Après les mots du corps, faim, fatigue, satisfaction…je découvre ceux de l'esprit : envie, savoir, curiosité. Et j'en découvre d'autres, petit à petit, qui ne sont pas ancrés dans le monde : danger, méfiance, confiance… beauté. On m'a demandé de ne pas sortir en forme d'oiseau, mais on m'a aussi demandé de couvrir ma peau humaine. Si je deviens oiseau, on m'a demandé de retirer ce qui couvre ma peau parce que cela finit invariablement par brûler, et les habits ne reviennent pas de leurs cendres, ils sont perdus pour toujours.

Parfois, je quitte le nid, parfois le jour fait place à la nuit plusieurs fois avant que je ne revienne. J'ai découvert la couleur et je l'ai montrée. Elle aime mes couleurs, j'aime les siennes. Parfois, ce que je crée montre quelque chose aux yeux. Parfois, ce que je crée montre quelque chose à l'esprit. L'intérieur du nid est plein de couleurs, chaque surface qui peut être peinte l'est.

C'est alors qu'une nuit, sur la plage, je plonge mes mains dans le sable. Il est coloré et magnifique. Je laisse mes mains chauffer, un peu, même si on me l'interdit. Le sable se meut et coagule contre mes doigts. Je regarde le phénomène attentivement. Je reprends, recommence, et arrive finalement à structurer la forme pour la transformer. Elle devient verte, transparente, vive. Je fini par lui faire prendre la seule forme que je connaisse : un cheval d'écailles et de nageoires. Il n'est pas comme elle, mais j'aime beaucoup fabriquer des nageoires dans cette espèce de pâte que fait le sable quand il est chaud.

Quand je rentre au nid avec ma création bancale, elle me demande si tout s'est bien passé. En guise de réponse, je lui montre mes manches dont le bout est un peu brûlé ainsi que la petite statue de verre.

Sa demande me laisse perplexe, pas celle d'aller se coucher, mais celle de parler. Je me sens intimidé, comme avant de voler pour la première fois. Je m'installe à ma place et ouvre la bouche en un premier essai. Je suis un oiseau, je dois pouvoir communiquer. Quelque chose me dit que comme je n'en ai pas eu besoin, grâce à elle, alors je n'ai jamais essayé. Il le faut maintenant…

”D… acc..ord…”

En fait, c'est assez simple. Mais... est-ce mon chant ? Il est moins mélodieux qu'elle, infiniment plus grave.

”Comment… tu vas… depuis le… temps ?”

C'est une phrase que j'ai entendue parmi les hommes. Elle avait l'air de faire plaisir. J'ai envie de lui faire plaisir.

Une boule d'orgueil enflamme tout mon être quand elle s'extasie devant ma petite statuette que je trouvais un peu... trop... cafouilleuse. Je lui dédie un sourire, le même que le sien, que j'essaie d'imiter, il veut dire ami proche, ça veut dire qu'on s'apprécie et qu'on apprécie le moment présent. Finalement, j'approuve en penchant ma tête vers le bas. Cela veut dire "oui". Je maîtrise mes pouvoirs de mieux en mieux... Encore qu'il ne s'agisse pas tellement de maîtrise, mais plus de précision. Je penche encore ma tête vers le bas. Je ferai attention. Je suis d'accord.

Finalement, nous en arrivons à la partie la plus effrayante, mais aussi la plus amusante : apprendre à parler.

"Moi... aussi."

Naturellement que je me méfie des hommes. Ils ne respectent pas cet endroit comme ils le devraient. Certains sont méchants avec moi, ils me disent que si tous les idiots du village habitaient dans un seul et même village, je serais encore l'idiot du village.

La question qu'elle pose me laisse perplexe. J'hausse une épaule, plus par reflexe que par dédain, avant de me forcer à reprendre la parole.

"Oui, mais cela fait... peur. Il y a beaucoup de chose à apprendre. Je..." comment dire cela ? "Je ne sais pas les gens." Comment les saluer ? Comment les écouter ? Est-ce que je dois les imiter, ou trouver ma propre voie ? "Ils sont étranges."

Puis, je redresse la tête, tout sourire, à nouveau.

"Mais j'aime bien les créatures. Elles sont merveilleuses. Comme toi, tu essaies de me comprendre."

Hésitant, je fini par poser ma main sur son épaule. C'est un geste de gens que j'ai pu voir parfois. Il signifie encouragement, bien-être, et lien qui ne demande qu'à s'affirmer.

"Merci d'être là."

Quand elle est avec moi, je me sens bien. C'est un peu comme si je retrouvais ce qui me manquait... C'est impossible, bien sûr, je ne suis pas un être âgé et donc rien ne peut me manquer, mais c'est ce sentiment que j'ai avec elle. La sécurité, la sérénité.

"Qu'est-ce qu'un cobaye ?"

Bien entendu, j'avais déjà remarqué qu'il y a des gens qui restent en troupeau, bien concentrés, et d'autres qui se maintiennent à l'écart. Je suis ravi de constater qu'elle est l'une de ces personnes qui se tienne à l'écart, je n'aurais pas aimé avoir toujours du bruit, tout autour de nous, des questions, des remarques. De plus, elle semble m'encourager à poursuivre ma propre voie plutôt que de m'adapter aux autres.

Toutes les créatures ne sont pas bienveillantes. Je sais ce que cela signifie. Je baisse la tête.

"... Oui, je sais."

J'ai déjà été blessé, pas physiquement, mais à l'intérieur de moi. Cela parût être peu, mais en réalité, j'ai l'impression d'en souffrir encore. Les mots ont un pouvoir qui peut tuer. Mais ses mots à elle ont un pouvoir qui peut guérir... J'espère.

"Est-ce que je peux avoir un nom ?"

Je penche la tête sur le côté en disant ma question, petit mouvement qui me vient de mon aspect d'oiseau.

"Est-ce qu'on pourra sortir, sous nos vraies formes ? Ou est-ce encore un peu dangereux ?"

C'est presque amusant, cette dualité entre l'idée de faire ce que nous voulons, et le fait de se cacher malgré tout.