Journée de merde.
Premier jour de règles.
Et puis toujours ces putains de saignements de nez et cette gerbe qui va et vient. Viorea a l'impression d'être un robinet à fluides. Elle ignore ce qu'elle a choppé, mais ça grouille dans son bide la rendant perpétuellement patraque. Et susceptible aussi. Un rien la fout sur les nerfs. Elle est capable de passer du rire aux larmes en un claquement de doigts, lui donnant l'impression filandreuse d'être hystérique.

Comme Maman.
C'est dans le sang.

La jeune fille dégueule son dernier relent de bile blanchâtre. Vu le peu qu'elle bouffe, elle se demande bien ce qu'elle peut encore vomir. C'est pas de la viande en tous les cas. Le steak haché de ce midi lui a tellement soulevé le coeur qu'elle a fait un détour par ici pour tranquillement s'y vider. Les chiottes les plus isolées et les moins fréquentées. Elle s'extirpe de la cabine W-C avec une tronche livide. La Reine du bahut a des airs de zombi.
Elle se rince abondamment la bouche et récupère la brosse à dent et le dentifrice mentholé qui ne quitte plus son sac, désormais. En recrachant la mousse, elle se trouve déjà meilleur gout. Un peu d'eau sur le visage, une retouche fond de teint et gloss et du blush pour raviver tout ça. Ouais. Ça devrait le faire. C’est que ça fait un moment qu'elle s'est éclipsée et sa cour de fidèle va finir par s'inquiéter.
Elle refait le contour de ses lèvres quand une autre porte de WC grince, contiguë à la sienne.

Sueur glacée entre ses omoplates douloureuse.

Le reflet de l'enfilade de miroirs au dessus des lavabos, lui renvoie l'image d'une gamine dégingandée habillée comme un sac. Une rouquemoute. Viorea ne la remet pas: il faut dire que si tout le monde la connait, l'inverse n'est pas vrai. Elle n'a pas que ça à faire de s'encombrer de "mob character".
Cependant, la situation s'avère délicate et Viorea dégaine très vite.

- Pourquoi tu me suis, connasse ? Tu veux t'faire un nom avec un petit scoop bien saignant sur la fille la plus populaire du lycée ?

Vindicative, elle repousse la demoiselle dans sa cabine de toilettes et lui barre la route les bras en appui sur l'encadrement.

- Ça t'fait mouiller de m'entendre dégobiller ?

Elle a le cœur en panade, Robin. Il dégringole et rebondit comme une vieille balle caoutchouteuse qu'un chien aurait trop mâchonné.
Du bas, vers le haut. Un peu trop souvent vers le haut, ces derniers temps.
Les nausées s'accumulent, la rendent plus fragile. Elle a l'impression d'avoir la tête dans un étau, une pression à peine libérée quand du sang coule de son nez.
Ça l'inquiète.
Elle a déjà été malade. Ça n'a jamais été comme ça.
Ça ne fait que quelques jours, pourtant. Personne ne l'a encore remarqué. Ses pères se seraient immédiatement précipités pour savoir ce qu'il se tramait. Elle arrive à garder le secret, bien tapi. Sans savoir pour combien de temps encore. Celle-ci aussi est compressée par l'angoisse, la peur de chagriner, la terreur de se retrouver face à quelque chose qu'elle ne contrôle pas, encore une fois.
Son pouvoir, et ça.

C'est peut-être lié. Elle n'ose pas en parler à ses amis du culte. Elle ne veut inquiéter personne. Vraiment personne.

C'est pour ça qu'elle s'est isolée dans les toilettes, un petit moment. Sans Alsie ni Lua, devant lesquelles elle pourrait trahir son état. Elles doivent l'attendre à la bibliothèque, à l'heure qu'il est.
Assise sur la cuvette, les yeux clos, le souffle lent, elle se concentre. Elle fait fi des bruits dans les cabines à côté, de l'odeur, du temps qui passe. Elle veut juste calmer l'angoisse et les larmes qui montent.

Quand elle se sent enfin prête à sortir, c'est pourtant malgré elle qu'elle tombe sur cette autre fille. Elle ne la connaît pas. Jamais vue. Elle a l'air à peine plus âgée qu'elle, cependant. Un, deux ans de plus ? Son maquillage la fait paraître plus adulte. Ses mots âcres tombent dans les oreilles pudiques de la rousse. Elle ne comprend pas les insinuations. Elle a juste envie de partir.

Elle a le cœur qui tambourine, Robin. Il cogne et transperce sa poitrine.

« Hein... ? Euh... »

La panique, la vraie panique. Celle qui fait trembler des jambes mais devant laquelle elle ne veut pas se dérober. Elle se concentre sur l'illogique des propos de la fille. C'est tout ce qu'elle a pour ne pas se mettre à pleurer.

« Je te suis pas. Tu es entrée après moi... »

Puis elle finit par comprendre que sa camarade est en colère, vraiment. Et compte tenu de la situation, la rousse se rappelle des bruits d'avant. Elle se souvient, elle aussi, du sentiment qui l'empoigne quand elle se cache. Elle qui déteste mentir aux siens, n'a pas vraiment le choix ces derniers temps. Elle finit par sourire, un peu. Peut-être davantage pour se rassurer elle-même que sa vis-à-vis.

« Je le dirais pas. C'est promis. Moi aussi je me cache quand je vom-... »

Ses douces paroles sont coupés par une goutte impromptue qui s'écrase sur sa lèvre, directement de sa narine. Ça a le goût de fer, et fait grandir la panique. Elle prend trop ses aises, ces derniers temps.

