Un jour resplendissant sur l'école des éléments.
Le soleil ne s'était pas montré aussi vif depuis bien longtemps. Les beaux se suivent et colorent les entourages d'une façon inédite. Un baume au cœur bienvenu dans ces périodes troubles, qui vont jusqu'à inquiéter nos étudiants. La quarantaine, les événements en ville, les postulats magiques intriguant... Le stress n'a jamais bonne influence sur les pouvoirs des djinns, encore plus sur des facultés aussi fragiles que celles de ces jeunes gens.

Aussi, moi et le corps enseignant changeons un peu la donne aujourd'hui.

Le terrain enclavé du manoir est une particularité dans la forêt. Une sorte de très large clairière bordée d'arbres en tout genre, de jardins et d'une plaine sablonneuse. Devant l'ensemble de tout les élèves de l'école piaillant joyeusement, s'élevant à une trentaine de personnes maintenant, j'explique les directives particulières de l'après midi. La plage horaire du cours de pratique a été repensée, et nous étudierons à l'extérieur pour profiter des merveilles que le beau temps nous offre. Nos jeunes – et moins jeunes - têtes blondes seront réparties en groupe selon leur caste élémentaire, chacun des groupes sous la tutelle de leur professeur affilié, se tenant à mes côtés, pour toute une série d'exercices ludiques.

Il va sans dire que les réactions sont diverses, teintées de nuances. Certains sont ravis, d'autres curieux, les têtes brûlées râlent en en faisant des tonnes. Une ambiance légère et scolaire, donc.

Les groupes se forment, partent et les enfants des Eaux restent avec moi. Ils ne sont que six en tout. Rien d'étonnant à cela. La quasi totalité des Maritins préfèrent vivre reclus entre eux, bercés de sécurité dans les temples-cités. Bien peu se sont aventurés et intégrés dans la société humaine. Compte tenu des nombreuses chasses dont j'ai moi-même été victime, je ne peux pas leur jeter la pierre.

J'accompagne mes élèves dans les coins reculés des jardins, en bordure de notre domaine protégé, où se trouve un bassin creusé, bordé de bancs et de statues. L'éclat des pierres blanches et les parfums mêlées des fleurs l'entourant donne au lieu une ambiance particulière dont les quelques couples de l'établissement aime profiter en secret. Une pensée fugace me traverse l'esprit, tandis que mon regard se perd une seconde dans celui de Nathan, perçant parmi les autres. Nous pourrions nous retrouver ici, nous aussi...

Mais trêve de romantisme pour l'instant. J'ai une leçon à donner.

« Bien, nous allons pouvoir commencer. » Je me tourne vers l'ensemble des six. « Le but d'aujourd'hui est de travailler votre pouvoir de manipulation élémentaire. Nous allons revoir les bases du contrôle de l'Eau, mais dans un objectif différent : vous allez créer des formes dans l'espace, à votre convenance. »

Quelques murmures surpris. Nous n'avons pas encore abordé l'aspect créatif de l’interaction aqueuse. Il y a pourtant beaucoup à faire...

Une main s'élève dans le groupuscule. C'est Trevor, un djinn purement gallois à l'accent marqué de Cardiff, arrivé un peu avant les autres. Un garçon blond frisé, à l'aspect un peu plus trapu que ses camarades, la rondeur et la verve en avant pour compenser un certain manque de confiance en soi.

« Ce sera noté, m'sieur ? J'ai comme des fourmis dans les mains aujourd'hui, ça va pas l'faire !
- Aaaah, la terrible épée de Damoclès du bulletin ! » Je craque un rire. « Rassure-toi, ce n'est qu'un exercice. Mais il va me permettre de vous connaître un peu mieux. Je ne vous ai pas souvent tous ensemble, autant en profiter. Vous ne vous connaissez pas tous non plus, n'est-ce pas ? »

Les jeunes gens se jaugent, un peu intrigués. Nous avons plusieurs classes, désormais. Il y a une étrange recrudescence d'élèves, ces derniers temps.

