« Un manque de pot évident. »

C'est ce qu'il dira pour justifier sa maladresse, passagère et honteuse. Un coup du sort, le « machin » pas prévu dans l'équation calculée en amont. Le truc, c'est que dans son cas, ç'aurait pu être fatal. Sans l'expérience du rang, il était certain qu'en ce soir d'hiver, Selen Corb aurait fait parti de la liste des victimes du coin qui ne cesse de s'agrandir de jour en jour.
Pas de chance.
Cette battue aurait pu se passer plus sereinement si une tripotée de bestioles mal léchées ne s'étaient pas aventurée trop loin de la lisière de la forêt. Pas le temps de trop en voir, une blessure et quelques cris d'animaux ont suffi pour faire tomber un genou à terre le maître corbeau. L'homme se fait vieux. Un peu trop pour ces conneries.

Un regard aux alentours et étrangement, plus rien. Plus grand-chose, si ce n'était des traces de pattes griffues, aussi acérées que ce qui venait de lui entailler le flanc. La brume de la zone recouvre le reste de mystère qu'il n'a pas l'énergie, ni le temps, d'élucider. Ça rougit sous son manteau.

La main pressée contre la plaie, le regard va illant bien que vacillant, Selen observe autour de lui. Pas d'hôpital en vue, évidemment, et puis se ramener avec ce genre d'entaille n'a rien de très discret en règle générale. Pourtant, il reste une infime chance de revenir auprès des siens sans souffrir d'anémie soudaine, une petite chose qu'il a retenu d'échanges avec Kaelig récemment. Dans le lot de ses rencontres récentes, il y a ce type, un « guérisseur », qui n'habite qu'à quelques pas d'ici. Earl Tierney. De parlottes en nœuds de conversations, notamment autour de Ciulin et ses pérégrinations, l'adresse était tombée, sans trop savoir comment ils en étaient arrivés jusque là. Mais c'est peut-être ce hasard là qui lui sauvera la vie.

Va savoir.

Claudiquant dignement jusqu'aux habitations, l'homme reste sur le qui-vive malgré ses vertiges. L'instinct, toujours présent, peu importe la situation.
La nuit a vidé les rues, bien heureusement. Mais il ne sait que trop bien que ça ne veut rien dire, que dans les ombres se terre parfois le pire.
Alors il se presse malgré la douleur qu'il masque sans trop de peine. L'habitude, sans doute. Quand la demeure est enfin à portée, les marches du perron sont gravies, le doigt large s'écrase sur la sonnette. Longuement. Sans doute un peu trop pour l'heure tardive, mais peu importe.

Pourvu simplement qu'il y ait quelqu'un.

La porte s'ouvre plus vite qu'il ne l'aurait cru. Tant mieux, en un sens, car sa vision commençait déjà à se troubler. Les contours sinueux du bois deviennent soudainement flous pour ses yeux torves, de même que le visage du maître des lieux. Il enregistre l'information d'un type en robe de chambre et aux orbites surprises, il n'a pas l'énergie de faire mieux sur l'instant. C'est presque tout son poids qui se transfère quand l'homme vient l'aider, gros et lourd morceau qu'il est. Sa main presse toujours le flanc rouge, quand il grommelle dans ses poils de barbe, sa voix à moitié enchevêtrée dans sa douleurs lancinante :

« ... Ami de Kaelig Taur. Vous êtes... Earl Tierney, hein ? »

Son ton est primaire, le côté vieux fauve pataud ressort davantage. Le souffle court donne à l'ensemble une brutalité tacite, comme un ours bourru qui ne parvient pas à s'exprimer correctement. D'autant plus que son roumain natal transperce son anglais, c'est un véritable exercice de compréhension qui s'offre à ce pauvre gars chez qui le corbeau fait irruption. Il repassera plus tard pour s'excuser des impolitesses par douzaines qu'il flanque autour de lui depuis qu'il a sonné à la porte. L'heure est autrement plus grave.

A sa question, il hausse simplement les épaules. Inutile de cacher la vérité, si cet homme connaît Kaelig et Ciulin, il y a fort à parier qu'il sait aussi pour le reste.

