« L'amitié est une âme en deux corps. »
[Aristote]

Parfum d'embruns au clair de lune. Le vent nocturne fouette les falaises, ébouriffant nos têtes grises. Selen comme moi même, avons laissé le sel chasser le poivre de nos chevelures. Je ne compte plus le nombre d'années et de ballades que nous avons faites comme celle-ci. Nous avons essuyé nombre de tempêtes, en vérité, sans jamais nous perdre totalement dans l'obscurité des dentelles de Mère-Nuit.

Les chiens se font la course, jappent et aboient dans les herbes hautes. Ils ont la patte sûre au milieu des caillasses et des joncs. Pourtant, même eux font silence devant les monticules de pierres mousseuses érigées en cercle. Une farandole pétrifiée. Nous sommes aux porte d'un autre monde.

- Tu crois aux fées ?

Je regarde mon vieux compagnon avec un rictus en coin.

- Il parait que c'est un tombeau de roi, ici. Un bel endroit pour déposer une couronne, tu ne crois pas ? Je lâche un rire bref, sec et sans joie. Ils me croient tous abattu, éteint, sur la fin de règne. Les Clans guettent ma chute : que le Taureau lâche enfin prise ! Mes propres hommes attendent que je rende les armes...

Je laisse planer le silence. Les hommes de parole sont souvent les plus taiseux. A qui la faute, si nous avons donné nos langues à nos chattes d'épouses ? L'une comme l'autre ne "sont plus". La galerne marine, gonfle mon manteau telle une voile. Mains dans les poches je toise l'horizon.

Une étoile m'a appris les bienfaits
de la parole qu'on libère.

- Ils n'ont rien saisi de ce qui nous attend. Le monde qui nous a vu naître a pas mal changé. J'ai changé...

Je le regarde droit dans les yeux.

- ... Il est temps que les Sang-coureurs le comprennent. Sourire d'un homme que le trône taillé pour son père a épuisé... J'aimerais que tu le comprennes le premier.

...Et qui n'aspire qu'à le fondre pour forger enfin celui qui lui revient.

Inspiration sous les astres. Selen laisse l'air marin chasser la fumée de ses bronches. Les secondes semblent se suspendre au bord du vide, sur ces falaises escarpées, fouettées d'écume tâchetée. Elles aussi sont anoblies par la Nuit. Les abysses sont pourtant moins insondables que le coeur de l'Homme.

L'invitation du Taureau fût une surprise bienvenue. Depuis peu le Corbeau se laisse aller au jeu du hasard, sans plus rien prévoir. Sans vraiment le vouloir, cependant. Mais en dépit des visions capricieuses, l'instinct reste vif. Il le sentait.
Il savait que cette soirée serait importante, d'une façon ou d'une autre.

Les chiens jappent joyeusement jusqu'aux rochers d'ombre qui se dressent autour d'eux. Ils tournent et retournent, glanant l'aura des lieux à leur manière.
Les yeux clairs se perdent dans la contemplation nocturne. Selen observe, comme à son habitude.

À croire qu'il ne lui restera plus que ses yeux pour voir.

Dans le silence pourtant, c'est la voix de son ami qui émerge. Rauque et puissante, teintée d'une énergie nouvelle, presque palpable pour l'empathe. Les fées, dit-il. Pourquoi pas. Les légendes d'enfance parlent bien de voeux réalisés par ces nymphettes.

Parfois. Mime de rictus, sincère dans sa chaleur. Ça dépend de l'endroit. On pourrait en croiser, ici.

La diatribe du géant continue dans un discours véhément. L'oiseau écoute sans interrompre, après tout les élans véridiques restent inaltérables. Kaelig annonce les faits qui sont contre lui, comme des coups de poignards reçus de ses pairs.
Pourtant Selen ne peut se résoudre à ne pas comprendre l'ampleur de ce qui se passe, et des doutes qui émergent en chaque Sang-Coureur. Témoin muet jusqu'à ce soir, prêtant serment sous la lune.

L'oeil ne se décolle pas de son vis-à-vis, franc et scrutant les marques du temps.

... Tu n'es plus le même, frate.

Son ton est calme, dénué de reproche. Il s'approche.

Mais je sens... que c'est pour le mieux. Je ne sais pas s'ils seront tous de cet avis, pourtant...

Un regard vers les dolmens. S'il s'agit bien d'un tombeau, autant éviter de rajouter d'autres noms à l'épitaphe. Les orbes grisées quittent finalement la pierre pour s'ancrer dans la chair.

Il y a beaucoup trop de secrets dans le coin pour continuer de fermer les yeux.

Un instant, à nouveau suspendu. Le fracas des vagues continuent son harmonie distordue.

... Qu'as-tu exactement en tête, Kaelig ?