« Pourquoi s'embêter à sociabiliser quand on voit ce que certains s'amusent à faire de leur don précieux ? Il y a quelques personnes ici qui ne se rendent pas compte de leur chance et la gaspille en blague de mauvais goût... »

C'est un jeune homme qui a pris la parole. Vingt-cinq avérés, en apparence comme pour sa naissance. Brun corbeau, le cheveu long et l'allure gracile. Un profil marqué d'yeux verts et une assurance à toute épreuve. Anselm, au trois-quart allemand et le reste dilué dans les mystères de ses origines. J'ai déjà remarqué ses capacités étonnantes pour un djinn si jeune, et je dois bien avouer qu'il est très doué. Il n'y a que son arrogance à revoir, mais il s'agit là de caprices de jeunesse faciles à corriger.

« Pas vrai, Trevor ? L’inondation des toilettes du premier étage, tu veux en parler ?
- Eeeeh mais balance pas ça d'vant le dirlo ! T'es pas bien ou quoi ?? Ça d'vait rester entre nous, meeeec !! »

Ça pouffe dans leur dos, je roule un peu des yeux. Des enfants, vraiment.

« Allez, ça suffit, nous éluciderons cette affaire plus tard. » Je rabats mon autorité sur la petite assemblée, avant d'adoucir le trait. « Nous allons débuter par un tour de chauffe sur un thème libre, vous pourrez créer ce que vous voudrez à partir de cette étendue d'eau. Puis nous lancerons des catégories imposées sous la forme d'un petit jeu. Alors ? Qui veut se jeter à l'eau en premier ? »

◈ألعاب الربيع◈
"Jeux de Printemps"

Le Printemps est à nos portes. Il s'est frayé un chemin malgré la quarantaine pour s'installer dans l'écrin de verdure de notre belle forêt et dans les cœurs soupirants des amoureux cachés. Je lutte contre l'élan du mien qui me pousse à dévorer sans cesse Amon des yeux. Il fait montre d'une contenance patinée par la maturité et se montre plus éloquent professeur que d'ordinaire.
Et cela ne fait qu'ajouter en mon envie de le kidnapper pour me rouler quelque part dans l'herbe avec lui.

Cependant, le temps n'est pas aux badinages. Je suis anxieux à l'idée de travaux pratiques communs. La maîtrise des Eaux m'échappe encore, lorsqu'elle s'avère pure, du moins. Le sang, la lymphe, et ces autres humeurs souillées par les corps organiques se plient davantage à ma volonté. J'en conçois toujours une certaine honte, à vrai dire. Je ne suis visiblement pas un djinn "complet". Que ne donnerais-je pas pour être l'auteur des blagues potaches de Trévor ! Au moins cela me permettrait de ne pas rester coincé dans cette idée que je suis anormal.

Je suis le seul maritin de ma classe et jusqu’à peu de temps, de l'école. Nous sommes six à présent - quatre garçons pour deux filles-  et nos effectifs se sont largement gonflés malgré le confinement de Tir Nà Nog. Je ne suis pas à l'aise au milieu de mes semblables, toujours à batailler avec mon syndrome d'imposteur.

- Nous allons débuter par un tour de chauffe sur un thème libre, vous pourrez créer ce que vous voudrez à partir de cette étendue d'eau. Puis nous lancerons des catégories imposées sous la forme d'un petit jeu. Alors ? Qui veut se jeter à l'eau en premier ?

Je regarde obstinément mes chaussures, trouvant les paquerettes fascinante soudain.

- Pourquoi pas Brunelle... ? propose Anselm de sa voix traînante. Il me regarde en coin d'un air suffisant. Je ne le connais guère, mais je le soupçonne de ne pas m’apprécier beaucoup. Après tout, il est le premier d'entre nous à avoir été scolarisé dans cet établissement et il est sous votre tutelle, qui plus es.

Si Roxane avait été là, elle l'aurait mouchée d'une répartie cinglante. Roxie n'aime pas qu'on s'attaque à ses amis. J'ai la chance de compter parmi les siens bien qu'elle adore me faire tourner en bourrique. Je pense, compte tenu de mon historique amical, que j'aime être malmenée par les femmes de ma vie.
En ce qui concerne Anselm, la chose est toute autre.

- Je n'en ferais rien, Grünewald, fais-je sur le même ton faussement poli. La courtoisie m'invite à laisser ma place à ceux qui ne sont là que depuis quelques jours. Je t'en prie, Anselm, nous savons tous que tu en meurs d'envie.
- Bon sang, les garçons, cessez les ronds de jambes! Vous êtes pénibles !

