Un moment que je n'avais pas vu les couleurs de l'Eden. Entre la responsabilité de mes élèves, les épanchements de mes patients et le reste de mes activités, j'avais délaissé le club pour des réunions plus calmes et sporadiques au Before The Fall en compagnie de Simone et en l'absence d'Asmodée. Celle-ci jouait beaucoup dans ce fait, évidemment. Je ne me rendais que rarement en ses lieux lorsqu'il n'était pas là, peu coutumier des codes de la nuit contemporaine et de ses danses résolument trop modernes. Mais l'annonce de son retour m'étant parvenue, il était évident que je n'allais pas resté cloîtrer chez moi et que les terres de mon ami démon me paraîtraient bien plus agréables. Et puis, le plus important était qu'il m'avait un peu manqué, ce grand cornu désinvolte au possible. J'avais hâte qu'il me parle de son voyage et de ses retrouvailles avec ses racines, d'entendre sa passion à propos de celles-ci. C'est un sentiment qui m'exalte, dans la bouche d'autrui. La mienne est dépourvue de cet enthousiasme candide, quand je viens à penser à l’Égypte.

A l'entrée, je salue Grigor qui me rend mon sourire. Il m'intime que « monsieur ne va pas tarder », comme si mes intentions étaient écrites sur mon visage. Ce qui ne doit pas être loin de la vérité, après tout. Un coup d'oeil à ma montre me confirme qu'il est encore bien tôt pour que l'Eden batte pleinement sa mesure. Qu'à cela ne tienne, je l'attendrais, dans l'effervescence montante de ce début de soirée.

Il y a quelques groupuscules, ça et là, déjà occupés à se divertir sous les sons des baffles montantes. L'ambiance y est de mise, ça ne change pas. L'endroit à la mode pour la jeunesse apparente de Tir Na Nog, qui n'a de cesse de s'y déchaîner. J'approche du bar où la barmaid me reconnaît également, se fendant d'un sourire égale. Il faut avouer qu'à force de papillonner pour le compte de Malsheem, je finis par être plus ou moins connu dans cette boîte, ce qui est assez ironique en soi...

La demoiselle me salue, me demande si je veux boire la même chose que d'habitude. Je lui réponds que je suis bien trop vieux pour que mes goûts poussiéreux puissent changer. Elle se détourne dans un rire, ondule vers la bouilloire, quand mes yeux s'occupent à observer les personnes présentes. Beaucoup de jeunes gens, colorés et délurés, fondamentalement là pour s'aérer l'esprit à leur façon. Je dois être le seul ici à commander un thé Oolong et des gâteaux secs, mais qu'importe.

La boisson au creux des doigts, je laisse mes pensées dériver au-dessus de la fumée. Yeux clos quelques secondes à en respirer le parfum, il me parvient des souvenirs de Perse et d'Arabie, des bacchanales grossières qui n'ont rien à voir avec les soirées d'aujourd'hui. Tant mieux, quelque part. Même si certaines n'en demeurent pas moins aliénantes. Ce qui n'a pas l'air d'être le cas ici.

Je me demande si Nathan fréquente ce genre d'endroit. Je me demande si il est déjà venu s'y oublier, si il sort avec prudence...

Je secoue la tête, me reprenant. Allons bon, voilà que je raisonne comme un père à son encontre. Je ne devrais pas. Même si c'est plus fort que moi. Mais ça ne me réussit pas...

Une gorgée de breuvage me réchauffe et me calme. La soirée s'annonce pour le moins tranquille, en dépit des décibels repoussés vers les sommets. Je concentre mon attention sur ma tasse, regard trouble rivé vers elle.

Avant qu'une touffe de cheveux colorés ne vienne m'accrocher le coin de l'oeil...