« Un loup. Je crois. Ou une liche bien poilue. Un machin avec des griffes qui n'avait rien à foutre là, pas loin du cimetière. »

L'obscurité n'a pas aidé à identifier le phénomène. L'urgence de l'instant non plus. Le devin n'a pas su poser un nom sur le mal mais la blessure ne semble pas plus dangereuse qu'une coupure profonde. La fièvre ne monte pas encore, pas de poison dans les striures de chair. Juste une bonne vieille balafre sur la peau comme elle en arbore déjà des dizaines d'autres. Pour l'instant, du moins.

Claudiquant vainement vers le salon, c'est dans un effort suprême qu'il fait tomber l'épais manteau par terre. Le tissus de son col roulé taupe est déchiré, offrant le spectacle de la plaie à l'hôte infortuné. Dans un soupir à fendre les muscles contractés, Selen se laisse avachir contre le sofa, jetant un coup d'oeil hagard à l'autre homme. Presque désolé, quelque part. Un bref regain de conscience avant d'énoncer l'évidence :

« On m'a dit qu'vous êtes guérisseur. »
 
Son regard est planté dans le sien, plus éloquent que le moindre de ses mots. J'espère que t'as ce qu'il faut sinon je risque de souiller ton canapé pour rien, doc'.

Un souffle profond, et ça repart. C’est la douleur qui se révèle en premier lieu, quand le corbeau en prend pleine mesure une fois le dos calé contre le moelleux du sofa. Elle qu’il avait su supporter pendant une bonne vingtaine de minutes revient à la charge aussi virulente qu’un coup d’éclair contre sa peau. L’œil torve tourné vers les dégâts rougeoyants, Selen réprime mal un grognement sourd, tenant plus de l’animal que de l’homme. Il soupirerait presque face à sa propre négligence, mais pour l’instant, c’est la faiblesse qui prime sur son ironie.
Alors il préfère se concentrer sur les tours de passe-passe du Sorcier qui se dévoile. La magie luit déjà et procure un soulagement certain, en dépit du fait que l’homme s’épuise à le sauver. Le Corb l’observe, longuement, lui. Pas ses pouvoirs, pas pour l’instant, mais sa manière de les utiliser, et sa réaction avant tout face à cette surprise nocturne.

Sa générosité est presque plus surnaturelle que ses sortilèges.

Le blessé reste silencieux durant toute l’opération, pas un sourcil haussé face à l’épreuve du soin. Ce n’est que lorsque Tierney se redresse qu’il prend le relais en tenant le pansement de fortune, hochant la tête doucement.

« Ça va aller. Faites gaffe à vous, plutôt… »

La voix s’est calmée, malgré la souffrance lancinante qui la parsème encore un peu. La plaie est tout de même beaucoup moins dangereuse qu’à son arrivée. Il avait entendu parler de ces dons particuliers, également ceux de certains djinns capables de guérir les blessures, mais n’avait encore jamais été témoin de ces prodiges.
Sa position ne lui a jamais réellement permis de les admirer jusqu’à aujourd’hui. Le vent du changement souffle déjà.
Quand Earl revient, le chasseur a déjà repris quelques couleurs. Son air cadavérique a disparu pour laisser place au patibulaire habituel. Les yeux bleus se fendent à nouveau vers le sorcier, plus francs, et toujours aussi sincère qu’à l’accoutumée :

« Merci. »

Ça tombe, d'un coup, amplement mérité.

« Pas beaucoup l’auraient fait… surtout pour un inconnu qui débarque comme ça. »

Surtout pas pour un tueur né. Les chasseurs n’ont pas forcément la côte, étonnement, auprès des êtres surnaturels. Bizarre, hein.

Un soupire de fatigue plus tard, Selen se surprend à regarder les lambeaux de son haut. Il ne réalise que maintenant qu’il pourra difficilement rentrer dans cet état sans attirer les soupçons de Lua. Les débris de tissus entre les doigts, son air songeur se perd dans le vague, alors que l’étoffe glisse doucement de phalanges en phalanges.

« Hm. »

Les commerces de fringues ne font pas nocturne, des fois ?