Une jeune femme très ronde à la chevelure crépus fait un pas en avant vers le lac. Elle répond au nom de Bahiya Ndoumbè et nous vient du Sénégal. Elle ouvre les bras et prend une inspiration. Elle entonne une étrange mélodie faite de borborygmes rythmés, son talon tapant la mesure dans l'herbe. Sa peau d'un noir sombre s'illuminent de divers tatouages argentés, témoignant d'une lignée riche et complexe. L'onde s'anime, formant un serpentin qui s'agglutine en pelote aqueuse. La bulle se module et forme bientôt une gazelle qui s'ébroue, relève la tête d'un air étonné, puis galope sur le lac avant de s'y fondre.

La performance est accueillie par des applaudissements - dont les miens. J'ai déjà oublié Anselm qui  croise les bras, dédaigneux. Ma curiosité prend le dessus et oblitère un temps mes appréhensions.

- Comment fais-tu ça ? Est-ce le chant, ou la musique ? Ou bien le rythme ? Je n'avais jamais vu pareille mise en pratique avant !

Voilà une piste que je pourrais peut-être explorer ?

J'observe en silence, bras croisés, le combat de coqS qui se profile entre l'allemand et le français. Je réprime avec grande difficulté un sourire en coin à la vue de la petite étincelle d'animosité dans le regard de mon jeune amant. Elle lui octroie une malice polissonne tout à fait charmante qui fait son petit effet, en tout cas, en ce qui me concerne. De cette vive chaleur de printemps parcourant mon corps, je m'égare à la contemplation dangereuse.

Bien heureusement, une élève interrompt l'échange et s'engage à l'exercice, brillamment exécuté. Je me joins aux applaudissements et mon cœur se réchauffe de voir Nathan aussi intéressé par ses méthodes.

« Très belle démonstration, Bahiya. Je vois là tout le talent de vos ancêtres... »

Bahiya est une des rares recrues à qui Tae'alam a été une option recommandée par ses pairs. L'école commence à faire sa petite réputation au sein de notre peuple pour son aspect multi-culturel et son enseignement pluridisciplinaire, et bien que les avis divergent selon les clans, certaines familles trouvent là l'occasion de satisfaire la curiosité de leurs éléments les plus puissants, avides de connaître un peu plus le monde des humains. Ainsi, ces élèves-ci ont davantage d'expérience, et agissent en tant qu'aînés de référence pour les plus perdus, ce qui me semble être une mécanique très saine.

Il s'agit aussi du cas d'Anselm. Ses parents, deux Maritins d'une lignée affiliée de très loin à celle de Koshëm, ont très à cœur de préserver la pureté de l'Eau de leur sang. Placer leur fils ici est un signe d'ouverture et d'excellence, selon eux. Je les avais déjà croisé une fois lors d'une visite du temple-cité référent d'Europe, au cœur de la forêt noire. Disons que leur rejeton est à leur image...
Celui-ci n'a pas l'air ravi de la performance de sa camarade. Il coupe court à son début d'explication et s'avance vers le bord du lac.

« Très joli, oui... Mais la beauté ne fait pas tout. Je vais vous montrer la grandeur, professeur. Nous serons bien loin des antilopes ! »

Anselm concentre ses propres forces et l'air s'emplit d'une magie profonde, immédiatement connecté à l'aura du lieu. Ses tatouages s'imprègnent de puissance certaine, frises germaniques aux calligraphies mêlées qui viennent parer son visage souriant. Le lac se surélève en une masse aqueuse, grandiloquente. La texture des pierres se dessine bientôt sur les parois mieux définies. Des tours et des portes, quelques fenêtres. Voilà un château d'inspiration gothique devant les mines bées des autres jeunes gens.

Le jeune homme finit par faire fondre son édifice dans un élégant tourbillon et le calme revient bien vite à la surface de l'eau. La plupart des mines demeurent déconfite et Anselm pavane sous les applaudissements.