Léviathan a rendez-vous.
Elle s’en souvient.
C’est assez rare pour le noter.
Il faut dire que Lucien a passé beaucoup de temps à lui répéter qu’elle avait rendez-vous.
Ni lui, ni elle ne se souviennent de la date, en revanche. Pour Léviathan, le temps, c’est plutot un truc mou qu’elle a jamais franchement bien compris. Des fois, elle se dit que le temps se moque bien des gens, à les faire devenir tout fripé ou tout lisse à faire mourir les gens. Elle aime bien le temps, quelques part même s’il la fait s’ennuyer souvent et qu’elle ne sait pas vraiment dans quel sens le prendre. Des fois, elle dit qu’elle était là avant le temps mais elle sait pas trop si c’est vraiment vrai ou pas.
Elle va chez Asmodée, elle croit que c’est là qu’elle a rendez-vous. Elle se demande si c’est le bon temps, elle sait pas bien non plus pourquoi il voulait la voir.
Elle va à son ancien manoir. C’est un tas de débris encore fumant. Elle joue dedans un moment et finalement repart.
Elle boude un peu, elle n’aime pas trop quand on est pas là où on avait dit qu’on serait.
Elle se souvient du Eden’s Rest, elle file. Il commence à faire nuit et les néons du club d’Asmodée l’attirent.
Elle rentre et marche -c’est assez rare pour le noter aussi - jusqu’à Grigor qui refuse de la laisser entrer, elle rentre quand même. Il a l’impression d’être couvert d’insectes et s’enfuit. Ca la fait bien rigoler. Elle pénètre les lieux et regarde autour d’elle. Les gens dansent partout, la musique est forte. Elle a une moue d’enfant mécontente attachée à la gueule. Elle aimerait jouer, elle aussi. Mais Lucien a dit qu’elle devait faire des trucs de Prince Démon. Elle aime pas trop faire des trucs de Prince Démon, en plus, les princes démons, ils sont pas sympa. Sauf Kali et Asmodée, ils lui donnent des bonbons et des nouveaux amis, parfois.
Elle monte les escaliers pour rejoindre la petite salle d’attente du bureau d’Asmodée. Au bout de deux marches ça l’ennuie alors elle flotte jusqu’en haut. Elle s’asseoit au plafond, derrière le lustre, et s’amuse a disloquer la lumière en chantonnant. De sa poche, sort un petit cauchemar, une version toute petite de Bertrand qui gambade joyeusement sur sa maman, avec ses milles papattes et ses milles yeux et sa queue dard. Elle l’aime bien Bertrand, il est marrant.

-Alors après, ça fait pas trop de bruits, quand tu lis dans des chaussons aux pommes. Bertrand, faut pas manger la lumière, après tu vas flotter dans le mauvais sens et Asmo, y va dire que tu t’caches pas! Après y a Kali, elle va sourire à l’envers et on pourra plus faire des grenouilles. Haha! C’est rigolo le sourire à l’envers, si tu t’mets à l’endroit, ben il est plus à l’envers. Non, non, je crois pas. On avait rendez-vous avant hier, c’est Lucien qui a dit! Alors ça veut dire que je suis à l’heure! Ou bien… Peut-être que je suis en avance. Puis que c’est avant tu vois…

Elle renifle et penche la tête.

-Chez Asmodée, ça sent jamais le thé. He! Ca sent pas non plus le…

Elle plisse les yeux et depasse sa tête de derrière le lustre. Elle regarde l’homme qui sent le thé et lui sourit d’un sourire grotesquement trop grand.

-Chui cachée! Chut. Faut rien dire.

Elle se reglisse derrière le lustre et reprend sa discussion passionnante avec Bertrand.

Les lumières se reflètent dans un spectre étrange, atténué de couleurs inexactes. Quelque chose cloche avec elles, et il semblerait que je sois le seul à en prendre conscience. Le reste du monde est occupé à danser ou servir les clients, la tête ailleurs que relevée vers les diffractions de la salle d'attente. Tiens. On dirait que quelqu'un d'autre est convié auprès du démon. Un singulier convié qui s'amuse avec les lueurs pour tromper l'ennui.

Je m'apprête à rejoindre l'invité apparent, là où je devrais me trouver également. La pause Oolong était toutefois nécessaire, mais je dois impérativement m'éloigner du bruit ambiant.

Je décide de détourner les yeux quelques secondes le temps que mon attention revienne vers la tasse à demi-pleine, légèrement tiédie par le flot de mes pensées m'empêchant de boire tout de suite. Je m'apprête à la porter à mes lèvres pour la vider de son contenu avant de partir, mais je m'arrête nette lorsque je sens des gouttes chaudes venir tâcher mon cou et le col de ma chemise. Un plouf sonore, suivi de petits cris aiguës complaisants.
Un mille-pattes noir charbon vient de tomber du ciel pour venir se lover dans mon thé. Littéralement. La petite bête semble s'y ravir comme dans un sauna, s'agitant dans l'eau chaude, visiblement ravie de ce petit bain improvisé.

