Mon vol s'infléchit pour descendre à hauteur des arbres. Mon nouveau nid se situe loin des bipèdes à présent. Je m'en méfie depuis que l'un d'eux a essayé de me voler ma dernière plume de queue. Ce sont les seules capables de soigner les blessures mortelles… et il ne m'en reste qu'une… Sortir me nourrir est devenu un danger de tous les instants à présent. Mon cycle touche peut-être à sa fin, et je renaîtrai comme je l'ai toujours fait. Cette idée me rend triste parce qu'il faudra tout recommencer, tout expérimenter, apprendre à comprendre à nouveau… quelque chose me dit aussi qu'il me reste encore du temps devant moi.

Entre mes serres, je tiens le fruit de ma chasse : une énorme courge à la saveur de noisette et à la forme alambiquée. Je vole suffisamment haut pour qu'on me prenne pour un simple oiseau coloré, vu d'en bas. Je repère mon nid rapidement, sur sa petite montagne, et je commence à voler en cercles concentriques jusqu'à pouvoir atterrir sur une patte, sans encombre. C'est alors que je vois une aura à l'intérieur de mon nid. Violemment, je bats des ailes pour m'éloigner en criant ma frustration mais... Cette aura... Elle n'est pas menaçante. C'est la seule chose qui me retienne de simplement tout faire partir en fumée.

Très maladroitement, je laisse tomber ma courge qui se fendille et hésite sur la marche à suivre, en vol stationnaire, avant de poser une patte après l'autre. J'entre la tête et les épaules dans le nid et y découvre une petite bipède, elle a l'air jeune, et elle tient une de mes plumes entre ses mains. Contrairement aux autres, à tous les autres, elle la regarde avec de la fascination, et aucune envie dans les yeux.

Si elle est venue jusqu'ici, c'est qu'il doit y avoir une très bonne raison.

"Qui es-tu ?"

Je ne prends pas même la peine de traduire cela en langage intelligible pour bipède. Pas encore. Si nous parlons, nous parlerons en oiseau.

J'ébouriffe mes plumes du cou, outré par le fait qu'elle vienne jusqu'ici sans parler l'oiseau. Elle garde ma plume dans la main. Je la regarde, courroucé, et examine son aura avec beaucoup d'attention. Je n'avais jamais vu des couleurs comme celles qui parent la sienne. Vert, rouge, violet. Une myriade de nuances telles qu'elle me fait penser à un véritable arc-en-ciel. Malgré tout, je ne vois pas le trouble de l'envie, les nébuleuses de la duplicité... Non, juste des couleurs vives, sans nuances d'aucune sorte que ce soit. Je penche la tête sur le côté devant son signe évident de déférence et de respect.

Je reprends alors dans la langue des hommes que je maîtrise un peu.

"Je suis navré de t'avoir fait peur, petite. Les personnes qui viennent ici avec des intentions pure sont assez rares."

J'entre totalement dans mon nid et y dépose la courge que je venais de ramener. Je fais le tour de la jeune femme dont je ne parviens toujours pas à discerner l'origine. Elle a une chromatique d'ici, et d'ailleurs.

"Que viens-tu faire par ici ? Tu es loin de chez toi, j'imagine"

Je regarde sa main qui tient toujours la plume. Après une courte hésitation, je lui dis.

"Tu peux la garder, elle est à toi."

Elle ne doit plus avoir beaucoup de pouvoir et ce serait peut-être une première, pour moi, d'offrir une plume à quelqu'un juste parce qu'elle la trouve jolie, sans arrière-pensée derrière.

Je m'allonge, lourdement, et commence à picorer les graines à l'intérieur de mon repas.

"Alors, d'où viens-tu ? Qu'es-tu ?"

Cette jeune femme est très curieuse. Je commence à manger ma courge avec voracité, comme s'il s'agissait d'une carcasse animale. Le jus me dégouline du bec quand elle s'extasie que je parle sa langue. J'ai trop vécu pour m'appesantir sur ce genre de considération. J'attends qu'elle me donne les raisons de sa venue, quelqu'un à soigner, une quête à bénir, une âme à juger… les gens me prêtent parfois des pouvoirs étranges.