« Voilà la technique Grünewald, chers amis ! Alors, monsieur El-Hadji, qu'en pensez-vous ?
- La maîtrise est effectivement un point fort chez vous. C'est un avantage certain. Vous avez de la ressource, je suis sûr que vous saurez en tirer parti.
- Venant de vous, ces mots me touchent. Bien que ma lignée n'a pas la prestance de la vôtre, j'espère être digne de vos enseignements et de l'honneur que vous me faites !
- … Certes. Tâchez toutefois à ne pas rabaisser les efforts de vos camarades. L'arrogance n'a jamais été signe d'intelligence, bien au contraire.
- ... Oui, monsieur. »

Son miel sirupeux tourne au vinaigre. Je n'apprécie pas tellement son attitude mais je ne peux pas nier que ses aptitudes évidentes.
Je finis par me tourner vers les autres enfants.

« Bien. A qui le tour ?… » Une petite main se lève dans l'assemblée. « Oh, Yukiko ? Parfait, allez-y. »

La jeune fille hoche timidement la tête et fait quelques pas en avant. Elle est originaire d'un petit village de Kyûshu et est notre toute dernière arrivée chez les djinns de l'eau, il y a à peine quelques jours. Son passé reste nébuleux pour beaucoup, y comprit pour moi. J'en sais l'essentiel : elle demeure seule rescapée d'une chasse récente et n'a eu d'autres endroits où aller. Elle demeure muette depuis l'incident, mais écrit des pages et des pages en anglais pour s'exprimer auprès des autres. Elle est pleine d'effort. Je ne peux cacher une certaine empathie à son égard, compte tenu des circonstances de son arrivée ici.
Ses yeux noirs fixent la surface du lac, prennent une teinte irisée de rouge et d'or. Des tatouages à peine formés percent sa peau, encore craintifs.

Elle se concentre, tente de toutes ses forces, le liquide vibre d'ondes concentriques...

Mais, malheureusement... rien.

Il faut croire que les difficultés sont plus ancrées chez certains. Ce n'est pas un problème. Je suis ici pour ça.

« Ne vous en faites pas... Vous y parviendrez, c'est sûr. Il vous faut juste un peu de temps. Personne ne vous jugera... Et tout le monde peut vous aider. » J'argumente, d'une main sur son épaule. La petite est encore secouée, je le sens. « Vous êtes en sécurité. Je vous le promets. »

Je chuchote à Bahiya que nous en discuterons après. Elle hoche la tête avec un sourire ferme. C’est une fille de caractère et d'intelligence : un péché aussi mignon que vertueux en ce qui me concerne.

Anselm est imbuvable. Son art est à son image : pompeux et envahissant. J'ai très envie de lui chatouiller les veines pour faire exploser sa tachycardie. Mais c'est là une très vilaine pensée que je mettrais jamais à exécution : aussi suffisant soit Anselm, nous sommes peu de maritins et il demeure un Frère de l'Eau malgré tout.
"Peut-être que je me contenterais de lui foutre simplement mon poing dans la gueule pour édenter son sourire parfait". Ceci étant mon animosité obtient satisfaction quand je le vois rabroué par mon djinn.

"Mon"
Comme dans mon amoureux. Mon mentor. Mon amant. Mon homme en pull.
"Alors permets moi de te dire que toi et ta lignée de Kaiser..."

Je laisse s'effilocher mon esprit en vain fantasmes vindicatifs. Hui a infusé en moi tout son répertoire d'insultes folkloriques. Je le redécouvre à chaque fois que je suis agacé.
Une petite asiatique se porte volontaire à son tour. Je ne sais rien ou peu d'elle et Amon m'apprend son nom alors qu'il le prononce. J'observe avec assiduité la manière dont elle se concentre, le moucheté timoré de ses tatouages, ses sourcils froncés sous l'effort. Elle ne parvient pas à entrer en résonance avec le liquide et mon coeur s'en trouve percé dans le tendre.

Je ne suis donc pas le seul.
Je suis juste plus lent que les autres.
Juste.

- Ne vous en faites pas... Vous y parviendrez, c'est sûr. Il vous faut juste un peu de temps. Personne ne vous jugera... Et tout le monde peut vous aider. Vous êtes en sécurité. Je vous le promets.

Amon se montre doux, protecteur. Son discours est moins teinté de paternalisme qu'auparavant. Moins ampoulé peut-être. Est-ce de mon fait ? Cependant cela n'a pas l'air de calmer Yukiko. Alors qu'il est temps de passer à un autre élève, je m'approche lentement d'elle.