De tous, je sais Selen le plus à même d'entendre mes positions. Malgré sa trogne patibulaire, c’est un homme attentif, étonnement sensible au bien être d'autrui et plus. Plus encore, il est le devin et le prophète des quatre clans réuni : avoir son assentiment c'est emporter l'adhésion d'une certaine partie de nos troupes.

Je prends une longue inspiration.

- Depuis le début nous appliquons la politique agressive que nos ancêtres nous ont toujours inculqués. Nous avons respecté la tradition, certes modernisés certains aspects pratiques mais pas le fond de nos idées. En suivant la prophétie, nous avons déboulé à Tyr Na Nog en grands seigneurs et purgé les rues sans concessions. Le fait est que nous avons suscité plus de mal que de bien.

Je pose une main sur les pierres du tertre, redessinant du bout des doigts les arabesques des triskells.

- Sais-tu qui sont les "Hurlants" ? J'imagine que les Vulpes ne nous ont pas rapporté encore l'information. C'est un groupe de créatures radicalisées qui se réclament de la Nuit et du Dévoreur... De la Nuit, Selen... NOUS avons créé ces terroristes de toute pièce à force de vouloir purger la ville de son engeance non-humaine. Nous pension combattre la Brume mais nous avons simplement servi les desseins chaotiques d'Unseelie !

J'ai un vieux rire sardonique.

- Si je devais être honnête, je chasserais ma propre famille, née du ventre d'une sorcière renégate. Je me chasserais moi-même, moi qui ait été maudit par mon propre Père. Me chasseras-tu, Selen ? Me tueras-tu quand je serais mort et passé par la damnation des Fosses ?

Je secoue la tête.

-L'étoile que tu m'a gravée sur le coeur est elle-même descendue dans cet Enfer et en est revenue. Qu'est-ce qui différencie un chasseur formé dès son plus jeune âge à tenir une arme et à tuer, la Mort chevillée au corps chaque Nuit, et les démons qui s'extirpent de la Fosse en tâchant de ne pas s'y perdre. Chacun de nous tente de ne pas abandonner son humanité en route. Certains y parviennent. D'autres pas. Mais une chose est certaine ...

Je regarde mon vieil ami droit dans les yeux.

- Vampires, loup-garous, démons, sorciers.... Ils souffrent tout autant que nous des menace de la brume. Unseelie est notre ennemi commun...

Il écoute. Peut-être plus que jamais, en cette soirée presque sacrée. Il y a avait longtemps que les deux pontes roumains n'avaient pas parlé aussi ouvertement.
Sans doute est-ce même la première fois que la conversation prend ce tournant si inattendu. Selen savait que son frère d'arme avait changé. Le nier aurait relevé de l'aveuglement. Mais il ne s'attendait pas à cet écho. Cette manière de présenter les choses... et sa propre façon de les recevoir.
Tout est utopique. Tout est surprenant.
Il y a pourtant ces bribes d'idées qui raisonnent dans son cerveau d'oiseau de malheur.

Alors il écoute. Il laisse passer le discours entrecoupé de brises marines. Le vent se lève. Le soir s'étire.

Ses mots à lui finissent par déployer leurs ailes, après quelques moments de réflexion, suspendus dans le silence.

« Unseelie s'est joué de nous dés l'instant où nous avons posé le pied sur ses terres. Cette présence nous a attiré ici pour une raison que nous ne connaissons pas encore pleinement. Et d'une certaine manière, j'en suis responsable. Sans mes visions... nous ne serions jamais venus. »

La voix est lourde, plombée. Beaucoup de nuits se sont écoulées depuis leur arrivée et Selen n'en a pas passé une seule sans songer au danger dans lequel les siens se trouvent. Ses capacités font parties de lui, maîtrisées à l'extrême, aussi intrinsèques que ses yeux sont bleus. Pourtant, parfois, elles le tirent vers le bas. De cette manière presque sadique de laisser le futur se jouer de lui. Alors quand Kaelig expose les faiblesses de leur modus operandi, il ne peut qu'approuver. Rien n'est plus vrai.

Pointe de jaune dans le rire qui se perd. Discret, volatile, comme une pique amère. Cet amour-haine envers lui-même n'a jamais autant vibré.

« … Je peux te retourner le raisonnement, Kaelig. Si tu appliquais à la lettre les principes de nos aïeuls, il y a longtemps que le clan Corb aurait été la première des cibles. Bénédiction de la Nuit ou non, mes pouvoirs existent, et ressemblent à s'y méprendre à des tours de sorcier pour un chasseur non initié. J'ai toujours trouvé ça... ironique, je crois. »

Son regard finit par se perdre dans celui de son vis-à-vis, aussi grave que réfléchi.

