Miss Quiry a terminé sa journée de travail et s'en retourne gaiement auprès des siens. Sa vie n'a jamais été plus animée que depuis que la Brume a envahi le quartier est. La jeune femme, autrefois solitaire, a désormais un foyer chaleureux composé de grands enfants perdus et surtout de quatre chiens merveilleux. Alsie est une demoiselle vive et audacieuse qui apprécie que Beitris lui fasse la lecture et qui voue un amour indefectible à la race canine. Il n'en fallait guère plus à ses yeux pour l'adopter. Oh, bien entendu, Miss Quiry lui a déjà échafaudé milles origines secrètes. Il est dans sa nature d'extrapoler ainsi. Cependant, elle  a désormais également des secrets à préserver, faisant d'elle un personnage moins secondaire qu'il n'y parait. Sasha l'a déjà grondée sur l'usage intempestif de ses dons et de fait, elle s'enferme dans sa leur chambre pour exercer son activité de travailleuse du cœur. Leur, car par une fulgurance avisée, Beitris s'est dit qu'il fallait à son ami démoniaque au moins une pièce où il puisse relâcher ses suintements ectoplasmiques. Ainsi de vieux garçon, Sasha s'est-il vu partager son lit avec une femme et sa vie, avec deux.
Quoi qu'il en soit, Beitris Quiry aime à se lover inexplicablement dans son odeur, et la chaleur de son mucus. Tout son être pétille du sternum aux orteils, comme une immense volière d'oiseaux pépiant, lors qu'elle s'éveille tout contre lui. Inexplicable mais grisant.

Aussi, rentre-t-elle le cœur léger et le pas tout aussi leste.

Elle s'étonne, soudain, de voir la porte ouverte et manque d'emboutir Alsie en rentrant.

- Bonsoir! fait-elle d'un air guilleret avant de remarquer les yeux de Sasha. Saaaaashouuuuu... fait-elle aussi discrète qu'un éléphant au milieu d'un ballet de souris. ... Tes yeuuuuux ! Ses chuchotis sont si bruyants que même les chiens se retournent.

Le démon lui a interdit de faire usage de sa Voix sur Alsie après qu'elle lui ai "suggéré" d'occuper sa propre chambre. L'idée de lui désobéir lui chatouille la culpabilité, désormais. Elle n'a pas envie qu'il soit déçu et qu'il ne l'aime plus du tout, voyez-vous ?

Miss Quiry se fait tancer. Miss Quiry n'est pas certaine d’apprécier : il y a beaucoup trop d'ondes négatives dans cette pièce. Sa nature bonhomme prend néanmoins le dessus, comme à l'accoutumé. Malgré un froncement de sourcil et un mordillement de lèvre cocasse, elle s’exécute de bonne grâce.

- Vanille, Chocolat, Caramel, Khal Doggo ! Il est temps pour vous de sortir dans le jardin, déclare-t-elle avec sa Voix languissante d'actrice pornographique. Elle ponctue inconsciemment d'un soupir licencieux. L'ensemble des canidés obéissent, sans la moindre objection aboyante, usant de la "Chientière" (Une chatière taillée plus grand, somme toute) de la cuisine.

Avec beaucoup de douceur, la jeune femme enlace Alsie pour tenter maladroitement de la calmer, comme elle le ferait avec ses toutous. Les adolescents ne doivent pas être foncièrement différents. Elle userait bien de son don, mais une promesse est une promesse : Sasha le lui a défendu et elle s'y tient.

- Tout va bien Alsie-chérie... Tout va bien... Je t'assure qu'il n'y a rien à craindre. C'est toujours notre Sashou à nous. Elle embrasse la joue boudeuse de sa colocataire. Il est juste un peu "différent", mais qui ne l'est pas, finalement ? Hum ? "On ne juge pas un livre à sa couverture !" Ce qui est important, c'est l'histoire. Et celle-ci n'a pas fondamentalement changé : nous sommes toujours tes amis et nous t'aimons fort

Beitris s'écarte et s'agenouille auprès de son blob visqueux préféré qu'elle pétrit et caresse avec tendresse.

