« Essaie à nouveau. Recommence. »

La fontaine s'élève au-milieu du grand hall principal du manoir. Asséchée par mes soins, d'un claquement de doigts ce matin-même. Ne reste que la pierre sans larmes qui attend d'être abreuvée. C'est à mon élève d'agir, de me montrer ses capacités en terme de création pure. Parce que je sais qu'en lui réside l'instinct, la compréhension et la maîtrise à venir de ses dons latents.

J'ai décelé, maintes fois depuis nos sessions, ce potentiel immense qui dort en son sein. En dépit du manque de confiance en lui sur ce terrain-ci, il apparaît comme évident qu'il est capable de grandes choses au prix de grands efforts. Nous sommes tous passés par cette phase d'apprentissage et d'acceptation. Son épreuve à lui demeure dans le fait d'assumer sa naissance particulière.

Je couve ses traits ciselés d'un regard attentif. Les bras croisés à ses côtés, cela fait plusieurs heures que j'ai laissé mon aspect de directeur pour la place de mentor qu'il est venu chercher jusqu'ici. Des semaines déjà que je me plie à ce rôle, à tenter de le guider sur une voie que j'ai moi-même eu du mal à arpenter. Mes propres leçons remontent, alors que j'applique à ma manière les enseignements de Gulzar. Ceux qui m'ont sauvé de la corruption et qui m'ont permis de vivre aussi longtemps. Je fais mon possible pour indiquer aux enfants perdus les meilleures lumières pour éclairer leur chemin choisi.

Mais ce petit-ci revêt cette place spéciale. Celui-ci est une mission personnelle. Ce garçon est une croisade unique, élève dans le déni, instrument malgré lui.

Un besoin d'humanité que cette créature doit appréhender. Des semaines que nous tanguons dans mes leçons, entre maîtrise de l'élément aqueux et histoire d'un peuple dont il ignorait encore tout il y a quatre ans.

Et je lis dans son regard, les jours durant, les spectres d'un avenir que je lui veux radieux. Une eau ardente, qui finira par danser sans crainte.

Pour l'heure, il doit encore apprendre à épouser les contours et les subtilités de sa matière fondatrice. Ma main vient se poser sur son épaule, protection instinctive face à l'échec. Tomber est important. Se relever l'est encore plus.

« Visualise-la. Ferme les yeux et concentre-toi sur la sensation au bout de tes doigts. Comme si c'était l'eau de ton propre corps que tu voulais transmettre. »

Je fixe la sculpture, grave et imposante, surplombant le bassin désespérément sec. C'est une femme au verseau, à l'air aussi doux qu'une Mère couvant ses enfants de passage. Je jurerai presque que son regard minéral cherche, lui aussi, à l'encourager.

« Je sais que tu peux le faire, Nathan. »

◈معاناة الحكمة◈
"La souffrance de la Sagesse"
Don't you know that it's only fear?
I wouldn't worry, you have all your life
I've heard it takes some time to get it right

- Essaie à nouveau. Recommence.

Contracture de mâchoires. Essayer, je ne fais que cela. Ma carcasse ne me gratifie d'aucun droit, juste de devoirs pénibles. Une soif inextinguible. Une sécheresse perpétuelle. Ce corps est un désert qui s'abreuve sans donner.

Peut-être suis-je défectueux.

L'idée s'est emparée de moi il y a quelques temps déjà. A chaque fois que je me heurte à la pratique. Si je théorise plutôt bien tous les enseignements d'Amon, les concrétiser est un supplice abominable. Je suis incapable de créer, je ne fais que puiser en ce qui existe déjà. Quelque chose en moi est peut-être cassé, depuis toujours.
Il m'a sans doute abandonné pour ça.

Docile, je m’exécute pourtant, encore et encore, jusqu'à la déshydratation. Où part donc toute cette eau si je suis incapable de la mobiliser ? Lancinante, la rage monte en moi tel un poison.

- Visualise-la.
Je visualise.
- Ferme les yeux et concentre-toi sur la sensation au bout de tes doigts.
La sensation de sa main sur mon épaule m'est désagréable. Son paternalisme bienveillant me tape sur les nerfs.
- Comme si c'était l'eau de ton propre corps que tu voulais transmettre.
Je tend mes mains vers cette statue aux courbes de sirène tranquille qui attend un miracle de ma part. Je me focalise sur le vase, tente de voir dans les ténèbres béantes de sa cavité, l'eau qui chante et s'écoule. Je force le néant à me satisfaire.