« Ça fait longtemps que je m'en rend compte, tu sais. J'y réfléchis, parfois. Nos croyances sont basées sur une magie que nous poursuivons, sur des légendes gravées dans un passé qui nous as simplement été transmis, peut-être déformé... Nos buts perdent de leur valeur au fur et à mesure que les années passent et que les générations suivantes nous ouvrent les yeux sur des vérités nouvelles. Une lutte stérile pour certains, la poursuite de traditions anciennes pour d'autres.  Mais ce n'est plus assez... Les Sang-Coureurs ont besoin d'étendre leurs perspectives. De voir... plus loin. Quitte à changer radicalement. »

Son chien vient se frotter contre sa jambe toilé de jean élimé. J'ai froid, t'as bientôt fini ? La voix de Kermit s'ancre dans son esprit mais c'est d'une simple caresse qu'il le rassure. Bientôt, oui. Il ne reste que l'essentiel.

« Je ne peux pas parler au nom de tout le clan Corb, mais en ce qui me concerne... je suis d'accord avec l'idée de s'allier pour battre la menace qui pèse sur cette ville, et à plus forte raison, le monde. »

Un pas vers l'ami.

« Les mentalités ne changeront pas du jour au lendemain, et je sais que tu en as conscience. Tout ça fera peur à beaucoup. Tous ne comprendrons pas. Mais partons déjà de ce postulat de bataille... et voyons où le chemin nous mène. »

L'inconnu effraie. Cependant, c'est la première fois que Selen Corb y a accès.
Il n'a pourtant pas envie d'y résister, et sait, au fond, qu'il s'agit-là d'un moyen moins risqué que de lutter vainement.
Il pense à sa fille. A ses pairs et ceux qui comptent sur lui. A tout ceux qui ont besoin d'un avenir qu'Unseelie pourrait gâcher.
Alors, il faut avancer. On ne peut pas espérer de lendemain si on ne fait rien pour l'atteindre.

Comme il m'a laissé le temps de poser les mots, j'offre à mon vieil ami le droit de réflexion et de paroles. Jamais conversation entre nous n'a été aussi verbeuse. Les palabre ne sont pas creuses pour autant. J'y perçois un écho favorable.
Tu as raison, camarade, les Corb sont des devins, les Vulpe acceptent des loups en leur sein. Nos vieilles lois sont désuètes : nos enfants l'ont perçu avant nous. Ciulin, Cristian, Lua, Mihaï... Cette génération que nous n'avons pas su pleinement écouter.

- Je ne peux pas parler au nom de tout le clan Corb, mais en ce qui me concerne... je suis d'accord avec l'idée de s'allier pour battre la menace qui pèse sur cette ville, et à plus forte raison, le monde. Les mentalités ne changeront pas du jour au lendemain, et je sais que tu en as conscience. Tout ça fera peur à beaucoup. Tous ne comprendrons pas. Mais partons déjà de ce postulat de bataille... et voyons où le chemin nous mène.

Le vent balaie nos faces burinées par le poids des années et des responsabilités. Pourtant, ce sont des sourires que j'y vois. Je pose une pogne volontaire et chaleureuse sur l'épaule de celui que je considère davantage comme un frère que ceux de mon sang.

- Merci prietene, je savais que tu comprendrais.

Un silence file, entre nous, gorgé de sel et d'embruns.

- A titre personnel, j'ai déjà approché une organisation de créatures pro-humaines qui aide à l'intégration des démons, vampires, et autres loups dans la société. Elle protège des familles entières ne cherchant qu'à vivre tranquillement parmi les humains. Il me fallait leur concours pour mettre Lavinia à l'abri, hors d'atteinte de nos ennemis comme de... nos frères d'armes. J'imagine que le nom de Malsheem ne t'es pas inconnu ?

Je laisse l'information infuser. Pour la plupart des chasseurs, elle tient de la légende urbaine, du folklore, du fantasme...

- Dis-toi que Ciulin est marié-e à son créateur... J'ai un vieux rire savoureux saluant la tête qu'il fait. Tu ne l'avais pas vu venir, ça, avoue ?

Je gratifie Selen d'une solide tape dans le dos.

- Viens... Il faut que je te présente quelqu'un.

Je me fraie un  chemin parmi les ajoncs et la bruyères, le fracas de l'océan dans mon dos. Nous nous engouffrons vers les terres et son épaisse forêt.

La lourde paume sur l’épaule, Selen se sent désormais davantage galvanisé. L’énergie et la résolution de Kaelig sont communicatives. Comme s’il s’était gorgé lui-même de ses idées nouvelles jusqu’à s’en sentir abreuvé. Ça a quelque chose de rassurant, se dit-il, de le savoir de nouveau sur pieds.

