Sylvia est sur les nerfs. Elle a le ventre rond et le dos noué, elle grogne contre un client qui s'est décommandé au dernier moment. Ses presque six mois de grossesse lui cisaillent l'humeur au couteau. Elle qui a finalement refuser de s'arrêter jusqu'au terme pour aider l'équipe, cette dernière et moi-même, on se doit de composer avec ses caprices parfois complètement hors de propos.
Sa femme est venue nous prêter main forte sur son temps libre pour calmer la furie, une alliée de poids à la main de fer qui sait bien mieux que nous autres ce que notre tatoueuse peut traverser en ce moment.
A côté des élans impies de Sylvia contre la douleur d'enfanter, le Moonlight est paisible. Muhad est en déplacement toute la matinée chez un fournisseur pour chiner de nouvelles encres. Brock s'entraîne sur sa peau synthétique à reproduire des portraits, appliqué et de plus en plus précis. Le gamin est volontaire, prometteur. Il me prouve de plus en plus qu'il en veut, et je ne peux pas lui enlever cette qualité là.

Et moi ? Je feuillette un magazine au comptoir. Une revue professionnelle que la factrice vient d'apporter, en plus des traditionnelles factures et autres publicités.

Pas plus compliqué que ça, quand le salon est au ralenti. Il flotte dans l'air un parfum de bois brûlé, de pétrole et de hamburgers au calamar que Sylvia et sa compagne dégustent sur le sofa, papotant de tout et de rien.

Il y a quelque chose de rassurant, dans ce quotidien. Je réfléchis, tout en tournant les pages. Hors de ce petit écrin qui compose ma normalité, il y a d'autres préoccupations qui m'habitent.

Les Sang-Coureurs se fracturent.

Je ne pensais pas que ce pressentiment se réaliserait aussi vite.
Je savais que quelque chose de fondamental se passerait à Tir Nà Nog. Les visions et les prémonitions se sont succedées les unes après les autres. Mais quelque chose comme ça ? Je crois que personne n'était prêt pour un tel tournant.
Ni ma position au sein de celui-ci.
Beaucoup hurlent, beaucoup décrient. Les Sarpe se sont faufilés dans leur nid de serpents, les Vulpe creusent leur terrier le plus favorable avec leur neutralité.

Les Corb attendent de moi des explications, des arguments, quand une partie ne nie pas la foi qu'ils éprouvent envers leur Selen.
Et moi ?
Moi...

… Moi, je me fais surprendre par la porte battante qui me flanque une stupeur sans précédent.

« Oh Viiiiirgiiiiiil!~ »

Oh non.

Je fixe mon petit frère avec toute la gravité du monde. J'ai pas envie. C'est étrange, dit ainsi. Mais je n'ai pas l'énergie pour tant de problèmes condensés en une seule personne. Rokheus s'approche de son air goguenard habituel, sous le regard intrigué du couple et de Brock qui a jeté un coup d'oeil au bruit de la clochette d'accueil.

Mon frère a le sourire trop franc pour ne rien cacher. Il boit sa canette et me regarde par-dessus ses lunettes.  

« Dis l’vieux, t’as du temps à m’accorder ? Parce que j’aimerais bien qu’tu m’torture un peu.
- Mais avec plaisir. Couteau, corde ou poison ? Fais ton choix. Depuis le temps que j'attends de me débarrasser de toi... »

Les yeux globuleux de Brock s'arrondissent encore plus devant le sérieux de mon ton. Sylvia se marre et retourne à son sandwich.

Mon propre regard délaisse mon cadet, reportant mon attention sur un set d'aiguille chromées particulièrement pointues.

« Qu'est-ce que tu veux, Rox ? Va à l'essentiel, je suis plutôt occupé en ce moment. »

Débordé, même.