Mademoiselle de Dangreaux attend.
Ses ongles rouges crissent sur le cube de verre où repose un fond de vodka. Elle est seule, assise sur le cuir d’une large banquette en forme de demi-cercle. Elle étend ses jambes sous la table vernie, deux allumettes enfoncées dans des tennis blanches. Engoncée dans sa robe courte à col claudine et noyée dans son perfecto, Alrune n’a rien du démon, encore moins de la succube. Elle laisse couler une gorgée d’amertume dans son gosier. Ses ongles font tintinnabuler le verre.

La princesse renverse sa tête en arrière, déversant ses boucles cuivrées sur le cuir. Ses prunelles sombres suivent le tracé délicat des enluminures au plafond. Exquis. Architecture sculpturale, raffinée, feutrée. À l’image de sa maîtresse, si ses informations sont bonnes.

Les éclats d’un rire féminin claquent à ses oreilles. Elle tourne la tête, et aperçoit un petit groupe de jeunes tout en paillettes et en costumes, flûte de champagne à la main. Leurs visages ne lui disent rien, mais leur allure lui évoque le sang bleu qui jadis a coulé dans ses veines. En un autre temps, Alrune aurait rejoint cette jeunesse dorée. Elle se serait peut-être offert l’un d’entre eux. Peut-être cette jeune nymphette dont l’ourlet de la robe flirte avec la courbe de son fessier.

Mais pour l’heure, une seule personne occupe sa caboche.
Elle s’y est installée si bien que sa magnétique présence colle aux parois, comme ce cabaret exsude son aura. La moiteur de ses paumes laisse une trace brumeuse sur le verre. La couronnée se redresse sur son siège, faisant grincer le cuir sous son séant. Ses doigts s’entrelacent sous son menton. Ses lèvres carmines s’étirent sur l’ivoire de ses dents – sourire carnassier. Elle regarde la silhouette qui s’approche d’elle comme un félin en attente de sa pitance. Sa main manucurée se lève et s’agite pour attirer son attention. Pourtant, sous la lumière irisée des lampes, son sourire semble affadi. Le pas approchant de son – ancienne ? – amie lui noue le cœur.

« Siiimooooone ! », qu’elle piaille dans sa direction.

Sa joie est sincère mais sa gorge s’ourdit, donnant à son appel une note finale éraillée. Son regard infernal couvre l’immortelle d’une tendresse amère. Elle s’accroche à cette présence qui – et elle ne s’en rend compte que maintenant – lui a tant manqué.  

Entre chiens et loups, les heures sont suspendues figées dans leur élan carnassier. S'éveille alors une autre Tyr Na Nog, loin des murs placardés de sombre édits, des volets barricadés et des militaires paradant le visage masqué. S'éveille alors la Nuit et ses déboires de noyés. La folie et la fièvre s'emparent des vivants et les laissent exsangues, ivres d'une joie factice que l'on pousse  dans leur gosier. Avalez, avalez, oies grasses et suppliantes, que l'aube vous épargne encore un peu plus.

Madame, indolente Madame, observe la cohue d'un œil détaché. L'hôtesse du Before the Fall reçoit en grande pompe les âmes oublieuses en quête de paradis. Rien qu'un bon vin ne puisse soigner. Aussi étrange que cela puisse paraître, la nuit abolie les gestes barrières de toute épidémie. On se frôle, on se touche, on rit à gorge ouverte et répandue. Simone Montespan veille au grain, à ce que chacun ne manque de rien, distribuant sourires et petites attentions qui font résonner la satisfaction de ses clients.
Ce soir, elle arbore une robe crayon d'un blanc virginal, dont les épaisses manches bouffantes laissent voir ses épaules nues. Sa magnifique chevelure d'ébène relevée en chignon elle ne porte pour tout bijoux que des parures d'oreille en perles et des souliers vernis aussi rouge que la laque de ses lèvres. Madame est toujours ainsi: sublime et sophistiquée. Une véritable oeuvre de composition.

Au détour d'une table, pourtant, elle semble perdre de sa superbe, une poignée de seconde, à peine. Cette voix.
Cette terrible et sémillante petite voix de demoiselle en bouton.

Si Madame avait encore un cœur, il se serait arrêté.