- Sasha, ici présent, est démon. Mais un démon gentil, serviable et avec le coeur sur la main... ou sur la cuisse - quand il devient liquide je ne sais jamais tout à fait. Elle glousse. Et il est tout ronchon quand il a faim. Elle gazouille un peu plus s'en se rendre compte de l'amour qui transpire dans son timbre. Et puis moi... Moi j'ai un super pouvoir. Un peu comme les X-men, tu vois ? Enfin... davantage comme la Doom Patrol. Tu as lu la Doom Patrol ?

Miss Quiry laisse filer un silence.

- Et si je nous commandais d'énormes pizzas ? On discutera tous ensemble autour ! Vous voulez bien ?

Beitris aimerait être tourneboulée par la gravité de cette situation. C'est ce qu'il est bon de ressentir en de tels instant. Pour autant, le spectacle la laisse impavide, tout juste vaguement ennuyée. Il n'y a que la plainte de Sasha qui l'alarme brusquement et affole ses sens.

- Oh mon pauvre Sashounet !

La fluette rouquine s'agenouille auprès de l'amas de boue noire. Elle ramasse les morceaux épars qui s'agitent mollement et les agglutine dans le pot de confiture comme de la bête pâte à modeler Elle visse ensuite le couvercle, pressant le récipient contre sa poitrine.

Il y a trop de bruit, trop de tumulte, trop de heurts.

Miss Quiry se sent brusquement gagnée par la confusion, une forme de Chaos terrible lui fait perdre pied, à l'intérieur de son esprit d'ordinaire si ordonné. Et soudain, une Voix couvre toute les autres.

- CA SUFFIT ! CA SUFFIT ! STOP !

Il lui faut quelques secondes pleines pour réaliser qu'il s'agit de son timbre qui vient d'écraser tous sons sur son passage. Sa Voix a figé l'ensemble de la pièce, statufiant les chiens, la petite, les objets, l'oxygène lui même dans ses plus infimes particules. Même le démon s'est fait silencieux.

Un battement de cil.
Une déglutition.

- Nous allons discuter de tout cela, calmement, voulez-vous ? Comme des gens civilisés empruntant des livres à la bibliothèque. Le paradis sur terre, selon son appréciation. Nous allons nous assoir autour d'un repas calorifère, parce que, c’est bien connu, un ventre vide n'apaise jamais les esprits.

A mesure que les mots s'échappent de sa bouche délicieuse, l’atmosphère se détend et la tension se délite. Le monde bouge à nouveau : il y est autorisé. Ce faisant, elle pose le pot de confiture sur la table basse, ignorant le pouvoir qu'elle vient de déchainer.

- Je vais donc appeler le gentil pizzaïolo. Trois "carnivores", deux "quatre fromages" et une "Texane" grande taille, comme d'habitude, pour Sasha. Et pour toi Alsie ?
- Végé, ma pizza.
- Et une "Spéciale" brocolis-ananas pour moi.

Car, Miss Quiry, bien qu'arborant une mise de petite souris quelconque, a toujours eu  des gouts pour le moins curieux. Le coup de fil passé et la commande en route, Beitris vient s'asseoir sur le canapé et tapote le coussin auprès d'elle.

- Viens, ma chérie. Tu es toute écorchée, il faut soigner ou cela pourrait s'infecter, déclare-t-elle d'un ton docte. Vanille, va me chercher du désinfectant, Chocolat rapporte moi des compresses, Caramel, tu seras en charge des pansements. Quant à toi, Khal viens donc faire un câlin à Alsinounette, veux-tu ? Elle est toute chamboulée.

Le groupe de chiens s'alignent de manière très ordonnée pour écouter les directives et se dispersent ensuite dans la maison. Une fugace poignée de secondes, les pupilles des ses yeux se sont destructurées en cercles concentriques s'ajustant comme des cibles. Peut-être un simple effet d'optique ? Comment savoir...

Quelques minute plus tard, Miss Quiry tapote le visage de Miss O'Mahony d'un air fort appliqué.