Mais… rien ne vient.

Elle voulait juste voir le sommet de la montagne. Je laisse s'échapper quelques graines. Non seulement elle a entreprit le chemin seule, mais en plus, elle n'avait absolument aucun but en particulier ? Me voilà relégué au rang de ‘rencontre fortuite’. Cela pourrait être vexant, mais ce serait sans compter sur le fait que je suis en face de quelqu'un qui ne veut ni m'abattre, ni me demander quelque chose. C'est trop rare, et trop précieux. J'avale un bon quart de mon fruit à nouveau.

“Kithiel ? C'est joli. Enchanté, Kithiel du Bosquet des Murmures”

Je connais cet endroit, c'est là que siège les intrigues dont je n'ai que faire. Je m'apprête à entamer un nouveau morceau mais…

… ce que je suis comme oiseau ? Est-elle sérieuse ? Cette fois, je me redresse pour l'observer sous toute les coutures.

“Je suis le Phœnix.”

Se pourrait-il qu'elle n'ait jamais entendu parler de moi ou de mes légendes ? Une chose est certaine, cela me fait tomber de mon piédestal ! Ou plutôt de mon perchoir. Mes yeux sont à nouveau attiré par son aura… de si belles couleurs… vibrantes…

“Viens…”

Me redressant, je soulève une serre pour la mettre délicatement autour de son bras. Je l'entraîne doucement dehors avant de saisir son autre bras et de prendre notre envol. Elle voulait voir le paysage ? Moi j'aimerais colorer le ciel de son aura.

Ja…mais… ?

Ma curiosité est piquée, bien plus que mon orgueil. Elle est venue sans préjugés

Nous prenons de l'altitude, j'essaie de ne pas me laisser aller à m'envoler au-delà de la capacité de ses petits poumons. J'ignore si son mélange d'espèces la prédispose à résister au froid ou un manque d'air. Comme je m'en doutais, son aura se pare d'une multitude de nouvelles couleurs. Le ciel au dessus et en dessous de nous devient irisé, les nuages se teintent de couleurs roses, vertes, violettes, des nuances que je n'avais jamais vues auparavant. Je range mes ailes et nous atteignons un point d'inertie très agréable… avant de commencer à chuter. Bec en avant, je la laisse se gorger de la sensation de vitesse.

Nous arrivons jusqu'à un lac où j'essaie de faire en sorte que la pointe de ses pieds touche l'eau. Je ralentit et la laisse tremper jusqu'aux genoux. Je fais un rire qui ressemble à un roucoulement, avant de remonter brusquement et de traverser une chute.

Finalement, je fais un atterrissage en douceur sur la berge en la déposant délicatement.

Puis, je me pose à une certaine distance d'elle et secoue mes ailes avant de les ranger. Au dessus de nous, les volutes de son aura brillent encore.

“Satisfaite ?”

Je baisse la tête en signe d'acceptation du remerciement. En réalité, c'est plutôt à moi de la remercier. Mon environnement est devenu beaucoup plus coloré, et mes yeux en profitent tant que cela dure. Plus tard, quand elle aura grandi, sans doute qu'elle perdra ses couleurs d'arc-en-ciel. Cette petite à l'âme vagabonde, c'est très étrange qu'elle ne soit dotée que de deux pattes maigrelettes pour la porter... et en même temps, ces mêmes appendices lui ont valu de grimper sur la montagne.

"Le plaisir est partagé. Et tu n'es pas obligée de m'appeler 'Monsieur le Phoenix'."

Déjà parce que je ne suis pas un 'monsieur' à proprement parlé. Je la regarde s'allonger en la suivant d'un regard vif. Je me dandine, d'une patte sur l'autre, avant de m'approcher d'elle. Son compliment, s'il en est, me laisse un peu perplexe.

"C'est vrai, mais je ne voyage pas."

Ou du moins, pas dès que je trouve un endroit où on me laisse tranquille et où je n'ai pas à me soucier de qui me chasse, et qui est sincère. Parfois, souvent, lire les auras ne suffit pas toujours.

"Si tu pouvais voyager, où irais-tu ?"

...est-ce que tu me protégerais ? Est-ce que mes couleurs passeront inaperçues dans ton aura ?

