La bouche de métro me recrache dans le fief d'Ainselsborough, mes rangers battent le pavé tandis que Milady trône fièrement sur mon dos. Elle et moi, on a encore fait flamber les corridors avec notre musique à nous. Ma bourse est remplie, de quoi m'acheter de quoi grailler ce soir et peut-être même demain. On fait un bon taf, elle et moi, côté centre-ville. Elle adore miauler tendrement quand je lui pince les cordes, on ronronne notre mélodie commune pour les passants d'entre deux rames.
Mais pour l'heure, la journée continue. Prochaine étape : faire tomber en pâmoison les moindres quidams du quartier avec mes reprises acoustiques. Et vu l'endroit, j'ai une soudaine envie de convier la Tequila à la fête. Y'a un de ses squat principaux qui n'est pas très loin, j'crois bien. Plus j'approche de la demeure de son ami l'anglais, plus ça me ramène à ce Noël particulier. Cependant, pour le coup, on est loin de la magie des illuminations alors que j'aperçois une grosse dinde l'enguirlander. Ça reste un peu dans la métaphore, cela dit.

« Ben alors, pourquoi ça gueule dans le coin ? La madame t'embête, Earl ?
- Vous connaissez ce sorcier de pacotille ?! Cet incapable dit qu'il ne peut pas soigner mon fils !!
- Et de quoi il souffre, ton fils ?
- Il est homosexuel. Non mais, vous vous rendez compte ??
- … Aaah. »

Ma main vole d'elle-même, mécanique punitive, slap dans la face de la grognasse. Elle tombe en déconfiture, perçant mes tympans d'un grand cri. V'là qu'elle mange le sol du perron, oups. J'lui ai pourtant donné qu'une claque, non... ?

« Mais vous êtes complètement folle !!!
- ... Bah quoi ? C'toi qui a besoin d'soins, visiblement. Et comme j'suis pas docteur, j'peux juste essayer de te remettre la gueule en place à ma façon.
- Je vais prévenir les flics !! Vous allez finir en prison, l'un comme l'autre !!
- Oui oui, allez, va donc raconter ton histoire, j'suis sûre que ça va les passionner. Allez oust, du balais ! »

Madame se relève, poussiéreuse et mal-lunée, en maugréant tout un tas d'insanités pas très propres à notre encontre. Elle file dans ses guenilles et je soupire un peu. J'ignorais qu'il existait encore de tels spécimens de connerie pure. Si ça s'trouve, j'aurais pas dû la frapper : j'ai peut-être abîmé une espèce rare gardée dans le formol du musée de Facholand et qui a réussi à s'échapper dans notre bon vieux monde moderne. Boarf, au pire, tant pis.

Je hausse les épaules,  me tournant vers le maître des lieux. C'est un gentil, Earl, il mérite pas vraiment que subir ce genre de foudre à la con.

« Pfouh, y'a vraiment des tarées dans le coin, hein ?... »  Grand sourire vers l'intéressé, comme si rien ne s'était passé. D'ailleurs c'est le cas, non ? Autant l'oublier, cette vieille meuf. « Salut m'sieur ! J'venais voir si Ciu était là. Comment ça va ? »

C'était bel et bien mon but initial, mais j'dois bien avouer que j'ai envie de rester pour toute autre chose. Dans le flot d'inepties, y'en a bien une qui a retenu mon attention. Je la répète, d'une bouille taquine et goguenarde :

« « Sorcier », hein ? »

Ton beau collier m'avait déjà aiguillé, mon pote. Maintenant... je crois que j'ai quelques questions à te poser.

J'aime bien Earl. J'aime bien sa façon de se détacher et en même temps d'être présent, j'aime bien son aura de force tranquille qui n'a rien à cacher. Ce mec est un état de fait sur pattes et c'est rafraîchissant. D'autant que sa condition révélée pourrait m'être utile, au final. J'ai bien l'impression qu'en gravitant dans le sillon de Ciulin, je ne rencontre que des alliés potentiels depuis le début.