Il s’attendait au reste, aussi, l’esprit s’est érigé en barrière. Tout naturellement, comme à son habitude, pour parvenir à s’échapper de ce que le corps subit à l’instant T. Même si Earl a beau être le plus méticuleux possible dans son ouvrage, il n’empêche qu’il faut bien au Corbeau ce genre de stratagème mental pour ne pas penser à la douleur. L’aiguille s’insinue, coud, rabiboche ensemble les chairs traumatisées. Le tatoueur n’a pourtant pas la phobie de laisser sa peau sous le pique de l’ustensile, en démontre les nombreux dessins qui la parsèment, mais cette fois, la piqûre est peut-être un peu trop profonde à son goût.
Le regard rivé vers le plafond, l’inspiration profonde et presque hérissée de grognements ursins, il attend, patiemment, que la compresse bandée vienne mettre un terme à tout ça.

Ses yeux se tournent finalement vers le sorcier qui a pris la peine de le sauver, tandis qu’il observe ses traits tendus se relâcher un peu une fois la tâche accomplie.

En silence, il hoche légèrement la tête. Inutile de mentir au sujet de la chasse, ça ne sert à rien auprès des initiés.

« J’ai commis une erreur de débutant… C’vrai que sans vous, j’y serais resté. »

Un soupire de fatigue quand il se redresse encore un peu, la douleur lancinante venant se réveiller insidieusement. L’homme réprime un gémissement.

« Kaelig. C’est un ami de longue date, et il m’a parlé de vous. De vos dons… et puis aussi de ce que vous aviez fait pour Ciulin… »

Une pensée pour ses alliés d’armes. Le monde se recoupe dans cette petite ville infortunée.
Selen, recouvrant ses propres forces, jette de nouveau un coup d’œil aux lambeaux de tissus. Et il se souvient, peut-être avec un peu de lassitude, qu’il l’aimait bien, ce haut-là. Ça changeait des sempiternelles chemises en jean ou fringues à motif de rock indé d’années de jeunesse, où l’Amérique s’ouvrait à ses oreilles roumaines. Quelle idée de foutre des sapes chics pour battre des bestioles dentées, je vous le demande…

« … C’est peut-être un peu abuser mais… vous auriez pas un tee-shirt ? »

Et sans attendre la réponse, il se débarrasse déjà des bouts d’étoffes l’encombrant un peu. La pudeur est reléguée au profit du confort, dévoilant son torse nu sans réfléchir au manque de civilité. Les codes sociaux, c’est bien un temps, mais au bout d’un moment ça épuise.

La réaction du mage le laisse coi. Selen ne comprend pas. Comme par réflexe, son regard se pose sur la peau nue de son torse et l'inspecte en silence, à la recherche d'une blessure qui lui aurait échappée et que le sorcier aurait pu repérer. Mais rien. Rien d'autre que les tatouages cimentés à son derme et les vieilles cicatrices boursouflées d'histoire. Les sourcils froncés, il finit par hausser les épaules. Ce n'est sans doute pas bien grave.

Quand Earl finit par revenir, le corbeau lève à nouveau le regard sur lui et se saisit doucement du tee-shirt. Un sourire en coin le fait opiner du chef.

« C'est comme une sorte de friperie des blessés, quoi, chez vous... » qu'il marmonne, peu certain de son humour auprès d'un étranger. Déjà qu'il ne l'est pas vraiment auprès de ses proches... Sa fille a le fixer de le fixer parfois avec un jugement adolescent faussement poussif après une tentative de jeu de mots ayant mal tournée.

Il finit par enfiler le vêtement. Le tee-shirt est une taille trop petite. Elle lui va, techniquement, mais moule ses muscles d'une manière inattendue. Son pectoral ressort, ses biceps aussi. Il n'est pas à l'aise. Mais il n'a pas vraiment le choix jusqu'à son retour à la maison.
Son regard se dérobe et il finit par secouer la tête. Pas moyen de regarder le type sans se sentir ridicule.

« … Ça fera l'affaire... Merci. »

Au moment de grommeler ces remerciements cependant, il ose lever les yeux vers le sorcier. Et ce qu'il trouve l'interroge encore plus. Son visage est horriblement rouge. Bien trop pour que ce soit naturel. L'inquiétude spontanée du corbeau prend le pas sur sa raison. De quelques pas, il rompt la distance de sécurité qu'il instaure en général avec les étrangers.