… Ah.

Mes yeux clignent, incrédules, pendant quelques millisecondes.

… Eh bien... Ce n'est pas banal.

« ... Tu m'as l'air... un peu perdu, toi... »

Mon regard se reporte immédiatement vers la salle où les lueurs flottent encore de manière anarchique. L'instinct s'exprime seul, quand je conclue que le petit insecte en mal de chaleur doit avoir un lien avec ce qu'il se trame là-bas. Peut-être même qu'il y a un rapport avec cette jeune fille colorée que j'ai entraperçu il y a peu.

D'un soupir doux, j'attrape la tasse habitée et le reste de mes gâteaux avant de me diriger vers l'escalier, scindant le peu de foule et évitant que le petit être ne finisse par terre ou sous de maladroits souliers.
Ce n'est qu'une fois à l'intérieur que mes doutes se confirment. Celui, ou plutôt celle qui s'amuse ainsi est collée au plafond.

« Oh... » Les yeux fixes vers la jeune femme aux cheveux néons, j'ai la nette sensation qu'elle n'a pas grand-chose à voir avec le reste du décor. Peu de créatures se prennent ainsi d'affection pour les hauteurs ou les ampoules surchauffées. D'ailleurs... comment est-elle parvenue à monter jusque là-haut ?...

Elle m'interroge, dés à présent. D'un sourire en revanche, je me contente d'entrer calmement et de lui adresser mes salutations :

« Bonsoir. On dirait que je ne suis pas le seul à attendre Asmodée... »

Je pose la tasse sur la petite table basse. L'insecte barbote toujours et semble bien plus vive, se redressant la demoiselle du plafonnier.

« Hum... Il me semble que ce petit est à vous, non ? »

La soucoupe à gâteaux secs rejoint la table à son tour. Je prends place sur un des canapé avant d'en saisir un. Il tourne quelques secondes entre mes doigts avant que je ne le montre à la jeune femme au-dessus de moi, lui proposant implicitement de lui donner si elle délaisse son perchoir. Un peu de compagnie ne serait pas de refus, après tout...

« Pourquoi ne pas descendre discuter un peu ? »

« Bonsoir. On dirait que je ne suis pas le seul à attendre Asmodée... »

Léviathan plisse les yeux.

-C’est moi qu’ai rendez-vous!

Elle lui tire une langue diaboliquement longue avant de croiser les bras en parfaite enfant boudeuse. Elle regarde La tasse se poser et Bertrand qui nage dans le thé.

-Haaaaaaaaaaaaaaaaa! Y a une pisciiiine! Elle se lève, les pieds collés au plafond. Elle sautille comme si la gravité était inversée.
-Hum… Il me semble que ce petit est à vous, non ?

Elle tourne le regard vers le monsieur qui sourit. Il n’a pas l’air d’avoir peur de Bertrand. Est-ce que c’est parce qu’il est tout petit? Ou bien est-ce que le monsieur n’a pas peur des cauchemars ? Elle se demande et ça l’intrigue beaucoup.

-C’est mon bébé. Y l’aime bien nagé, alors il aime bien les piscines de poches. C’est plus profonds et puis, il est pas tout petit normalement, mais sinon on m’laisse pas aller dehors, c’est nul, parce que dehors y a des bidules en forme de lumières et quand tu tapes dedans, ça fait des cookies. En plus, ils sont  pleins de feux d’artifices.

Elle suit le monsieur des yeux, il s’installe sur le canapé et elle trouve ça étrange, c’est vachement mieux en dessous du canapé. En plus, on peut chatouiller les pieds. Il prend un biscuit de la soucoupe et Léviathan suit chacun de ses mouvements. Elle regarde le biscuit tourné, la bave aux lèvres. Quand il le tend vers elle, elle se téléporte directement en train de mordre dans le gateau.
Dans sa bouche, ça pétille et ça pète en feu d’artifice qui s’échappe et virevolte jusqu’au monsieur.

-Pourquoi ne pas descendre discuter un peu ?