Les étoiles n’auront pas cessé de briller.

D’un hochement de tête, il écoute son frère d’arme lui parler de ses propres avancées. Cette organisation… Les rumeurs sont arrivées jusqu’à lui sans jamais se confirmer pleinement. Mais le nom est resté gravé, quelque part dans un recoin de son esprit. Malsheem, bien sûr. Mais… hein ?

« … Ciulin est marié-e ?... »

Oui, c’est la première information qui sort de l’échange. Peut-être la plus incongrue. Son air légèrement ahuri, peut-être un tantinet benêt, traduit sa surprise. Mais le reste revient naturellement à la charge.

« Enfin, hum. Je ne connais Malsheem que de nom. Je pensais surtout que c’était une légende. Mais il faut croire je me trompais. »

Il y avait une certaine utopie à croire qu’une telle société existerait un jour. Aucun chasseur n’a jamais formulé le vœu de vivre de concert avec l’ennemi. Tous, ou tout du moins les plus véhéments, prônaient l’inverse sans se soucier des conséquences.
Le temps est au changement et il commence ce soir.

Le vent se lève à nouveau quand Kaelig entame sa marche. Quelqu’un à lui présenter, dit-il. Selen sait déjà. Même au-delà de ses visions, il avait déjà senti que cette rencontre arriverait bientôt.
De vieux souvenirs resurgissent, quand il laisse le Taureau prendre de l’avance, quand il observe son dos droit dans les embruns du soir. Plus jamais courbé, frate.

De vieux souvenirs, et de vieilles images aussi. Du sépia à n’en plus finir. Son union avec Lavinia. Lui qui lui parle d’Olimpia, de sa timidité amoureusement maladroite, de leur mariage à venir. Sa grossesse. Les familles qui s’agrandissent, qui se défont, qui pleurent plus qu’elles ne rient.

Et quand ses propres pas le suivent vers la forêt, que les chiens aboient de concert vers les arbres étirés, Selen se dit que l’avenir est bon pour reprendre des bribes de passé, de les transformer, vers une douceur qu’il n’aurait jamais cru appréhender à nouveau dans sa vie.

Allez. Présente-moi ta femme, l’ami.

- … Ciulin est marié-e ?...
- On vit vraiment une drôle d'époque, hein ?
- Enfin, hum. Je ne connais Malsheem que de nom. Je pensais surtout que c’était une légende. Mais il faut croire je me trompais.
- J'en étais autant persuadé que toi et c'est ce qui prouve leur grande efficacité jusqu’à présent. Que même une institution de la chasse comme les Sang Coureurs ignorent l'existence de ce réseau est une garantie des moyens mis à l'oeuvre pour cacher et protéger les créatures et sorciers intégrés.

Nous marchons côte à côte sous la voûte des chênes centenaires. Le sel et les embruns ont été balayés par les parfums d'humus et de champignons. La pluie récente a gorgé la mousse et l'écorce de senteurs agréables. Les chiens s'émoustillent de tant de secrets. La promenade prend son temps, et nous arborons un silence qui, chez nous, a tout de réconfortant. Notre mutisme serein est le ciment d'une amitié aussi solide que les racines des plus vieux arbres de cette forêt.
Finalement, nous rattrapons un sentier plus large, dont la terre a été retournée par les pneus de voitures. La route boueuse mène à une maisonnée toute en bois aux allures de havre perdu. Les lumières de l'intérieur rayonnent paisiblement sur le porche et l'herbe rase autour. Il y a un début de jardin potager en élaboration à côté de l'abris à bûches.

Je pousse la porte qui n’est pas fermée à clé.

- Dragă, nous sommes là !

Et nous entrons.

Bon.
bon, bon bon bon BON.
Je stresse.
Pas pour moi, cela dit.
Mais je sais plus quand, Kaelig est venu me voir pour me dire avec son air sérieux et pincé qu'il allait parler à Selen.

Alors. Un: j'ai pas encore super bien compris qui est Selen. C'est le frangin de Kaelig, mais pas vraiment. Genre son Enzo en moins...Euh... Nous.
Deux : OH MON DIEU IL VA DIRE A DES CHASSEURS QU'IL EST POTEAU AVEC DES CREATURES.
Trois : ... Y a pas de trois. Deux, déjà, c'est bien.

Moi, j'm'attends à deux éventualités. Soit ça se passe bien et ils vont radinés à la maison et je vais pouvoir recontrer le mystérieux Selen dont il m'a tant parlé. Soit ça se passe pas bien et y en a un des deux qui va se radiner  très près à me buter la gueule à grand coup d'eau bénite et j'vais pouvoir rencontrer le mystérieux Selen dont il m'a tant parlé - en moins glam.
Du coup, j'ai opté pour une tenue de danse. Un truc où bouger c'est facile pour moi, pas non plus dénué de style - faudrait pas déconner non plus les première impressions tout ça. J'ai laissé la porte arrière légèrement entre ouverte.