Je pensais que ces bipèdes étaient trop territoriales pour oser voir le monde. Je suis plus que ravi de voir que je me suis trompé. Finalement, je m'approche un peu de l'eau pour aller boire de tout mon saoul, et m'ébrouer. J'ai toujours aimé l'eau, bien qu'il ne soit pas mon élément, mais sa manière de capturer la lumière est tout simplement hypnotique. Finalement, je reviens vers Kithiel pour gratter le sol avant de m'y allonger à mon tour.

Un nom…
Tous les oiseaux ont des noms, mais ils ne le choisissent jamais pour eux-mêmes. Ce sont leur parents qui décident et transmettent cette identité aux frères et sœurs. Eux-mêmes transmettront ce nom à leur conjoint avec qui ils resteront toute leur vie. Je n'ai ni parents, ni conjoints, et encore moins de frères et sœurs. Je pense que j'ai déjà eu des noms dans mes vies précédentes, mais si tel est le cas, comme le reste, j'ai oublié.

“Appelle moi comme tu le souhaitera”

Pour ce qui est du voyage, le sujet est plus facile, quoiqu'une plume plus délicate.

“J'aimerais, mais je ne peux pas. Je suis un animal qu'il est agréable et lucratif de chasser.”

Mes yeux ne la quittent pas.

“La seule raison pour laquelle je partirai est si je trouve un peuple à même de me protéger.”

Un peuple à qui je rends service et qui me protège en retour. Je l'ai fait, je pense, sans en avoir la moindre certitude.

“Tu as vu les hommes ? Comment sont-ils ? Il paraît qu'ils sont dépourvus de pouvoir et qu'ils compensent avec une grande ingéniosité.”

Je n'ai que très rarement entendu parler de cet autre plan. On m'a dit que les humains se pensent être la seule espèce intelligente de leur existence… mais tout ce que je sais a très bien pu être un mensonge. L'avantage est qu'il n'y a pas de guerre stupide. Le problème est qu'ils doivent être moins tolérants avec tout ce qui leur est différent.

“Tu m'emmenera, un jour ?”

Je tourne la tête vers le ciel.

“Où as-tu prévu de dormir, cette nuit ?”

Il est une chose de profondément différent entre le fait d’être appelé d’une certaine manière par une certaine personne…

… et avoir un nom.

Ce n’est pas grand-chose, une petite nuance, mais elle différentie le neutre du beau. Le fade du coloré. Le l’insignifiant au merveilleux. Au moment où ses lèvres prononcent le mot qui deviendra mon nom, je ressens un profond attachement, presque infini, à cette jeune personne, intruse de mon territoire. Me voilà nommé.

Zaléran.

Mon nom de cette vie. Mes plumes s’ébouriffent un peu, comme un frisson quant à cette nouvelle identité qui m’est encore inconnue.

"C’est très bien, Zaléran. Merci Kithiel."

Mon attention est toute entièrement happée par la jeune femme. Je sais qu’elle n’est pas une chasseuse, ni une guerrière. Elle n’en a pas l’ombre d’une aura. C’est donc en toute confiance que je révèle un secret que je devrais jalousement garder.

"Mes plumes peuvent soigner les blessures. Mes plumes de queue peuvent soigner les blessures mortelles. Des légendes prêtent aussi du pouvoir à mes os, à mon sang, à mes organes." Je montre la dernière qu’il me reste. "Les gens me demandent de les aider, je suis là dans ce but… Mais parfois, il est plus facile de prendre que de risquer un refus."

Surtout moi qui, une fois mon feu passé, ne constitue pas un bien grand danger.

J’étire une aile, puis l’autre, méthodiquement.

"Je ne sais pas quoi te dire, je ne sais pas ce que cela fait d’avoir un père mystérieux sur ses origines."

C’est dommage qu’elle ne puisse pas me parler des humains, j’aurais beaucoup apprécié en savoir plus. Malheureusement, avec le temps, ma curiosité s’est muée en méfiance. J’en suis réduit à me demander par qui je vais me faire chasser…

Mais ces pensées n’assombrissent ni cet instant, ni mon aura.