Elle le regarde en clignant des yeux et s’assoit dans les airs, comme si c’était un fauteuil, juste à hauteur de l’homme. Elle prend la tasse de thé, fait semblant de lever le petit doigt et vide la tasse. Bertrand glisse dans la bouche de Léviathan et elle regarde le monsieur tandis que la bestiole lui court sous le derme. Elle le fixe de ses yeux vairons puis ses yeux tombent sur son torse puis ses mains puis remontent vers son visage.

-T’as pas peur de mes bébés? Mes tiens, ils sont tout sages. Pourquoi ils sont tout sage…? Tu les écoutes pas? C’est parce que t’as des piscines de poches?

Elle regarde la porte d’Asmodée et plisse les yeux.

-Moi, j’ai vu un monsieur, il voulait pas laisser le thé chantant chanter mais après il a quand même bien voulu de la guitare et il a dit qu’on avait un pacte secret. Mais j’ai oublié ce que c’était alors, c’est vraiment un secret maintenant. Mais j’crois il a besoin d’une étoile filante… Avec des paillettes, mais j’sais plus trop si c’est pour les moutons ou si c’est pour les chien lions. Lucien, y dit qui sait pas mais j’crois qu’y sait. Tu sais toi, si c’est pour les moutons?

Elle le regarde comme si elle attendait une réponse parfaitement sérieuse et c’est le cas.

-Pourquoi t’as pas peur de mes bébés?

Bertrand, qui ne perturbe pas Léviathan le moins du monde, ressort tranquillement par le coin de son oeil. Une fois fait, il se pose fièrement sur son crâne.

Réaction attendue pour l'être singulier. Le gâteau est gobé et mon sourire s'étire légèrement face à la candeur maligne. Il n'y a définitivement rien d'humain chez elle, et je ne vois aucune trace des miens non plus. Reste à savoir de quel genre de créature il peut bien s'agir... bien que je parvienne à déceler une infime forme d'aura semblable à celle d'Asmodée. Une démone, vraiment... ?

Je la vois flotter, s'amuser de la gravité. Le monde entier ressemble à un terrain de jeu pour ses goûts d'enfant. Sa façon de parler et de réfléchir sont hors des cercles de pensées lambda. Il va falloir que je m'en accommode. Ce n'est pas réellement dérangeant. C'est même plutôt distrayant, lorsque je m'y attarde et que j'y trouve une certaine... poésie chimérique. Un frisson de surprise s'échine dans mon dos quand son corps se mêle à ses pitreries grand-guignolesques, que ses yeux glissent et défient l'inquiétante étrangeté. Ah. Mm. Définitivement démoniaque.

L'insecte se joue de mon expression étonnée, quand elle file la métaphore de ses « bébés ». Les siens, ce sont ces petits monstres noirs qui surgissent d'on ne sait où. Les miens... n'ont plus vus la lumière du jour depuis longtemps. Je les laisse sous-clé, domptés. Incapables de s'exprimer.

« Ils ne sont pas encore réveillés. Je les laisse encore dormir, le temps qu'il faudra. »

Marasme d'idées noirs qui n'attendent que l'éclosion. Elle arrivera, bien sûr. Je le sais. Depuis deux mois à peine, avec l'incursion du pion dans mon existence. Le pauvre enfant qui doit se bâtir la sienne, propre et tangible.

Nous attendons tout deux la guerre en préparant nos armes.

La jeune fille - à l'âge sûrement bien plus vieux qu'elle n'y paraît - continue ses palabres rêveuses, fières et fortes de sa propre réalité. Je ne suis pas suffisamment cartésien pour essayer de l'en détourner. Ce serait stupide et inconvenant. Au contraire, rentrer dans son jeu m'amuse quelque peu. Il n'y a pas de mal à laisser l'esprit s'envoler, de temps à autres, vers des contrées plus imagées. Loin des sentiers obscurs, par exemple.

« Hmm. C'est une question importante. » Le doigt au menton, l'air songeur, je fais mine de réfléchir. « C'est sans doute pour les chiens-lions. Ce sont eux qui raffolent des étoiles filantes à paillettes, bien plus que les moutons. Eux préfèrent les comètes turquoises que l'on trouve sur les bords des tuiles en sucre. Il paraît que leur goût est fluorescent. En as-tu déjà mangé ? »

Je calque sa familiarité spontanée, comme je dialoguerais avec une fillette. La petite bête retrouve son chemin hors de sa peau. Hm. Elle ne dégage aucune menace, ni elle, ni ses mille-pattes. Peut-être est-ce ainsi qu'elle s’exécute au quotidien, dans toute sa verve la plus unique. Je lui souris, le plus simplement du monde. J'ai presque hâte de voir d'autres de ses tours, ne serait-ce que pour contempler sa magie délurée. Alors je secoue la tête, doucement. Non ma chère, je ne suis pas effrayé, devrais-je l'être ? Vraiment ?