J'ai foi en la capacité de Kaelig à raisonner mais honnêtement, je sais pas ce que donne l'endoctriment made in Sang-Coureur. Alors j'me mefie un chouïa. Appelons ça l'instinct de survie.

Bref, ça fait au moins 137 heures que je tourne et je vire dans la cabane. J'ai même rangé. Sortez les thermomètres, ça n'arrive jamais. Demandez à Kaelig, il a glissé beaucoup trop de fois sur mon tapis de Yoga ou sur une fringue pour pas avoir les nerfs esquintés par mon manque de maniaquerie.
Bref, j'écoute le tic-tac de l'horloge et je la regarde beaucoup trop souvent pour mon propre bien. Ca met combien de temps une conversation comme ça... Longtemps, nan? Est-ce que j'm'occupe? Est-ce que j'irais pas taper un p'tit footing? Histoire de m'occuper la tête et les muscles... Non? J'en sais rien.
tic-tac-tic--tac-tic-tac-tic --tac.

Je plisse les yeux et je me tourne vers l'horloge. Elle a du retard. Putain. Ca va me rendre ouf. Je monte en équilibre précaire sur une chaise pour choper la foutu horloge qui tique pas bien.

Et là forcément.

-Draga, nous sommes là !
-AH!

Foutu PTSD, j'ai eu la trouille et j'ai sursauté et je jongle avec la putain d'horloge comme si le sort de l'humanité en dépendait. Je finis par descendre de la chaise avec précipitation. Je pose l'horloge, je me retourne vers Kaelig et... Mon coeur rate un battement. Long et compliqué. Selen ressemble à... Je secoue la tête et vais gratifier Kaelig d'un bisou.

-Coucou, bébé! Yay! Ca s'est bien passé alors!

Je me retourne vers Selen et le gratifie d'un calin.

-Salut! Selen, c'est ça! Moi c'est Elie! Kaelig m'a beaucoup parlé de toi et j'avais super hate de te rencontrer! Ca va? J'avais prévu des chips et autre conneries mais j'ai tout bouffé en attendant... Haha... Mais! Y a des bières au frais!

Je sautille jusqu'à la cuisine pour aller chercher trois bières. Parce que sans déconner à force d'être aussi con, j'me donne soif. Je reviens avec tout ça et un malheureux saucisson, je pose le tout.

-Bon, j'suis désolée mais faut que j'le dise parce que ça va m'faire bugger le cerveau. Mais putain, tu ressembles à un ex. Sauf que t'as le regard plus sympa. Et pas une croix tatoué sur L'ENSEMBLE DE TON FRONT. Bref! Sinon, comment tu prends tout ça? Ca va? Tu veux un p'tit sac en papier pour respirer ou bien?

Je souris tranquillement en glissant ma main dans celle de Kaelig. m'a manqué...

Nous marchons, dans ce silence soudé qui consolide notre relation depuis toujours. Le pas de Kaelig est plus franc, plus vif, dans son imposant naturel. Quelque chose a délié sa marche, la rendant infiniment plus légère. Quelque chose ou quelqu'un.
Enfin je parviens à la source de son paradis, son nouvel Éden à lui.
Le petit havre de paix se détache de la clairière. Une maison de bois comme on en trouverait dans les contes de fées. Elle est simple, authentique. Un lieu qui colle finalement plutôt bien à mon ami. A cette part d'humanité que je l'ai vu s'évertuer à refouler.
C'est touchant, de la voir éclore.
C'est plein d'espoir et de promesses pour l'avenir.

L'une d'elle lui saute au cou alors que nous passons la porte. Je reste en retrait pour observer, mon chien à mes côtés. La voilà.

Je prends mon temps pour capter tout ce qu'il se passe à cette seconde précise. La jeune femme est une petite tornade rose vivifiante. Complètement différente de Lavinia. C'est la première chose qui me vient à l'esprit lorsque je la vois. On ne peut pas faire plus opposées que ces deux-là.
Quand son attention se fixe vers moi, je me sens happé dans son torrent d'enthousiasme. Sa nervosité est plus ou moins palpable. C'est flatteur autant qu'un peu stressant. J'ignore ce que Kaelig lui a dit de moi mais en tout cas... ça a l'air de l'impressionner. Est-ce que je dois dire ou faire quelque chose de spécial ? Hm...

Je crois que son câlin surprise répond partiellement à ma question.