- Puis-je te prendre la main ? Dis-je gentiment. Elle m'offre son consentement timide d'un hochement de tête. Je sens une pointe de curiosité également dans son regard. Je suis incapable, moi aussi de commander à l'eau. J'ai essayé, beaucoup essayé, au point de me décourager parfois. Et si nous recommencions tous les deux ?

Main dans la main nous nous tournons vers le lac. Nos tatouages s'illuminent : or rose pour elle, turquoise et rouge pour moi. Je la laisse mobiliser son énergie et sa connexion avec l'Eau. Pour ma part, je cartographie son système sanguin, repère les barrages et les digues qui en obstrue la bonne fluidité, ralentis la pression artérielle de son myocarde angoissé.

Je résous une équation à plusieurs inconnues.
J’irrigue son sang d'un sentiment de paix.

L'onde frétille, remous bouillonnant, puis après de longues minutes à cet étrange régime, laisse échapper les rameaux d'un superbe cerisier japonais en fleur dont les pétales tombe en pluie scintillante. Aussi vite qu’est apparue la vision, elle se rompt et nous laisse essoufflés et en sueur. Elle plus que moi : je n'ai fait que lui donner un coup de pouce.
Yukiko glousse de bonheur et me sert brusquement dans ses bras avant de reculer et de s'incliner plusieurs fois d'affilée, à la japonaise.

- Ah.. Non.. Tu as tout fait toute seule... J'ai simplement voulu chasser tes craintes.

Cependant, à la mine dégoûtée ou interloquée de mes camarades, je soupçonne que je n'aurais peut-être pas dû.

La tentative de Yukiko a réveillé un élan de solidarité chez les jeunes gens. En particulier chez mon amant. Je constate avec un bonheur réel un élan vers l'adolescente chagrinée. Elle est intriguée par sa manœuvre, mais s'apprivoise vite à son contact.
Son discours à l'égard de la jeune fille me touche. Quand bien même Nathan soit différent des autres, quand bien même ses pouvoirs se jouent encore de lui, il poursuit son enseignement avec application et trouve des moyens détournés d'assumer sa nature.
Le chemin se parcoure et se découvre sous ses pas volontaires.

Je suis fier de lui.
De son épanouissement.
J'ose espérer que j'y suis pour quelque chose, quelque part.

En tout les cas, mon cœur est gonflé d'une admiration sans bornes.

J'observe la manœuvre du duo insolite, et ressens subitement l'afflux magique glisser de l'un à l'autre dans une harmonie d'entraide sincère. Mes yeux plissent sous les courants surnaturels se mouvant d'une même unité. L'Eau de Yukiko se libère d'un nœud que Nathan a su délier. Sa joie s'exprime en un sublime cerisier.

J'en reste sans voix, un brin perplexe. Je le savais doué de cette capacité si unique et la redoutait quelque peu malgré moi. Elle me ramène à trop d'erreurs... mais je n'ai jamais pensé qu'elle pouvait de tels de miracles.
Je suis le seul à sourire dans le groupe. Les autres enfants ont peur, ou se méfient. Anselm bouillonne de hargne, je le sens d'ici.
Il n'y a que Trevor qui rompt le silence installé par la démonstration.

« Wow, mec, euh... C'était quoi c'que t'as fais là ?? C'était, euh... c'était cool !
- Pas « cool », Trevor. C'était le contrôle du sang. Une anomalie... une hérésie chez nous autres. »

La voix de l'allemand tranche sec, son accent est plus prononcé. Il a perdu de son panache et révèle un visage plus abîmé par les clichés.
La tension monte, les regards s'appuient ou fuient.

Je ne peux pas laisser passer ça.