Rien ne vient.
Rien.

- Je sais que tu peux le faire, Nathan.

Je me dégage brutalement de son emprise avec un mouvement d'humeur.

- NON ! Je ne peux pas le faire ! Vous voyez bien que je n'y arrive pas ?! C'est.. c'est bloqué! C'EST CASSÉ !

Mon ton est monté d'un cran sans que j'en ai conscience. Mes mots de répercutent sur la pierre sèche en échos plus violents que je le désirais.

- Je.. Je suis désolé. Je me masse l'arrête du nez. Ce n'est pas contre vous, Amon. Je suis simplement en colère contre moi même. Il faut peut-être se rendre à l’évidence: je suis un djinn dysfonctionnel.

En formalisant mes craintes, je me sens écrasé par un immense sentiment d'amertume.

- Je ne suis plus humain. Je ne suis pas tout à fait un djinn. Je ne suis rien du tout.... Silence abattu. J'ai besoin d'une pause.

Et de boire.

Les paroles sont éloquentes d'une frustration palpable. Je lis dans les prunelles de l'enfant une détresse sans égale. Les miennes restent calmes. A vrai dire, je m'y attendais. Le garçon est à fleur de peau et se libérer en hurlant ne peut lui être que bénéfique, quelque part. J'encaisse en silence ses peurs profondes, son triste constat. Et cette voix qui se fait honnête, à la tessiture variable, point d'orgue à la tristesse. Quand le son se fait piano, le mien finit par le rejoindre, pour changer la cadence :

« … Tu as raison, arrêtons-nous là pour le moment. Allons nous asseoir. »

Une légère impulsion de ma paume contre son dos pour le conduire vers une petite alcôve non loin. Une table, deux chaises, de quoi se rafraîchir la gorge. Le lieu est baigné de lumière grâce aux larges fenêtres donnant sur le parc entourant le manoir. Un lieu serein pour un échange qui, je l'espère, le sera aussi.
Je prends place, et troque mon breuvage chaud habituel pour sa variante glacée.

« N'importe quelle créature vivante a besoin d'apprendre avant de maîtriser. Peu importe sa nature, par ailleurs. Animal ou mystique, ça ne change absolument rien. Crois-tu que le contrôle est inné chez tout les djinns ? C'est loin d'être le cas, c'est pour cela qu'au sein de la communauté, les mentors demeurent indispensables. J'ai vu des nés de castes ne pas réussir là où des bâtards de lignée, comme ils disent, les dépassaient. Et pour un djinn domptant sa nature depuis à peine quelques mois après des années de déni, tu te débrouilles bien, même si tu penses l'inverse. »

Un sourire sous les mots, pour les affirmer. Je ne peux nier le potentiel de Nathan. Même s'il ne se rend pas comptes du fruits de ses efforts. Je dois cesser son auto-sabotage et cette rancœur acerbe qui alimente ses desseins. Il n'en tirera rien de bon.

Je refuse de le léguer aux affres du Sheitan. Pas lui. Plus personne.

« Le véritable pouvoir n'est pas lié à ton élément, Nathan. Mais à ce que tu ressens, au plus profond de toi. Tant que tes doutes ne seront pas dissipés... L'eau refusera de t'obéir. »

C'est une évidence pour tous, une leçon première qui s'applique à n'importe qui : quand les certitudes sont ébranlées, alors l'esprit vacille et tombe. Rien ne peut se construire sur des fondations sablonneuses.

« Tu n'es ni cassé, ni dysfonctionnel. Tu es tout simplement perdu et... je peux le comprendre. »

Un hochement de tête, un regard vers l'extérieur. Cette façon de se saborder me rappelle une vague connaissance, il n'y a pas si longtemps que ça.

« … J'étais comme toi. »

Mes yeux se portent à nouveau vers lui. Ça faisait un moment que je n'avais pas parlé de tout ça à quelqu'un. Que ce quelqu'un soit Nathan est un caprice du destin, mais qu'importe.