« Il faudrait tout d'abord que je les trouve effrayants. Ce n'est pas vraiment le cas, après l'avoir vu plonger dans ma... piscine de poche. »

Je craque un petit rire, pointant légèrement la dite bestiole au sommet de sa tête.

« A-t-il un nom ? »

Mes yeux se glissent vers les lumières changeantes des siens.

« Et toi ? »

- Ils ne sont pas encore réveillés. Je les laisse encore dormir, le temps qu'il faudra.

Maintenant, elle a très envie de voir ces cauchemars qui dorment gentiment dans le monsieur. Elle a très très envie. Elle fixe son torse avec une envie non dissimulée d’y plonger la main pour voir ses petits qui sommeillent. Elle aime pas trop trop cette idée. Elle sait pas bien comment il les endort mais elle sait que ses bébés sont pas faire pour dormir.

-... Hmmm…

Elle se penche en avant, la tête collée contre le torse du monsieur, elle traverse un peu, zieute en dedans et ressort. Elle le regarde la mine boudeuse.

-Y sont pas méchants et tu leur fais mal. C’est pas gentil.

Mais le monsieur est gentil alors, étonnamment, elle ne s'énerve pas. En fait, elle sourit parce que ce qu’il fait, ça fait partie de son domaine à elle. Toutes les folies ne sont pas exaltées, certaines ressemblent un peu à cet homme. Discrète et pondérée. Elle lui pouette le nez et se rassoit dans les airs. Elle trouve le monsieur rigolo malgré le mal qu’il fait à ses cauchemars. Elle a hate, quelques part, de les voir sortir. Elle sait que ça sera particulièrement beau. Elle s’embarque à raconter l’histoire du Gros Monsieur mais en essayant de la raconter, elle oublie des choses qui ont déjà glissé très loin de sa mémoire. Elle sait plus trop, en fait. Y avait une mission, elle croit, mais elle est incapable de se souvenir de quoique ce soit de précis.

-Hmm. C’est une question importante.

Elle fixe son regard vairon sur la mine songeuse du monsieur et imite la posture, ça doit faire sérieux, comme ça, non?

-C’est sans doute pour les chiens-lions. Ce sont eux qui raffolent des étoiles filantes à paillettes, bien plus que les moutons. Eux préfèrent les comètes turquoises que l’on trouve sur les bords des tuiles en sucre. Il paraît que leur goût est fluorescent. En as-tu déjà mangé ?

Elle cligne des yeux et lève les yeux vers le plafond, ils roulent jusqu’à disparaitre dans sa tête et reviennent après avoir fait un tour complet.

-Nan. Mais une fois, j’ai mangé de la corruption et ça a un gout de semoule. En plus, c’est rigolo à mâcher… Mais…. Je crois pas que c’était pour manger, l’étoile filante, tu sais… Mais j’me souviens plus. Y l’avait de l’eau dans sa tête le gros monsieur… Y voulait pas d’entonnoir… Il a dit…

Elle plisse les yeux, son visage perd toute expression alors que Bertrand monte sur sa tête et s’y installe. Il s’amuse à tricoter les cheveux de Léviathan. Elle revient au sujet qui l’intéresse.

-Pourquoi t’as pas peur de mes bébés?
-Il faudrait tout d’abord que je les trouve effrayants. Ce n’est pas vraiment le cas, après l’avoir vu plonger dans ma… piscine de poche.
-Oh! Tu le trouve rigolo?

Elle a un grand sourire de chat de Cheshire. Elle attrappe Bertrand qui, surpris, attaque la main de Lévy. Elle lui feule dessus avec une puissance inouïe, ça résonne dans la cage d’escalier alors que les traits de son visage se déforme en une vision de Cauchemar. Ca Bertrand arrête immédiatement. Elle ouvre les mains et le petit Bertrand regarde Amon de ses milles yeux.