« Cela n'a rien d'une hérésie. » Mon ton est si ferme que tout mes étudiants en sursautent presque. Je dois leur faire comprendre. Je reprends, d'une expression plus professorale. « A l'instar des trois autres éléments, la maîtrise de l'Eau possède des facettes différentes des facultés intrinsèques à chacun des Maritins. Si nous avons tous des capacités communes, certains d'entre nous sont pourvus de dons uniques au sein de notre caste, parfois vus comme des tabous de part leur rareté. Il s'agit là du contrôle des fluides organiques, mais il en existe d'autres. Par exemple, une tribu des temples-cités des pôles s'est vue spécialisée dans celui de la neige. Une autre, cachée en Amazonie, uniquement dans les liquides parcourant les végétaux et permettant leur croissance luxuriante. Il est même dit que Dame Âdy et Dame Koshëm possédaient elles-mêmes des facultés encore endormies dans notre peuple actuel, et qui pourraient émerger à nouveau sans que nous nous y attendions. S'agit-il là d'autres « hérésies » à tes yeux, Anselm ?
- … Non, monsieur, mais...
- Alors qu'il en demeure ainsi. Nathan possède un pouvoir spécial, qui peut venir en aide à ses camarades comme il vient de nous en fournir la preuve. Vous devriez y voir là une occasion d'apprentissage et de partage à défaut de jugement. Peut-être suivra-t-il une voie différente de la vôtre, mais rien qui ne justifie une quelconque forme de discrimination. Elle ne sera pas de toutes manières tolérée dans cette école, et si j'entends à nouveau de tels propos, je prendrai les mesures qui s'imposent pour les sanctionner. Me suis-je bien fait comprendre, monsieur Grünewald ? »

Anselm se pince les lèvres, hoche la tête, racle du pied. La mine basse et contrite, il semble s'être calmé. Il en va de même pour les autres. Une fois que l'ambiance est redevenue plus légère, je me fend d'un sourire couvert de douceur. Il ne faudrait pas que mon cours devienne trop morose, n'est-ce pas ?

« ... En tout cas, c'est un beau travail d'équipe que vous nous avez présenté tout les deux, félicitations ! »

Yukiko me gratifie d'un sourire solaire et ne lâche pas le bras de Nathan. Cette vision est purement adorable. J'ai bel et bien l'impression qu'il y a quelque chose à faire sur la notion de duos, j'y penserai pour le prochain cours pratique.
En attendant, continuons. Je me tourne vers Trevor et son dernier camarade.

« Il reste encore deux élèves. Les garçons, à vous de jouer. »

Un silence flotte sur la scène. Sur les visages se mêlent surprise, inquiétude et pour ceux qui dominent parfaitement les arcanes de leur art : une répulsion qui me heurte plus que je ne veux bien me l'avouer. Dans un élan d'inquiétude, je m'accroche alors au sourire d'Amon.

Ai-je brisé un tabou ?
Suis-je un monstre parmi les monstres ?
Dis-moi, Amon, suis-je donc anormal ?

- Cela n'a rien d'une hérésie.

La voix claire et nette de mon aimée tranche l'argument à vif. Moi même, je me prends à sursauter devant la brusquerie de son ton. Le glaive de la justice s'abat sur Anselm et j'en viendrais presque à le plaindre tant sa mine déconfite fait peine à voir. Cependant, l'irradiante chaleur qui embrase ma cage thoracique balaie cette maigre démonstration de commisération. Le discours d'Amon produit une terrifiante flambée d'adoration et de désir dont je dissimule mal les retombées. Mon expression, mes joues, mon pouls,... tout trahit en moi l'amoureux. Pour peu qu'ils soient aussi perspicaces que Roxie et s'en est fini de ma scolarité paisible.
"Paisible... Tu t’entraînes juste à arrêter des cœurs pour tuer ton père et convoler avec son ex. La vrai définition de la Paix , en effet..."

- ... En tout cas, c'est un beau travail d'équipe que vous nous avez présenté tout les deux, félicitations !
- Merci, professeur. fais-je avec chaleur.

Yukiko a décidé de rester accostée à mon bras et je ne l'en dissuade pas, m'abreuvant de sa confiance retrouvée. Je pense avoir bien agi et son sourire radieux est pour moi une confirmation de la justesse de mes choix.

Viens le tour de Trévor Murphy, (le "Champion des WC") et de Zeev Akerman (un juif new-yorkais venu expressément d'outre-atlantique pour intégrer Tae' alam au lieu de Columbia. Un cerveau!) . Trévor nous gratifie de la matérialisation d'une forme géométrique très simple mais parfaitement exécuté : un cube. Zeev choisit de façonner une rose mais la forme, bien qu'ambitieuse, est quelque peu maladroite.
D'une manière générale, ce simple exercice permet de mieux situer le niveau de chacun : Anselm et Bahiya forme le duo d'excellence, bien qu'exprimant des sensibilité différentes; Trévor possède une maîtrise correcte mais sans grande imagination; Zeev est passable mais volontaire et plein d'enthousiasme; Yukiko est erratique mais capable de grandes choses.
Pour ma part, je ne figure même pas sur l'échelle de mesure.