Simone déglutit et se retourne.
Elle est là.
Dans sa mise de petite fille sage, le museau toujours aussi charmant et le sourire tout aussi traître. Car ne vous en déplaise, si Alrune prétend sans difficulté être la naïve princesse du conte de fée, elle n'en demeure pas moins, aussi, la sorcière. Elles ne se sont pas revue depuis quelques centaines d'années, depuis leur vivant, en fait. Bien entendu, chacun a eu vent de ce que devenait l'autre par le truchement d'Asmodée mais aucune d'elle n'a pris la peine de vérifier ses dires. Une distance s'est instaurée, salutaire et confite de regrets.

-Alrune..., déclare Simone avec un sourire guindé. Quelle surprise ! Je t'imaginais avec un royaume à gouverner. Que fais-tu donc là, habillée en écolière ?

Et par "là", j'entends sur terre...

La robe de Simone:

Diable qu’elle est belle.

Épée de gel dans un fourreau d’ivoire, ton sur ton. Gouttes vermeilles aux pieds et sur la bouche. Alrune reconnaît bien cette magnificence toute en calculs. Même petite, Simone a toujours choisi ses parures avec soin, contrairement à son écervelée de compagne à qui l’on a répété à l’envi que même déguisée en souillon, elle serait tout aussi jolie. Cette fascination lui a inculqué la paresse, et l’insolence de se vêtir comme une plébéienne pour se rendre dans le cabaret le plus huppé de Tír na nÓg. Et Simone ne manque pas de le lui rappeler. Son rire retentit, secouant sa gorge de cygne offerte aux néons.

« Navrée, je sortais du travail, et je n’ai pas encore eu connaissance du dress code de ce charmant endroit. Son regard s’attarde sur l’armure de la maîtresse des lieux. Je dois être la dixième personne à te le faire remarquer ce soir, mais tu es somptueuse, Simone*. »

Cascade mielleuse, et pourtant sincère. Intimité quémandée par le phrasé natal. Si Alrune l’avait pu, elle ouvrirait des ailes gigantesques pour y capturer Simone, l’envelopper dans une alcôve de chair et avoir, à elle seule, le droit de la regarder. La démone se lève, son verre à la main. Elle s’approche à pas de fauve vers la buveuse de sang. A-t-elle eu envie de la mordre, lorsqu’elle a ri tout à l’heure ?
La princesse ne peut s’empêcher de trouver la perspective amusante.

« Oh, et j’ai un pied-à-terre ici, depuis peu. Ses prunelles vagabondent sur les épaules de Simone, sur son visage, sur les mèches noires qui l’entourent. Mon royaume va bien… À l’instar de notre cher Asmodée, je n’ai pas besoin d’être constamment coincée sur mon trône. »

Rire nerveux. Le nom est lâché. Oh, elle n’en veut pas à Simone de rester agrippée à son nouveau frère d’adoption. Elle n’a jamais été de ces femmes qui voient en leurs congénères une rivale. Asmodée pourrait tenir le rôle, en revanche. Son visage se fend d’un sourire comme une porcelaine d’une fêlure.

« Enfin ! Tu dois être éreintée, avec tout ce petit monde sous ton aile. Cela te dirait de t’installer un peu ? Je peux te payer quelque chose, à moins que la maison offre tout à sa magnifique patronne ! »

Alrune jette une œillade enjouée à la banquette pour appuyer ses propos. Ses doigts tapotent le verre avec nervosité. Impression de se pencher au-dessus d’un grand vide, avec Simone pour seul appui.
Comme toujours.

*En français.

Simone accueille les compliments avec un fantôme de sourire qui écaille à peine la laque rouge de ses lèvres. Elle ne les pense aucunement sincère. Comment le pourraient-ils ? Alrune ment comme elle respire : charme et flatterie sont ses poisons les plus violent. Et puis, Madame sait parfaitement que ce qu'elle voit derrière le chatoiement de cette parure élégante, c'est la femme austère, insipide et sans le moindre éclat.

Pourquoi es-tu là, Alrune ?
Que me veux-tu ?

La succube a eut beau teindre son irradiante chevelure et contrefaire sa suave nature sous des costumes sages, elle n'en demeure pas moins lumineuse. Éblouissante serait le juste mot. Simone recule malgré elle, saisit d'un sentiment d'inconfort comme lorsqu’on regarde directement le soleil.

- Oh, et j’ai un pied-à-terre ici, depuis peu.
- Vraiment ? Dois-je comprendre que nous seront amenée à être "voisine" ?

Elle espère bien que non. Alrune s'offre le luxe de ne pas lui répondre.