Il m'en a fallu du temps pour la digérer, cette tequila d'Août.

J'observe la mine déconfite de l'anglais avec cette expression mutine sur la gueule, innocente comme jamais. J'ai rien fais de mal, après tout. J'ai juste corrigé la connerie latente d'une des habitantes du coin, rien de plus. On devrait me donner une médaille pour chaque poing dans la gueule, sans déconner.
Petit rire qui n'a rien de malin, lui. J'suis juste heureuse, sur la chute de l'adrénaline. Et de plus, ses mots n'ont pas fini de résonner dans mes oreilles, étirant ma bouille ravie.
Oui, sorcier.
Nickel.
Et si ce n'est pas compliqué, tu seras un ange de tout m'expliquer, m'sieur Tierney.

Sa bête poilue diablement mignonne vient se joindre au débat, Loki et son swag pelucheux s'invitent avec son snobisme naturel. Ce qui ne m'empêche pas de m'accroupir pour tenter un énième contact avec le félin, la main tendue, déjà profondément satisfaite qu'il baptise mes gambettes :

« Heeeeeyyyy, coucou potit chaaaat ! ♡ T'es venu me faire un câ- »

Mais évidemment le machin devient farouche dés qu'on l'approche, ça joue la vierge effarouchée et ça file droit dans la barraque en minaudant. Ben tiens, ça m'aurait étonné. J'schlingue la mort ou quoi ?

« … Urh. Bah c'est ça, casse-toi, brise-moi le cœur encore une fois, j'suis habituée va ! »

La tronche dépitée mais pas trop non plus, je me redresse et emboîte le pas d'Earl pour entrer tranquillement à la suite du chat, sifflotant, la guitare toujours sur mon dos dans son étui.

« Ça t'ennuie pas si j'crèche un peu alors ? Merci ! »

Je fais comme chez moi. Non, en fait, c'est cent fois mieux que chez moi. Je comprends pourquoi Ciu' squatte sans arrêt, y'a un côté cocooning chaleureux dans cette baraque. Je saute dans le canap' après avoir déposé Milady sur le côté, elle aussi a le droit de se reposer. Je lève la truffe à l'adresse du maître des lieux. Sans vraiment m'en rendre compte, mon regard fixe l'endroit où s'est dissimulé le collier.

« J'dirais bien que j'suis désolée d'avoir niqué la mâchoire de ta cliente mais euh... C'pas le cas, alors on va dire que la prochaine fois que j'tombe sur une altercation entre toi et quelqu'un de méga con, j'compterai jusqu'à dix avant de décocher un uppercut ! Ca t'va ? »

Un rire, le ton est léger. J'aborderai le sujet lorsque l'ambiance sera tout aussi posée que moi dans le moelleux sofa. Les pieds croisés sur la table basse, la veste bomber retirée, mes aises sont prises. Il ne manque plus qu'un bon truc à boire et de quoi papoter un brin.

« Alors l'English man, quoi d'neuf dans ta vie ? »

La boule de poils se gausse sur les genoux de son maître. Loki me nargue allègrement et j'en roule des yeux. C'est comme ça, entre nous. Ce matou est un troll à quatre pattes qui passe son temps à me chercher dés que je fourre les miennes ici. A croire qu'on ne s'aimera vraiment jamais... Mais c'est pas comme si je lâchais l'affaire, loin de là ! J'ai maté des félins plus durs à cuire que ça.