Malgré ma victoire du jour, j'éprouve une pointe de tristesse désabusée.

J'observe tour à tour les prestations des derniers participants de l'exercice. Elles me permettent de davantage cerner les niveaux et les personnalités de chacun. Tout ces profiles sont uniques en leur genre, et même s'ils sont peu nombreux, mes chers Enfants de l'Eau sont réellement prometteurs, tous autant qu'ils sont.
Je sais bien que notre caste est la plus réticente à s'attacher à mes méthodes. Beaucoup redoutent le monde humain. Énormément de mes pairs ont essayé de me dissuader, de me détourner de ce projet réputé impossible. Le Conseil me surveille encore, moi et les fous qui ont osé me suivre.
L'Ecole est un élément mitigé de notre société, mais lorsque autant d'espoirs s'épanouissent en son sein, ma foi en celle-ci ne fait que s'intensifier.

Je souris face à mes protégés, et termine de leur prodiguer mes quelques conseils, notamment à Zeev dont les capacités sont à peine éveillées.
J'accompagne son bras du mien, d'un même mouvement, vers la surface de l'eau, et l'aide ainsi à consolider la rose qui flétrie quelque peu.

« Bien. N'aie pas peur de visualiser pleinement la forme que tu souhaites retranscrire. Comme une projection mentale qui glisserait de toi jusqu'à l'eau... Comme ça, voilà. Très bien ! »

Zeev s’esclaffe de bonheur, sa fleur a repris de la vigueur. Il finit par rompre le charme et je m'éloigne, me tournant vers la jeune bande.

« Bien, maintenant que vous m'avez tous montré l'étendue de vos talents, nous allons pouvoir procéder à...
- Hum ! Excusez-moi de vous interrompre professeur, mais Brunelle n'est pas passé, ce me semble ? »

L'entièreté des regard coulent vers Nathan. Aïe.
Trevor, goguenard, arque un sourcil et claque une main plaquée dans le dos d'Anselm qui part un peu en avant sous la surprise.

« Baaah mec ! Il a fait son truc avec la p'tite Yukiko, t'as pas vu ?? T'as même dis que-
- JE SAIIIS ce que j'ai dis, Murphy ! » Le ton passe d'hystérique à sifflotant. On dirait un prédateur qui se moque de sa proie. Je n'aime pas ça. « Mais je ne crois pas l'avoir vu créer quoique ce soit de lui-même... Je me trompe ? Hm ? Ce n'est pas très équitable, non ? »

Je retiens un long soupir. Il compte sur l'effet de foule pour mettre mon amant en porte à faux avec les autres. C'est une méthode déplaisante au possible.

Mais... en dépit de ce ton exaspérant, Anselm n'a pas foncièrement tort. Nathan est le seul qui ne s'est pas rompu à l'exercice. Occulter ce fait serait une forme de favoritisme malvenu. Aucun de ces jeunes gens n'est au courant pour notre... situation particulière. Et quand bien même, ce n'est pas une raison...

Je jette un coup d'oeil à l'intéressé à mon tour. Le sourire suffisant d'Anselm mis à part, je me concentre sur le sublime regard, le seul qui compte vraiment à cet instant.

« Eh bien... c'est juste. Veux-tu essayer, Nathan ? »

Je m'écarte, pour passer près de lui. Ma position est délicate, mais je ne peux que l'encourager à ma manière. Nos mains se frôlent, suffisamment longtemps pour communiquer mes sentiments. Je crois en lui. Je veux qu'il le sache. Je veux que cette simple pensée traverse son esprit. Tu peux y arriver, Najmati.

Je constate que la pression de Yukiko sur son bras s'est accentuée. Elle saisit même sa main comme il a pu le faire avec elle, et le regarde d'yeux plus pétillants et déterminés que ce que j'ai pu observer chez elle depuis son arrivée.

Mignon. Et que voilà un duo bien insolite...