-A-t-il un nom ?
-Voui. C’est Bertrand! Y est tout p’tit là mais en vrai y l’est tout grand!

Elle le pose par terre et le petit être se disloque et grossi, s’étire jusqu’à atteindre la taille d’un petit cheval. Son dard suinte de poison. Elle lui gratouille la peau.

-Et toi?
-Moi? J’en ai plein mais j’me souviens jamais. Alors, les gens, ils m’appellent Léviathan. Mais j’crois pas que je m’appelle tout le temps comme ça…

Elle prend l’air songeuse et se laisse tomber en arrière, elle passe à travers le canapé et réapparait flottant dans la pièce comme si elle était allongée sur le canapé.

-Et toi? Y t’appellent comment les gens?

J'écoute l’Étrange. Les signes et les palpitations dans sa voix d'enfant lunaire prennent peu à peu place dans la pièce. Une habitude s'y crée, au-delà des surprises provoquées chaque seconde s'écoulant. J'ai bien conscience d'être face à la personnification même des aliénations et mon intérêt est comblé. C'est d'un œil attentif que j'observe ses délires innocents, absurdes et fascinants. Les esgourdes ouvertes à ses réponses que je ne peux m'empêcher d'analyser comme les fantasques affabulations d'une petite fille, qui possède la vérité au-delà de ses images grand-guignolesques.

Certaines, mêmes, accrochent mes souvenirs et mes propres connaissances. J'arque un sourcil quand les détails se précisent dans son récit métaphorique.

Un gros monsieur et une étoile filante.
Hm.
Se pourrait-il que cette ville soit encore plus petite que je ne l'imaginais ?

Mais les dérives de l'esprit cessent quand, face à davantage d'Absurde encore, mes instincts se confirment. L'enfant se dévoile enfin et les siècles de folie pure prennent un nom. Léviathan, évidemment. Tout paraît plus censé, soudainement. Un sourire en coin prend forme. Est-ce là une réunion secrète du Pandémonium à laquelle je ne suis pas censé assister ?

« Je vois. J'en conclue que tu connais Asmodée depuis bien plus longtemps que moi... »

Léger rire. C'est peu de le dire. C'est bien la première fois que je me sens aussi jeune face à quelqu'un. La Folie n'a que faire des années, elle est née avec ce monde.

Mais Elle me demande mon nom. Et je prends quelques secondes pour lui répondre, et l'observer en silence. Je n'aurais peut-être plus l'occasion de rencontrer une telle incarnation.

« Amon. » Les syllabes se détachent simplement, mes yeux cherchent les lueurs changeantes des siens. « J'ai eu d'autres noms, moi aussi... mais c'est celui que je préfère. »
Et de loin, malgré les remous du temps.
Vibhât était l’apprenti. Solal était l'errant. Les autres n'ont pas demeuré suffisamment longtemps, mais leur trace a bel et bien marqué les sillons de mon âge avancé.

Chacun a pris la place qu'il devait occuper.

Les secondes s'égrainent et aucune nouvelle du maître des lieux. Mon regard s'attarde sur les replis de la pièce, sa décoration avant de terminer inévitablement sa course sur la démone. Mon dos droit contre le canapé finit par s'amollir, tandis que l'insecte suintant, d'une grosseur indicible, renifle du bout de ses antennes un gâteau sec sur la table basse. Amusé, j'offre à Bertrand, du bout des doigts cependant, l'objet de ses désirs.

« Je me demande bien ce que fais notre ami en commun... » Ma réflexion s'accompagne d'un soupire, hachée des borborygmes sonores de la bestioles mâchonnant les miettes avec appétit. J'hésite à lui poser davantage de questions, sachant pertinemment que ses réponses ne seront jamais comme je les attends. J'avoue que le jeu est tentant, et arpenter sa psyché unique a au moins le mérite de faire passer le temps. Et qui sait, peut-être m'apprendra-t-elle nombre de choses que j'ignore encore sur mes compères à cornes ?

Un sourire complice s'étire, ma tête flanche contre mon poing, installé contre le dossier du sofa.