« J'ignorais où aller, et encore plus d'où je venais vraiment. Sans place nulle part ailleurs que dans ma propre colère. Un simple point dans l'espace qui tanguait en continu. J'étais... une source de chaos, incapable de mesure et de confiance en moi. »

J'en parle au passé, parce que je veux le reléguer aux temps des frasques et des fresques murales, des combats et des amours jalouses, possessives à en mourir. Je veux que cette période demeure en paix avec le djinn d'aujourd'hui. Je veux qu'elle n'ait plus d'incidence sur ce que j'ai bâti. Mais à trop en vouloir, je finis par oublier que ces yeux bruns qui me fixent ont encore ce terrible impact sur mon âme.

Des yeux neufs et francs, cependant, encore capables d'être sauvés.

« ...Ta naissance et ton passé n'ont rien à voir avec tes actions futures. Donne-toi le droit d'être en vie et d'en être fier. »

- … Tu as raison, arrêtons-nous là pour le moment. Allons nous asseoir.

J'accueille la proposition avec un certain soulagement, même s'il m’apparaît évident, dans la forme, comme dans le ton, qu' Amon m'imagine davantage comme de la porcelaine prête à se briser que comme un adulte parfaitement sensé frustré face à l'échec. Je ne suis pas si fragile, bon sang ! Je réprime mon envie d'être désagréable pour le simple plaisir défouloir de l'être.
Ne lui donnons pas raison.
Il n'en demeure pas moins que son thé glacé est franchement délicieux. La vue du parc baigné d'une lumière printanière  apaise déjà mon irritation. Une brise légère caresse mes joues humides. Je réalise à présent que je suis en sueur.

Elle est là, mon eau.
Qui veut rire avec moi ?

- N'importe quelle créature vivante a besoin d'apprendre avant de maîtriser. Peu importe sa nature, par ailleurs. Animal ou mystique, ça ne change absolument rien.
- Amon ... Par pitié... Épargnez-moi le sempiternel laïus sur la patience, ce n'est pas l'objet ici.
- Crois-tu que le contrôle est inné chez tout les djinns ?
- Bien sûr que non !
- C'est loin d'être le cas, c'est pour cela qu'au sein de la communauté, les mentors demeurent indispensables. J'ai vu des nés de castes ne pas réussir là où des bâtards de lignée, comme ils disent, les dépassaient. Et pour un djinn domptant sa nature depuis à peine quelques mois après des années de déni, tu te débrouilles bien, même si tu penses l'inverse.
- Amon... Je soupire. Vous n'avez pas besoin d'être gentil, je ne cherche pas à être consolé d'une quelconque manière... C’est avant tout une question de méthode.
- Le véritable pouvoir n'est pas lié à ton élément, Nathan. Mais à ce que tu ressens, au plus profond de toi. Tant que tes doutes ne seront pas dissipés... L'eau refusera de t'obéir.
- Voilà, c'est exactement où je veux en venir ! Ce genre de prêchi-prêcha émotionnel et toutes ces divagations sur le pathos n'ont absolument rien de logiques, pour moi. Sans vouloir vous offenser, je trouve ça parfaitement stupide ! Je ne peux pas croire en quoi que ce soit si je n'en comprends pas le processus et les mécanismes.

Mais le psychologue ne m'écoute pas. Il poursuit sur sa lancée.

- Tu n'es ni cassé, ni dysfonctionnel. Tu es tout simplement perdu et... je peux le comprendre … J'étais comme toi.

Je décide qu'il s'agit du moment opportun pour boire. Ma bouche, ainsi occupée, ne dérapera pas sur la cinglante envie de lui rétorquer que si je ne suis pas un ersatz de mon père, je ne suis pas non plus une projection de lui.

- J'ignorais où aller, et encore plus d'où je venais vraiment. Sans place nulle part ailleurs que dans ma propre colère. Un simple point dans l'espace qui tanguait en continu. J'étais... une source de chaos, incapable de mesure et de confiance en moi. Ta naissance et ton passé n'ont rien à voir avec tes actions futures. Donne-toi le droit d'être en vie et d'en être fier.

Ma mâchoire se contracte. Mon regard se perd dans la contemplation de mon verre vide. Je mets à profit le long silence qui s’ensuit pour faire taire ma vindicte. Amon essaie simplement de m'aider.

Il ne sait juste pas comment...