Miss O'Mahony s'écarte, le regard vibrant de colère et, Miss Quiry, incapable de comprendre ce sursaut de courroux, reste figée, bras en l'air, coton dans une main, antiseptique dans l'autre. Elle ne comprends pas le sens de ce regard aussi contondant que la lame effilée d'un surin.

Sans saisir pleinement le mécanisme à l'oeuvre, son cœur se crispe sur une sensation de piqûre imaginaire.

- Ton truc, là. Plus jamais tu me fais ça. Et sur Khal non plus.

Les menotte de Beitris viennent choir sur le tissus nimbant ses cuisses, créant par là même un froissement de jupe.

- Très bien, répond-t-elle d'une voix creuse.

Bétadine et compresses lui sont retirées des mains. Sèchement, comme si la jeune femme les lui avait volé.

- Je vais me soigner moi-même.
- Entendu, s'entend-t-elle déclarer sur le même timbre désincarné que précédemment.

Miss Quiry suit l'adolescente des yeux, jusqu'à ce que les dernières marches de l'escalier ne la gobe. Elle est habitée par une sensation d'échec, comme lorsque ses parents la grondait parce qu'elle ne savait pas quand sourire convenablement ou comment manifester sa joie.
Lentement, Beitris dévisse le bocal de confiture de son gentil démon dégoulinant. Elle plonge les doigts dans la mélasse de Sasha. Elle éprouve toujours un réconfort particulier à s'enrober de sa matière. Parfois, elle aimerait presque disparaître en lui toute entière, tant la sensation de quiétude amniotique y est agréable.

- Je crois que j'ai raté..., dit-elle avec un minois de gamine contrite.

Elle ne sait pas "comment", elle ne sait pas "pourquoi", elle n'est même pas certaine du "quoi". Elle se pelotonne tout contre "Chachounet".

- Les gens sont plus faciles à lire dans les livres. Sans les didascalies c'est toujours plus compliqué.... remarque-t-elle, cette sensation d'aiguille à tricoter toujours fichée dans sa poitrine.

La sonnette retentit. Il est temps de rassasier le démon de la Folie.

Miss Quiry ploie sous l'énorme pile de cartons à pizza, si bien qu'elle n'a pas la présence d'esprit de demander la monnaie et laisse un gros billet à un livreur estomaqué (qui ne prendra nullement le temps de lui rappeler sa bourde). Cahin-caha, la donzelle chemine entre les obstacles pour apporter le précieux butin sur la table basse. Elle ouvre posément tout les cartons, allant jusqu'à étaler certain sur les coussins du canapé. L'impatience de Sasha fait frétiller le bocal. Il sautille tant et si bien qu'il finit par ce projeter contre le sol dans un grand fracas de verre.

- Chachou ! gourmande gentiment la demoiselle. Un bocal tout neuf...
- Man… ger...

Avec une tendresse infinie, Beitris ramasse la créature visqueuse qui agite ses tentacules à l'aveuglette, sans parvenir à se servir. Elle le pose contre sa poitrine, maculant sa jolie petite robe à fleurs et son cardigan de laine bleue de goudron noir, et le câline paisiblement.

- C'est là, Chachou... C'est là... susurre-t-elle avant de déposer le démon informe directement sur les pizzas "Carnivores" alignées en rang d'oignon sur le divan.

Lorsqu'Alsie montre à nouveau le bout de son nez, Beitris s'est posément assise sur un pouf en face de Sasha en pleine ripaille, sa pizza "brocolis-ananas" sur les genoux. Une de ses joues, son cou et sa poitrine sont tâchés de mucus. Le fauteuil à sa droite est libre et la "Vegan" de l'adolescente a été sagement préservée des assauts du démon affamé.

- Besoin d'aide pour servir ?
- Oh non, tout es prêt, "à la bonne franquette" comme le disait feu-papa. Bien qu'il n'ait jamais diné une seule fois de cette manière : l'absence de couverts chez les Quiry avait toujours semblée comme un parjure. Viens donc manger... l'invite Miss Quiry avant d'ajouter d'une petite voix penaude, les yeux dans ces rondelles d'ananas : .. si tu n'es plus fâchée, bien entendu.