D'un sourire je remercie Earl pour la tasse fumante et je prends quelques secondes pour souffler dessus. Les vapeurs et les parfums d'épices me calment un peu, détendent mes nerfs et mes muscles. La vieille radasse homophobe n'est plus qu'un lointain souvenir dans ce cocon de douceur. Je jette un nouveau coup d'oeil vers l'anglais en prenant une gorgée, une fois que ma question m'est renvoyée :

« Boah, la routine ça a du bon aussi. Moi ? Uh, bah pareil, rien de bien neuf. Métro, boulot, dodo quoi, littéralement. »

Je reste évasive. Mon quotidien est formé de peu de choses, quand on y réfléchit. Hors des limites de mes recherches, j'ai la vie classique d'une vagabonde lambda, qui ne s'attend à rien. Y'a pas de Demain, rien que des Aujourd'hui. Mais ces derniers temps... j'ai la tête pleine de morceaux d'Hier.

Quand Earl reprend le couplet autour de la sorcellerie, j'ai le sentiment que mes propres doutes ne font qu'empirer. Je ne le regarde pas, pas vraiment. Mes yeux sont rivés vers le collier, déformant le tissu de la chemise. Je me prend à penser, à réfléchir, à recouper dans mon esprit les affaires de ma mère. Elle ne possédait rien de tel, d'aussi loin que je puisse me rappeler.

Je pose ma tasse, mes pensées s'enfuient dans la fumée. Je confronte le mage et cherche un peu de son univers dans ses grands yeux. Mes mains se tortillent autour de la porcelaine.

« … Ouais, hm. C'est juste que, en fait... C'est vachement nébuleux pour moi. Toutes ces histoires de covens, de sorciers, tout ce bazar-là. »

J'ai eu beau chercher, mes pieds et mon esprit se sont embourbés dans un miasme sans précédent, une boue incompréhensible de notions singulières. Il faut être né dedans pour piger. Ou avoir un tuteur. Un mentor. Quelqu'un comme celle que je n'ai plus et qui m'a tout caché.

« … Ma mère en était une. Une sorcière. » Mon ton se fait sombre, dans la confidence de choses qu'Earl peut saisir. « Je crois que mon père aussi, d'après c'que j'ai pu retranscrire de ses notes. Mais visiblement, pas moi. Et j'voudrais comprendre. J'aimerais bien savoir ce que c'est... ce monde-là. »

Nouvelle gorgée, après avoir tout dit. Je suis au point mort et j'ai besoin d'une source de lumière pour me guider. La nuit a des teintes un peu trop mystiques pour la gamine banale que je suis. C'est pas parce qu'on voit des fantômes qu'on saisit tout le reste. C'est encore plus éthéré que mes amis les ectoplasmes.

« … Au final, je te demande ça à toi parce que t'es le seul sorcier que je connaisse. »

Et donc le seul en qui je peux potentiellement avoir confiance, au passage.

Ça tourneboule dans ma tête pour délier ce trop-plein d’informations. A bien y réfléchir, je crois que je ne me suis jamais posé ce genre de question. J’ai juste suivi la piste qu’on m’avait donné, en me foutant de savoir si c’était un piège ou non. Je crois même que découvrir la vérité sur mes origines floues, c’était le cadet de mes soucis.

J’ai juste la suprême envie de péter la gueule de l’assassin de ma mère.

Mais faut croire que je ne le trouverai jamais si je ne me trouve pas moi-même. Ça a l’air d’être le délire de toute cette quête un peu trop sanglante à mon goût. Génial.

Je regarde Earl chopper ses connaissances sur sa grande bibliothèque, je me déplie légèrement pour jeter un coup d’œil aux couvertures reliées et tendre l’oreille pour l’écouter. Deux types ? Sérieusement ? C’est aussi compliqué que ça ? Je secoue la tête en réprimant un soupire. C’est pas respectueux pour ce qu’Earl tente de m’expliquer mais ma tête bouillonne déjà face à autant de complications. Personne n’a dit que ce serait facile, mais j’ai eu la connerie d’y croire juste un tout petit peu.

« Ok… j’vois. Non j’ai jamais vraiment eu de dons… Enfin… voir les morts, ça compte dans votre euh, lore magique ? »

Je frotte ma nuque, un peu mal à l’aise. Je ne sais pas si j’ai peur de saisir la vérité d’un coup ou d’être encore plus perdue qu’avant. Earl parle de discrimination et je hausse les épaules quelques secondes, secouant un peu la tête à nouveau.