« Tu disais avoir rendez-vous, c'est cela ? »

Les pensées de Léviathan dérivent alors qu’elle parle avec cette nouvelle personne. Elle ne comprend pas exactement qui c’est mais il est gentil avec Bertrand alors pour le moment, elle s’en fiche. Elle s’ennuie à attendre Asmodée. Elle s’ennuie même beaucoup.

Alors, comme à chaque fois qu’elle s’ennuie trop, Léviathan perd le fil de ses souvenirs.

-Je vois. J’en conclue que tu connais Asmodée depuis bien plus longtemps que moi…

Elle ne comprend pas trop qui est cet homme mais il a l’air gentil avec Bertrand et Bertrand, lui, il est pas méchant avec lui non plus. Ca doit vouloir dire qu’elle l’aime bien, alors. Elle a dû bien l’aimer à un moment de son existence, simplement, elle n’arrive plus vraiment à savoir quand c’est arrivé.

-Asmodée, il est tout p’tit! C’est un bébé!

Elle a un rire tonitruant alors qu’elle se bidonne dans les airs. Elle se souvient que Asmodée est plus petit qu’elle mais elle sait aussi que, lui, contrairement à elle, sait comment être plus vieux que ce qu’elle a jamais été. Alors, des fois, elle vient lui parler de ce qui l’embête et Asmodée, lui, il fait le grand frère alors qu’en vrai, c’est lui le petit frère. Ca ne gène pas Léviathan, pas avec Asmodée, en tout cas. Il est gentil avec l’éternelle cadette. Ca l’embête quand c’est d’autre gens, ceux qui soupirent et qui lui disent ce qu’elle doit faire comme si elle était stupide et qui lui donnent des ordres, elle déteste qu’on lui donne des ordres. Elle finit par lui demander son nom, parce qu’elle est quasi sûre qu’elle vient de dire le sien.

-Amon.
-Ah bon?

Elle est surprise mais elle sait pas pourquoi. Alors elle volète jusqu’à lui.

-J’ai eu plusieurs noms, moi aussi… mais c’est celui que je préfère.
-Tu te souviens des autres? Moi, j’me souviens pas. Mais avant j’étais autre chose aussi et puis après j’ai arreté d’être cette chose pour être encore un autre truc et puis après j’suis devenue un démon parce qu’on m’a demandé. Mais je sais pas trop pourquoi. C’est marrant d’être un démon et puis j’ai un palais rien qu’à moi! Et y a Lucien et puis Bertrand et puis Shasha et puis Salomon et puis Jack mais Jack, des fois, elle croit qu’c’est elle la chef mais c’est moi. Alors des fois, j’suis obligée de montrer que c’est moi la chef et c’est pas très marrant, moi, j’préfère quand on joue tous ensemble. Sauf que des fois, on joue tout seul avec Bertrand et Lucien…

Maintenant, elle est un peu triste. Elle est souvent toute seule et elle n’aime pas trop ça. Elle se redresse un peu. Elle se souvient de Gros Monsieur Kaelig et elle sourit un peu.

-Mais y a le Gros Monsieur, je crois qu’il veut bien jouer! Il m’a fait un bandage et puis il a chanté des trucs avec des coccinnelles et puis après, il était plus là et y a tout plein de trucs dedans lui.

Elle regarde Betrand manger le gâteau malgré son absence de bouche. Elle s’allonge sur lui et mâchonne une de ses papattes par mimétisme.

-Je me demande bien ce que fait notre ami en commun…

Léviathan hausse les épaules sans s’arrêter de mâchonner.

-Tu disais avoir rendez-vous, c’est cela?

Elle se redresse sur son séant et réfléchit.

-J’ai dit ça…?

Bertrand siffle et ulule.

-aaaaaaaaah. J’avais rendez-vous après demain! Et on est après, après demain! Donc j’suis en avance de un après!

Elle a un grand sourire. Grigor passe, maintenu fermement par deux Nettoyeurs de Malsheem, ils le conduisent visiblement dans le bureau d’Asmodée. L’homme se débat sous le regard amusé de Léviathan. Il a des griffures partout et les doigts en sang. On dirait qu’il a tenté de se débarasser de chose qui le recouvrait et pour cause, Léviathan lui a dit qu’il avait des insectes partout…
Elle regarde passer l’homme en rigolant, elle voit bien les insectes imaginaires qui lui grouillent dessus. Grigor, en la voyant pousse un hurlement déchirant qui la faire rire encore plus fort.