"Dans un cirque de monstres affamés.
Cramponné au-dessus de l’invisible, chacun danse à son cap..."
[Anita Conti]

La nuit est enfin là, baronne languide d'une ville aux abois. Le sinistre brouillard flirte avec les barricades qui font le gros dos, afin de ne pas s'en laisser compter. Il y a là peu de chance qu'elles gagnent, le combat a toujours été voué à l'inégalité. Madame observe le pavé dépeuplé et les rondes de gardes qui ne frôle jamais de trop près cette Eastside pestiféré. Même la musique pugnace de la vie nocturne s'assourdit à l'approche de cette frontière. Elle ne fera que la longer ce soir, la Brume n'est pas sa priotitéi.

"Tu iras à celle qu’on avait dit avec Lois, j’irais….Avec Kaelig."

Madame obéit, disciplinée. Elle vient juste de quitter son comparse qui explores les abords du quartier condamné par Parkson street, dans l'autre sens. Kaelig doit l'avoir rejoint à présent. Pour sa part, elle patiente toujours, dans l'attente de sa compagne d'infiltration. La meneuse des Rôdeurs est une femme à son gout, bien qu'un peu rugueuse. Sans doute doit-elle son rustre à sa condition de loup-garou. Il n'en reste pas moins qu'elle est une alliée fiable.
Pour le moment.

Les alliances sont toujours éphémères.

Le briefing par texto a été plus que bref : une heure, un point de rendez-vous, les mots "mission secrète" et "prolifération de démons" ont été formulé. Le reste, elle lui en ferra part sur place si elle le juge nécessaire. Elle n'aime pas trop en dévoiler à ses subalternes : la vérité n'est pas toujours de bon ton. Simone hume la présence de Loïs à ses battements de cœur puissants. L'organe est toujours plus intensément irrigué chez les loups, allez savoir pourquoi.
Madame accueille son escorte avec un fin sourire d'un rouge profond. Ses lèvres peintes contrastent toujours sur sa peau laiteuse. Les cheveux laissés libre, pour une fois, et la silhouette cintrée dans un pantalon fuselé, madame rajuste sa veste de feutre noir à la coupe impeccable. Même dans cette mise bien plus simple qu'à l'accoutumée, elle respire la noblesse et la dignité.

- Bonsoir, Mademoiselle* O'Hogan. J’apprécie que vous vous joignez à moi pour cette singulière promenade.

Il ne s'agira en rien d'une ballade de santé.
Madame le sait.

*en français.

- Misses Montespan, de même.
- Simplement Madame, fait-elle avec cet accent français qu'elle force légèrement pour l'occasion. Son sourire, à demi esquissé, laisse planer le doute sur le ton. Simone exècre les anglicismes inutiles.
- Quels sont les ordres concernant la mission ? On m'a seulement notifiée de la nature de notre "préoccupation".
- Vous êtes là , avant toutes choses, pour m'escorter et me couvrir.
- J'imagine que vous avez plus de détails à me fournir. J'espère...

Madame laisser ses lèvres ourlées de carmin s'animer d'un rictus délicieux.

- L'"Espoir" ne sera pas votre allié ce soir, je le crains, Mademoiselle O'Hogan. Au sens littéral, comme au figuré.

La Montespan ouvre la marche sans se poser la question de savoir si la louve suivra. Elle n'en doute pas.

- Nous ne savons pas exactement à quoi nous avons à faire si ce n’est que c'est puissant et attractif pour l'engeance démoniaque. Notre théorie actuelle -qui reste à confirmer- serait que les derniers événements ésotériques ont rendu le voile entre le Pandémonium et cette dimension davantage fragile. De fait, les Enfers suppurent dans notre monde et attirent l'engeance démoniaque telle une nuée de mouches.

Simone escamote sciemment l'implication d'Elehiel dans cette affaire. Si jamais le plan d'Asmodée et de toujours la ramener, il faut éviter tout antécédent négatif au préalable. Loïs n'a pas besoin d'en savoir plus.

- Je vais donc effectuer une manœuvre tout à fait expérimentale qui nécessitera toute ma concentration sur place. Vous, vous n'aurez qu'une seule et unique responsabilité : ma survie.

La vampire marque un temps.

- Je ne peux pas vous garantir le nombre de démons sur place, ni leur qualité. Il y a fort à parier que les plus faibles sont les plus perméables à l'attraction de ce que je nommerais désormais: "l'Ecchymose". Néanmoins, cette force n'exerce pas son appel uniquement sur les démon. Nous y sommes tous sensibles. Vous risquez d'être en proie à un sentiment d'euphorie, un déchaînement extatique d'espoir, une émotivité exacerbée qui pourrait nuire au bon exercice de votre tâche et donc...

Battement de cils équivoque.

- ...Nous tuer toutes les deux. Puis-je miser sur l’opiniâtreté de votre volonté pour résister à ces funestes sirènes, Loïs ?

A ces mots, Madame effleure l'avant-bras de la louve. Son toucher est glacé même au travers des couches de vêtements. Puis comme une phalène reprenant son envol nocturne, la Montespan s'éloigne sans le moindre déplacement d'air. C’est comme si elle absorbait la nuit.

- Nous y voici, déclare-t-elle à voix basse, en se plaquant contre le parapet d'un mur défoncé.

Au rez-de-chaussée d'un ancien immeuble abandonné, une dizaine d'individus font cercle autour d'un feu qui n'a pourtant ni combustible, ni foyer. Ils sont en adoration devant une silhouette féminine, feu-follet de fumerolles bleutées, qui harangue et brandit un poing muet. Une vague terrible d'exaltation submerge les deux agents de Malsheem. C’est un sentiment d'une pureté rare, incandescente, et qui fait remonter en elles des désirs anciens et secs. Il serait si simple de s'abandonner à l'émerveillement et la joie, d'oublier les regrets cuisants et les pertes indélébiles, de laisser libre cour au soulagement du coeur...

Va-t-en, Alrune.

Simone contracte la mâchoire. Ses yeux clairs se font silex. Elle sort de sa veste un morceau de peau gravée de runes et mobilise toute sa détermination pour prononcer les formules en ancien norois, sollicitant des dieux qu'elle n'a jamais priés.

La Montespan ouvre la marche sans se poser la question de savoir si la louve suivra.



Elle n'en doute pas.