« Salut! Selen, c'est ça! Moi c'est Elie! Kaelig m'a beaucoup parlé de toi et j'avais super hate de te rencontrer! Ca va? 
- Moi aussi... !
- J'avais prévu des chips et autre conneries mais j'ai tout bouffé en attendant... Haha... Mais! Y a des bières au frais! 
- Tant qu'il y a des bières... »

La voilà qui primesaute jusqu'à la cuisine, me lâchant au passage. J'ai un début de sourire contrit sur le visage. Me voilà pris au dépourvu. Je n'ai pas tellement l'habitude d'une telle énergie. Ou disons que je ne sais jamais comment me comporter face à elle. Détectant probablement mon trouble, je sens la truffe de Kermit me pousser la paume de la main vers la jeune femme. Il m'incite à avancer. Ce clébard est incroyable. Il a dû deviner que nous sommes tout les deux, quelque part, dans le même état.

J'attrape une bière bienvenue avant qu'Elie ne reprenne, me surprenant de plus belle.

« Bon, j'suis désolée mais faut que j'le dise parce que ça va m'faire bugger le cerveau. Mais putain, tu ressembles à un ex. »
Ah.
« Sauf que t'as le regard plus sympa. »
Ah.
« Et pas une croix tatoué sur L'ENSEMBLE DE TON FRONT. Bref! Sinon, comment tu prends tout ça? Ca va? Tu veux un p'tit sac en papier pour respirer ou bien? »

Je reste coi, incrédule. Elle est volubile et entraînante. Pétillante. Il y a quelque chose d’éminemment bon chez elle, une lumière expressive difficile à éviter. Plus que ça, même... Mais je ne saurais pas encore définir quoi. Cependant je comprends ce que Kaelig lui trouve. A les regarder, tout les deux, c'est comme une évidence qui colore les murs de cette maison du bonheur.

« … Ça va, ça va. », que je finis par craquer, dans un petit rire, à peine remis du tourbillon. « C'est la première fois qu'on me dit que j'ai le regard sympa, alors ça ne peut qu'aller. »

Je les observe une seconde de plus, plus serein. Je confronte les rumeurs au réel et je me rend compte à quel point la peur de l'inconnu peut alimenter les pires mensonges. Cette relation a beaucoup fait parler d'elle, c'est indéniable. De là à corroborer toutes les horreurs que j'ai pu entendre à la volée... certainement pas.
Bien que tout les événements à venir, les bons comme les moins bons, découleront inévitablement de cette rencontre. Je ne peux pas l'oublier. Ce que le Destin a prévu... même moi, je suis incapable d'en connaître pleinement les plans.

J'approche une chaise, déroulant mon dos cagneux pour m’asseoir.

« Beaucoup de grosses décisions ont été prises ce soir et... je crois qu'un moment de calme chez des amis, c'est tout à fait ce qu'il me faut. »

J'échange un sourire avec eux avant que Kermit ne prenne ça comme un feu vert et aille se ruer sur Elie, pattes en avant et petits bonds.

« Eh, doucement. Je sais que t'étais impatient, mais quand même... »

Il revient en sautillant et se pose en rond à mes pieds, fier de son petit effet. Je l'entends ricaner dans mon crâne, ravi d'avoir brisé la glace. J'en roule un peu des yeux. Ce clébard est plus spontané que je ne le serais jamais...

« Hm. Du coup, Elie... mon chien s'est invité aussi. C'est un gros curieux. J'espère que ça ne te dérange pas... »

En un regard, j'ai rapidement dressé le tableau. Elie s'est fait une montagne de ce rendez-vous et elle a paniquée en tournant en rond dans son bocal jusqu'à ce qu'on frappe à la porte. Elle surcompense en s'agitant partout et en babillant sans s'arrêter. Je suis partagé entre l'inquiétude ( A-t-elle eu une crise en mon absence ?), l'amusement (Selen le taiseux et Elie la pipelette, le duo comique, pour toi public privilégié) et l'attendrissement (Je t'aime grande idiote angoissée...).

Un baiser, trois bières et des culs sur un canapé plus tard, Elie semble enfin s'apaiser. Je m'apprête à découper le saucisson quand ma chère étoile lâche brusquement :