« … Vous êtes sûrs que ça va, vous ? »

Sa grande main prend place sur le front brûlant de son vis-à-vis. Il n'est pas médecin, mais ça, ce n'est pas normal.

« Vous êtes fiévreux, doc'. »

Il est étrange. Son comportement a changé du tout au tout, en un quart de seconde. Peut-être qu'il s'est infecté en me soignant ? La griffure ne semblait pas maudite mais... je ne sais pas. C'est un peu trop soudain pour ne pas attirer mon attention.
A l'approche de ma main, il a bondi vers le chauffage. Avec une tonne d'excuses à la bouche, une volonté que ça reste le plus naturel du monde. Soit. On ne va pas l'embêter davantage, hein.

D'autant que c'est presque mignon, comme maladresse.
… Mignon ?

Hm. J'attends qu'il termine son discours et tente d'en retenir l'essentiel. Je hoche la tête, lissant un peu le tissu du tee-shirt. J'accroche son regard une seconde. Earl, donc.

« … D'accord, Earl. C'est retenu. » Bien gravé. Je jette un coup d'oeil à ma plaie couverte, que je couvre de ma paume. La douleur est encore là, mais beaucoup moins vive qu'elle ne devrait l'être en temps normal. Ses soins sont extraordinaires. « Mais vous a déjà fait des miracles... c'était inespéré. » Je craque un petit rire épuisé, pas vraiment en accord avec l'instant, mais bon. « On peut presque dire que c'était une chance que cette chose m'attaque juste à côté de chez vous... »

Je secoue la tête. Le silence retombe avant qu'un nouveau sujet ne dérive. Le Taureau.

« Oui. Kaelig est un ami d'enfance. On se connaît depuis... quasiment toujours, je dirais. Nos clans sont liés. Et lui et sa famille sont à Tir Nà Nog... à cause de la mienne, plus ou moins. »

Je ne vais pas entrer dans les détails. Les plans et applications des clans de chasseurs ne le regardent pas vraiment. D'autant que je ne sais pas comment il se positionne vraiment sur ce sujet, bien que son amitié avec Kaelig soit un indice. Peut-être faux, en soit. Il est proche du Père, pas forcément du Tueur.
Je me rappelle les temps de troubles en Roumanie, les familles éclatées qui ne se sont pas retrouvées. Celle de Kaelig a implosée. Là-bas comme ici. Et je sais que ce Earl a participé, un tant soit peu, à éviter un massacre relationnel sans précédent.

Alors je lance, partant de rien, mais d'une sincérité profonde :

« … Merci pour ce que vous avez fait pour Ciulin. Je sais qu'iel a traversé... des choses terribles, ces dernières années. Et que vous avez été d'un très grand secours pour iel dans les moments difficiles, plus que sa propre famille de sang. Les enfants de Kaelig... je les considère comme les miens, quelque part. Alors merci. Pour tout. »

Il y a une pause, où je me rend compte que je n'ai pas quitté ses yeux, et que j'ai beaucoup parlé. L'un et l'autre sont extrêmement rares avec les étrangers. Je me reprends, me râcle un peu la gorge. C'est que la clope est traître, hum...

« Je, euh. Je vais vous laisser. Je vous ai assez dérangé... Je, euh, vous dois combien ? »

Je ramasse mes affaires, mes bras sont lourds de charges relativement abîmées. Il faudra que je nettoie tout ça une fois rentré. J'enfile mon manteau encore tâché. Il en vue, des chasses mal fichues...

« … Ah, au fait. Si jamais vous avez besoin d'un service ou d'un coup de main... Passez au Moonlight Tattoos. J'y suis tout le temps. Demandez Selen. »

Selen aujourd'hui, demain Virgil, qui sait. Selen pour tous, comme un titre ou un surnom. Virgil pour l'intime et le sang partagé.

Ce Earl m'est sympathique mais pas au point de tout lui révéler. Un jour, peut-être. Pour l'instant, je n'ai qu'une dette à rembourser.