- Mon royaume va bien… À l’instar de notre cher Asmodée, je n’ai pas besoin d’être constamment coincée sur mon trône.
- Contrairement à Asmodée ton règne est jeune et ta couronne encore fragile, déclare la Montespan sans son habituelle doigté de velours.
- Enfin ! Tu dois être éreintée, avec tout ce petit monde sous ton aile.
- Mon royaume reste toujours plus petit que le tien, Alrune. Le sourire de Simone est froid, presque tranchant.
- Cela te dirait de t’installer un peu ? Je peux te payer quelque chose, à moins que la maison offre tout à sa magnifique patronne !
- Oh, Alrune, ma chérie, ici il n'y a que moi qui puisse offrir... ou confisquer. D'un geste aussi élégant que dédaigneux, elle vole son verre à la princesse-démone pour y tremper ses lèvres, laissant une marque carmin sur le cristal.

Elle répond à l'invitation cependant, agitant les doigts pour qu'on leur apporte collations et liqueurs. Le serveur est un vampire. Il y en a bon nombre d'ailleurs ce soir.

Le règne jeune et la couronne fragile.

Alrune manque de s’affadir, piquée par la juste remarque de Simone. Mais son sourire reste intact, comme intouché. Il y a quelque chose de surprenant ; son ancienne compagne maîtrise le verbe comme personne, mais elle n’a jamais utilisé ce pouvoir contre la démone. Même lorsque…

Passons.
Elle ne peut plus rester bloquée à une prise de bec bicentenaire.
Cela ne devrait plus la heurter autant.
Reprends-toi, Altesse.

Le verre glisse de ses doigts pour se retrouver serti d’un arc rouge sur son contour. Un baiser de vampire. D’aucuns auraient trouvé le geste effronté ; mais l’audace, couplée à la somptuosité de sa maîtresse, est tout à fait du goût de la princesse de la luxure. Dans son monde, ce genre d’impertinence est une invitation.

Mais elle n’est pas dans son monde.
Elle est chez Simone.

Et bien vite, Alrune se retrouve à nouveau sur la banquette, les mains posées sur la table, le port droit. Elle a tout de la jeune fille de bonne famille. Ses prunelles remarquent le teint du serveur, si diaphane que le tracé bleu des veines transparaît par endroits. Pas de doutes, il est aussi vivant que la maîtresse des lieux. Et il a tout de son charme discret. Ses boucles cuivrées dansant autour de son visage, la démone le remercie, puis tourne vivement la tête vers Simone, les yeux brillants.

« Je ne te savais pas si douée pour gérer autant de personnel ! »

Oh, il y a sans doute bien des choses qu’elle ignore. Cela fait si longtemps. Mais qu’est-ce que le temps, pour des créatures immortelles ?

« … Sans vouloir paraître condescendante, bien sûr. », se reprend-elle.

Comme au début de son expédition en territoire vampirique, ses ongles vernis picorent son verre dans des tintements dissonants. La mondaine se trouve bien maladroite ce soir. Elle décide de changer de sujet derechef :

« Comment vas-tu, Simone ? Es-tu à ton aise ici ? »

Cela fait au moins deux siècles qu’elle ne lui a pas posé cette question. Cette si simple, toute petite question.
À se damner une seconde fois.

- Je ne te savais pas si douée pour gérer autant de personnel !  … Sans vouloir paraître condescendante, bien sûr.
- Tu ne m'a jamais sue douée pour quoi que ce soit, sans doute parce que tu était trop occupée pour véritablement me prêter attention.

Les mots sonnent plus acerbes qu'elle même ne l'aurait voulu. Simone n'y peut rien. Ce genre de remarque venant de la part d'Alrune prenne l'allure de piques sournoises. Cela irrite son égo pourtant si paisible et sûr de son assise.
La vampire arbore un sourire froid.

-Je ne peux pas t'en vouloir. Après tout, quel intérêt propre pouvait avoir un simple faire-valoir ?

Madame hausse les épaules et lève son verre avec une attitude fort urbaine avant de trinquer avec sa vieille "amie".

- Comment vas-tu, Simone ? Es-tu à ton aise ici ?

Simone toise Alrune avec un long silence. En elle, bouillent des sentiments contraires.
Comment ose-t-elle le demander après tant d'année d'ignorance ?
Comment ose-t-elle s'en donner le droit ?
Est-elle sincère ou n'est-ce là qu'une nouvelle mascarade de son cru ?
Pourquoi est-elle ci ?
Que lui veut-elle ?

T'ai-je manquée, Alrune ?

Simone se punie intérieurement pour avoir ne serait-ce qu'esquissé cette pensée.

- Pourquoi te répondrais-je, Alrune ? Seuls les amis se posent ce genre de questions.