- Bon, j'suis désolée mais faut que j'le dise parce que ça va m'faire bugger le cerveau. Mais putain, tu ressembles à un ex.
Haussement de sourcil.
- Sauf que t'as le regard plus sympa.
Pincement de lèvres et frétillement de barbe.
- Et pas une croix tatoué sur L'ENSEMBLE DE TON FRONT.
- Hum... Donc ce fameux "lui", il avait la gueule de mon pote. Ca devient troublant cette histoire. Déjà qu'on m'a fait savoir qu'un drôle de gars qui te ressemblait se planquait dans les bois... T'as combien de clones, frate ?
- Bref! Sinon, comment tu prends tout ça? Ca va? Tu veux un p'tit sac en papier pour respirer ou bien?
- … Ça va, ça va. C'est la première fois qu'on me dit que j'ai le regard sympa, alors ça ne peut qu'aller.
- Ca tombe bien, on a que des sacs poubelles. Je me marre, en débitant le sauciflard en rondelles.
- Beaucoup de grosses décisions ont été prises ce soir et... je crois qu'un moment de calme chez des amis, c'est tout à fait ce qu'il me faut.
- Ca tombe bien, que je reprends sur le même ton, on a des bières et du saucisson. Je lui tend la planche à découper garnie de rondelles. Par contre, désolée pour la pénurie de chips. Attaque foudroyant de musaraignes. Je poque les joues d'Elie. Super vorace comme petite bête, mais adorable.

Je ris comme un crétin en avalant une gorgée de bière. Kermit, le sempiternel compagnon de mon vieil ami se décide à faire la fête à Elie.

- Eh, doucement. Je sais que t'étais impatient, mais quand même... Hm. Du coup, Elie... mon chien s'est invité aussi. C'est un gros curieux. J'espère que ça ne te dérange pas...
- Ouais, parce que mon avis, à moi, on s'en tamponne t'as vu ? Je plisse le regard vers Kermit avec une expression de cocu. Je suis outré. Après tout ce qu'on a vécu ensemble Jigodie, je te trouve bien ingrat en léchouilles. Je vais bouder.

La conversation se fait tranquillement. Elle coule de sources.A l'économie de paroles et la manière dont elles sont débitées, je comprends que Selen est un taiseux. Pas le genre à parler beaucoup. Leur amitié et leur respect mutuels fait sens. Selen a l'air d'être un havre de paix pour quelqu'un comme Kaelig. Ca me rend heureuse de voir que cette famille n'est pas uniquement un gigantesque nids à relation toxique. Une bonne chose. Une excellente même.

-Ca devient troublant cette histoire. Déjà qu'on m'a fait savoir qu'un drôle de gars qui te ressemblait se planquait dans les bois... T'as combien de clones, frate ?
-Attends.... C'est possible d'avoir des clones??? Trop flippant! Déjà qu'une fois Klaudia m'a copié pour chaipu quoi et franchement c'était beaucoup trop étrange de m'voir regarder des ciseaux avec autant d'amour.... C'pas un bidule là... Merde ça s'appelle comme... AH Changelin! Euh... Y z'ont un autre nom, mais j'ai pas retenu...

Je plisse les yeux en faisant clairement semblant de chercher. Finalement ce qui m'interesse le plus c'est de savoir si Selen prend bien la nouvelle ou non.

-C'est la première fois qu'on me dit que j'ai le regard sympa, alors ça ne peut qu'aller.
-Ca tombe bien, on a que des sacs poubelles.
-Au mieux on peut t'faire un K-way improviser...

-Beaucoup de grosses décisions ont été prises ce soir et... Je crois qu'un moment de calme chez des amis, c'est tout à fait ce qu'il me faut.
-Ca tombe bien, on a des bières et du saucisson. Par contre, désolé pour la pénurie de chips. Attaque foudroyante de musaraignes.

Il me poque la joue et je lui tire la langue.

-Super vorace comme petite bête, mais adorable.
-Encore heureux que j'suis adorable, merde! J'y mets du mien! Et j'étais inquiète, moi! C'est des gros changements et tout, c'cool que ça se passe bien entre vous deux. Vu les biais qu'y avait chez Kaelig avant, j'avais peur que ça soit pire chez les autres Sang-Coureurs...

J'ai à peine le temps de boire une gorgée que le chien de Selen me saute dessus et me léchouille. Ca me tire des rires amusés et j'en profite pour lui gratouiller la tête.

-Eh, doucement. Je sais que t'étais impatient, mais quand même... Hm. Du coup, Elie... Mon chien s'est invité aussi. C'est un gros curieux. J'espère que ça te dérange pas.

Je secoue doucement la tête.

-Non. Au contraire.
-Ouais, parce que mon avis, à moi, on s'en tamponne t'as vu?

qu'il dit en parlant au chien dont la queue s'agite follement au pied de son maitre.

-Je suis outré. Après tout ce qu'on a vécu ensemble Jigodie, je te trouve bien ingrat en léchouilles. Je vais bouder.
-Ca c'est juste parce que chui moins haute, aussi. Il a pas beaucoup d'effort pour me lechouiller et m'faire la fête. Owen, il aurait pas de mal à le faire.


Je cligne des yeux. Ca fait combien de temps que j'ai oublié Owen... Combien de temps qu'il est en bas? Je secoue la tête discrètement avant de dire.

-Faut l'encourager, c'tout! Il est trop mignon, en tout cas, il s'appelle comment?

