son cœur, et pour libérer ce qu’il y a là-dedans. Cette fois, il pichenette le front de la démone. Et puis tu n’as aucune pression à avoir. Tu avances à ton rythme et je trouve que tu ne te débrouilles pas si mal pour une vieillarde.

Il s’étire au soleil avec un grognement et fait jouer les muscles de son cou. Les nuits dans une tente ne l'ont jamais déranger mais il commence à se sentir fourbu à force.

- Pour être honnête c'est moi qui me sens comme un vieux bonhomme. Je sais pas toi, mais je me ferais bien un maxi petit-dej !

- Ah… pitié, m’dame la Bourreau laissez-moi en une ou deux ?

Son expression est si adorable qu'elle tire à la démone un gloussement attendri.

- Essaierais-tu de faire entorse à mon inflexibilité légendaire ?
- Juste de quoi récupérer un peu…

Elle se pince les lèvres pour ne pas sourire trop fort, puis affecte une petite grimace.

[color=#585CAC- C'est bien parce que tu es un mignon petit ourson[/color], le taquine-t-elle.
- Mais tu sais on en revient au fait que tu ne dois rien à personne. Encore moins tes danses. Tu le fais pour toi, pour ça...

Chhaya louche sur cette main d'homme sur sa poitrine, incongrue et douce. Björn est bien le seul mâle humain à pouvoir la toucher ainsi, aussi impunément.
Aussi intimement.

- ...et pour libérer ce qu’il y a là-dedans.
- Aïe ! Elle se frotte le front avec une moue enfantine de fillette couroucée.
- Et puis tu n’as aucune pression à avoir. Tu avances à ton rythme et je trouve que tu ne te débrouilles pas si mal pour une vieillarde.
- Mais va te faire voir, le blanc-bec !

Elle lui donne une tape sur l'épaule et s'ensuit une chamaillerie puérile, un jeu de mains -pas si vilain- pour essayer de toucher l'autre. A les observer, on peinerait à croire qu'un gouffre millénaire les séparent en terme d'âge. Deux enfants chahutant comme frère et soeur.

- Pour être honnête c'est moi qui me sens comme un vieux bonhomme.
- Je l'ai toujours dit : tu es un vieillard en charentaises dans une peau de jeune premier.
- Je sais pas toi, mais je me ferais bien un maxi petit-dej !

Son ventre produit un bruit manifestement approbateur qui l'a fait éclater de rire et de gêne.

- Je crois que mon estomac est d'accord avec toi. Oh ! Elle lui attrape la main, le regard pétillant de gourmandise. Tu crois que si on ramène des mûres au gentil Gaffney, il pourra faire une tarte ?! Elle pose son menton sur son épaule avec un sourire mutin. Et si tu es sage, je te masse tes muscles arthritiques de "vieux bonhomme".