Ce projet de voyage occulte tout le reste d’épaisses nuances de couleur vives. Comme j’aimerais partir juste pour le plaisir, et pas parce que la traque a commencée. Serait-ce aussi merveilleux qu’elle le dépeint et que je l’imagine ? Je ne peux pas voyager sous cette forme, je le sais. Il va me falloir trouver des vêtements pour bipèdes. Peut-être même qu’avec Kithiel, je pourrais évoluer parmi eux sans être repéré, les voir travailler… peut-être même travailler avec eux ? Ouvrir les yeux le matin sans attendre sa fin, juste être excité de savoir ce que la journée nous réserve…

"J’accepte avec joie ta proposition. Nous partons quand tu le souhaiteras."

Je me mets alors à trembler, je connais cette sensation. J’écarte brutalement les ailes et prends mon envol. Il était temps parce qu’à peine ai-je atteint cinq mètres, je m’embrase des serres au bec. Une fois calmé, je reprends doucement corps avec la terre et pose mes pattes dans l’herbe.

"Pardonne-moi, Kithiel du Bosquet des murmures. Cela m’arrive à chaque étape importante de ma vie. A dire vrai, je ne pensais pas que ça m’arriverait encore dans cette vie."

Encore une fois, je m'incline en abaissant la tête et en fermant les yeux. J'accepte ses remerciements avec joie. Sous ma forme d'oiseau, je ne peux pas sourire, mais si je pouvais, j'aurais un sourire tendre et un brin amusé pour elle. Son aura se teinte d'un bleu clair qui me fait clairement voir qu'elle pense ce qu'elle dit, et qu'elle dit ce qu'elle pense. En effet, elle trouve cela réellement triste.

"L'envie, l'avidité, la volonté. Cela peut être teinté de cupidité comme de noblesse."

Mes yeux s'ouvrent tout grand quand elle me dit qu'elle a un trop beau cadeau. Elle fait preuve d'un recul extraordinaire pour une personne de son âge.

"La plume que tu as ramassée, je te la donne plus que volontiers. Elle n'était déjà plus présente sur mon plumage, alors je ne sais pas s'il lui reste encore beaucoup de puissance."

J'approuve ce projet avec beaucoup plus d'enthousiasme qu'il me semble en avoir eue pendant toute cette vie. Partir en voyage, pour de vrai, c'est magnifique. Je suis un être de distance sans concrètement jamais avoir pu en profiter. C'est un cadeau d'une valeur bien supérieure à la plume qu'elle a prise.

Après avoir pris feu, je reviens vers la petite demi-humaine-fae. Le fait qu'elle s'inquiète pour moi me fait chaud au cœur. Visiblement, cette petite n'arrêtera jamais de me surprendre.

"Tout va bien, ne t'inquiète pas. C'est parfaitement normal. C'est le signe que j'évolue, d'une manière ou une autre. Je ne pensais pas que ça m'arriverait encore. J'ai brulé à la sortie de l'œuf, j'ai brûlé quand j'ai appris à me nourrir, puis quand j'ai appris à voler. À chaque fois, mon physique changeait, se modifiait, grandissait. Là, je ne sais pas si les modifications sont encore notables, mais j'ai appris quelque chose d'important avec toi."

...Faire confiance... Ou partir en voyage ? Peut-être un mélange des deux.

"Retourne prévenir les tiens. Est-ce que tu sais où est la fourchette du fleuve... Je crois que vous l'appelez le dos du serpent, ou quelque chose d'approchant. Là où il se scinde en deux rivières. Il y a un petit pont qui relie une rive à l'autre. Est-ce que ça te va si je te donne rendez-vous là, dans deux jours, au lever du soleil ?"

***

Ce jour-là, je suis en avance, appuyé contre un panneau de signalisation. Je regarde mes mains avec fascination avant de remettre mon veston en place. Je n'aime pas porter des vêtements, mais en forme humaine, j'y suis obligé, apparemment. Je les ai obtenus auprès de créatures que la nudité ne dérangeait pas, mais qui étaient pourvus en habits. C'est avec une certaine impatience que j'attends mon amie et je me demande ce qu'elle dira de cette nouvelle forme.