Le naturel reprend vite les rennes. Passé le coup de la surprise, la fluidité de la conversation s'écoule sans problèmes. Elie et Kaelig s'accordent à merveille. A tout ceux qui médisent sans les avoir vus, j'ai l'exemple sous les yeux de ce qu'on appelle un couple épanoui. Beaucoup fleurissent, autour de moi. Les bourgeons de l'amour savent éclore quand on leur laisse un peu de lumière, et ces deux-là en émane une à faire pâlir le moindre soleil.
Ça me rend heureux.
Pour lui, pour elle, pour eux.

Je n'aurais pas pu voir un plus bel avenir pour toi, frate.

Une gorgée de bière vient réchauffer ma gorge. Les conversations se suivent sans se ressembler.

« -Ca devient troublant cette histoire. Déjà qu'on m'a fait savoir qu'un drôle de gars qui te ressemblait se planquait dans les bois... T'as combien de clones, frate ?
- Attends.... C'est possible d'avoir des clones??? Trop flippant! Déjà qu'une fois Klaudia m'a copié pour chaipu quoi et franchement c'était beaucoup trop étrange de m'voir regarder des ciseaux avec autant d'amour.... C'pas un bidule là... Merde ça s'appelle comme... AH Changelin! Euh... Y z'ont un autre nom, mais j'ai pas retenu...
- Des shiqqs. Des demi-djinns. Mais je ne crois pas que ces histoires de sosies soient en rapport avec ça. J'ai peut-être des frangins cachés. Même si un seul me suffit amplement... »

Je hausse les épaules, soubresaut lent sous ma surchemise en laine. J'écoute et observe leurs chamailleries tendres qui m'arrachent un sourire. C'est un tableau que je n'ai jamais vu. Une face de Kaelig que je soupçonnais sans preuves. Même dans toute l'honnêteté de notre amitié, je n'ai jamais senti un tel lâcher-prise chez lui.
Parce qu'Elie a raison sur un point : l'éducation de nos clans ne nous as pas laissé cette possibilité. Particulièrement la violence des Taur. De puissants animaux élevés à la hargne, loin des larmes, à piétiner leur propre humanité sous leurs sabots fendus. Son inquiétude était légitime, et elle le reste : tout les Sang-Coureurs ne sont pas aussi magnanimes que moi. Et tout nos mots échangés ce soir ne seront que des délires de vieux hommes fatigués aux oreilles de certains.
Nous devons rester prudents. Être conscience des nouveaux dangers que ce changement va créer.

Mais pour l'heure... buvons.

Kermit est visiblement loin de toutes mes considérations. Il a marqué des points auprès de la jeune femme. Ça ne m'étonne pas vraiment. Je craque un rire sous la raillerie offusquée du grand bovin.

« - Ouais, parce que mon avis, à moi, on s'en tamponne t'as vu ? Je suis outré. Après tout ce qu'on a vécu ensemble Jigodie, je te trouve bien ingrat en léchouilles. Je vais bouder.
- Virgil, tu diras à notre cher ami touffu que sa pilosité drue ne sied absolument pas à la délicatesse de mes papilles. Et que j'ai eu maintes et maintes fois l'occasion de lui dire, mais il ne m'écoute pas ! »

Pour les deux autres, les propos de Kermit résonnent en jappements légers. Moi, je souffle du nez sous son air précieux que les années n'ont pas arrangées.

« Il me dit que ta barbe gratte. »

Je secoue la tête un instant, buvant une autre lampée.

« -Ça c'est juste parce que chui moins haute, aussi. Il a pas beaucoup d'effort pour me lechouiller et m'faire la fête. Owen, il aurait pas de mal à le faire. Faut l'encourager, c'tout! Il est trop mignon, en tout cas, il s'appelle comment?
- Kermit. Ou Kermit Corb, comme il l'affirme. C'est un vieux pépère sympa. Enfin, quand il ne fait pas sa diva. »

Nouveau jappement, mécontent.

« Non mais, quel toupet ! Tu peux parler !
- Ben quoi ? C'est vrai. »

Pour éviter de faire bande à part avec mon clébard, je reporte mon attention vers le couple. Kaelig a l'habitude, mais peut-être pas Elie. Est-ce qu'elle est au courant, au moins ?

« ... Je peux l'entendre, en fait. J'ai un don. Je comprends les animaux. Je ne sais pas si Kaelig te la dit. Parce que si non, je peux comprendre que j'ai l'air un peu... bizarre, depuis tout à l'heure.
- Pas plus que d'habitude, ah !
- Shh. »

J'emmêle les poils blanchis de sa tête dans une caresse énergique. Nous sommes un trio de vieux cabossés, ce soir.