« Ouais… D’toutes manières, faut toujours un fautif. C’est plus facile de se rabattre sur l’inconnu pour certaines personnes… »

Je prends sur mes genoux l’un des grimoires, c’est lourd sur mes jambes mais je ressens comme une forme de frisson à l’ouvrir, glisser les pages jaunies entre mes doigts. Il me faut quelques secondes pour ressentir pleinement ce qui se passe, de la pointe de mes orteils jusqu’à la racine de mes cheveux, et vice-versa.

C’est évident. Quelque chose a résonné en moi. Juste là.

Après cet instant, je finis par lever les yeux vers monsieur l’anglais, plus résolue.

« … Earl, ça t’ennuie si je t’emprunte tous ces bouquins ? J’ai besoin de comprendre. Et p’tèt voir le genre de chose ce que ma mère étudiait… pour, chais pas… me rapprocher de ce qu’elle était ? »

Earl préfère les garder. J'comprends, ces bouquins ont l'air précieux, et certainement plus vieux que lui et moi réunis. Je hoche la tête, passant le bout des doigts peints sur les reliures de cuir, comme si j'avais envie de m'imprégner de leur magie. Je sais pas si j'en suis capable, et si même un jour, je parviendrais à jeter le moindre sort.
Mais il y a définitivement une connexion entre moi et cette magie. Quelque part... bien cachée.

« Ça marche pour le thé. Avec tes dons de magicien, tu vas p'tèt réussir à m'faire aimer le Earl Grey. »

Je lui file un clin d’œil bien placé, avant de m'arrêter deux secondes sur sa proposition. J'en tombe des nues. C'est presque inespéré, pour le coup. Tellement que j'y crois pas. C'est un mauvais réflexe, mais j'peux pas m'en empêcher.

« Attends... T'es sérieux ? »

Je me redresse et me rapproche, le fixant avec toute mon incompréhension, et pas mal d'espoir aussi. Si c'est une blague, elle est rudement mauvaise. Bien qu'Earl... je crois pas que ce soit le genre à plaisanter sur ce sujet. Sinon le prochain bourre-pif est pour lui, tant pis !

« T'es... 'Fin, tu ferais ça ? Vraiment ? J'veux dire, t'es pas obligé, et j'suis même pas sûre que j'en sois vraiment une... tu vas perdre ton temps si ça s'trouve ! »

Je me drape dans des excuses à la con alors que j'ai qu'une envie : lui sauter au cou pour le remercier.
… Ce que je finis par faire, en fait. J'en perds pas mes mauvaises habitudes de meuf tactile. On manque même de tomber sur Loki.

« … Merde, t'es un mec bien toi ! Merci !! »

Je redescends du perchoir – ce type est gentil mais tellement grand, truc de dingue. - et le gratifie de mon plus beau sourire. Cette ville est p'tèt maudite, mais elle est bourrée de gens suffisamment fous pour croire en moi. Et ça... c'est p'tèt tout ce qu'il me fallait.

Mes yeux se paument sur mon portable qui sonne d'une notif. Le temps file à toute allure, quand on s'amuse.

« Oh p'tain c'est déjà cette heure-là ? » J'attrape ma guitare laissée sur le côté pour l'enfiler sur mon épaule. « Faut que j'te laisse, j'dois retrouver l'chat perdu sans collier là, y'a séance cinoche ce soir ! J'passais juste en coup de vent ! »

Avant de disparaître, le cœur tout léger, je saute à nouveau pour lui coller un bécot sur une pommette saillante, en guise de remerciement supplémentaire.

« J'te fais signe bientôt pour commencer les premières leçons, sensei ! »

J'entonne un rire gras. Merde, j'ai vraiment hâte. Hâte de lever le mystère sur tout ça. Hâte de me trouver moi.