« Aaah...!! »

D'un revers de main, Robin tente de dissiper le sang. Comme si de rien était. Son regard est fuyant. Impossible que cette fille ne l'ait pas vu.

Mince.

- Je te suis pas. Tu es entrée après moi...
- C'est ça.... Paie-toi ma gueule, salope! T'as carrément pas les moyens !

Viorea donne un nouveau coup de paume sec sur la poitrine -inexistante- de la rouquine qui force cette dernière à s'asseoir sur la cuvette.

- Je le dirais pas. C'est promis.
- Tu diras pas quoi ?! J'ai pas entendu... L'adolescente furieuse vient planter son pied sur le rebors de la cuvette juste entre les cuisses de celle qui n'aurait pas du se trouver sur sa route aujourd'hui.
- Moi aussi je me cache quand je vom-...
- Mais j'en ai rien à foutre de tes délires d'anorexique, meuf ! Qui ça intéresse, hein ?! Déclare la reine du bahut, mauvaise, tout en se penchant dangereusement vers son interlocutrice.
- Aaah...!!

Aussi interdite que celle dont le nez coule, Viorea fixe le sang qui macule cette lèvre tremblante et ce  menton juvénile. Un ange passe, et se suicide contre le carrelage ébréché du mur. La princesse bafouée retire sa godasse et contemple son interlocutrice avec un froncement de sourcils.

- Tu vomis et tu saignes du nez ? Quoi d'autres ?

La question est aussi peu amène que les tirades précédentes mais le changement de ton est suffisamment subtil pour y voir une bifurcation d'attitude. Une marque d'intérêt.

- Insomnies ? Crises de paniques ? Mal au dos ?

Elle mitraille, le souffle saccadé, inquiet.

Et si elle avait la même chose que moi ?
Et si c'était pas juste le stress, tout ça ?

- T'entends des trucs chelous ? Est-ce que t'entends des trucs... RÉPONDS PUTAIN !

La situation prend une tournure inattendue. Une goutte de sang pour changer la donne. Robin garde sa main en porte-à-faux de sa vis-à-vis énervée. Son regard paniqué cherche désespérément de quoi endiguer le flot, qui commence à maculer le col de son tee-shirt.
Elle aurait voulu garder ce mal pour elle. N'inquiéter personne. N'intriguer personne.

Elle a presque honte, au fond.

Mais pour la première fois, elle réprime une immense envie de pleurer. Il y a plus de colère que de chagrin, plus de frustration que de peur.
Cette fille, en face d'elle. Robin le ressent.

Il y a quelque chose en elle, qu'elle ne saurait définir.
Une source inépuisable, mystérieuse et inexpliquée.

Sa tête est un peu trop embrouillée pour mettre le doigt dessus. Les siens, en revanche, agrippent une tombée de papier toilette, tandis que la brune s'impatiente de plus en plus. Elle forme un petit cône, de quoi endiguer l'hémoglobine. Et ses pensées défilent, s'agitent, au fur et à mesure que la jeune fille énonce les symptômes.

Elle sait ? Elle aussi, elle... ?

« … Oui ! Tout ça ! Toi aussi, pas vrai ?! » Son ton est clair, naïf. Autant que ses grands yeux bleus qui s'ouvrent davantage.

L'énervement de la brune ricoche sur sa propre excitation. Elle entrevoit un éclat d'espoir étrange, entre les quatre murs carrelés. En dépit de la position dans laquelle elle se trouve, Robin retrouve un regain d'énergie qui la pousse à se relever et faire face à son aînée.

« Ça a commencé y'a quelques semaines... Au début c'était pas... grand-chose, en fait. Un genre de grippe. Mais euh, comment dire... ça fait pas saigner du pif, la grippe. »

Elle réprime mal un soupir un peu las. C'était fatiguant, de tout cacher, à tout le monde. Astérion, Alsie, Lua, ses parents... Elle était persuadée que tout était lié à ses capacités de siphon. Que c'était son propre problème à régler... mais visiblement...

« Je pensais être la seule. C'est p'tèt un virus ou une maladie chronique du coin... Je comprends pas. J'ai épluché beaucoup de sites internet, mais j'ai pas trouvé grand-chose. Je réfléchissais à aller consulter les archives de la ville, mais- »

Sa phrase est laissée en suspend par l'intrusion d'un trio. Des filles qu'elle ne connaît pas, et qui la dévisage curieusement, elle et la brune. Robin ne comprend pas pourquoi, mais elle a finit par apprendre qu'un rien les interpelle, les gens de ce lycée.
Ses joues s'empourprent un instant. Et elle finit par glisser, d'un ton foncièrement gêné, son pansement pendant toujours à son nez :

« … Ça te dis qu'on en parle ailleurs ? »

- … Oui ! Tout ça ! Toi aussi, pas vrai ?!  Lui répond la meuf comme si elles partageaient la même barque pour l'attraction "It's a Small World". Elle s'est crûe où cette tarée ? Ça a commencé y'a quelques semaines... Au début c'était pas... grand-chose, en fait. Un genre de grippe. Mais euh, comment dire... ça fait pas saigner du pif, la grippe.
- Sans déconner... répond platement Viorea.
- Je pensais être la seule. C'est p'tèt un virus ou une maladie chronique du coin... Je comprends pas. J'ai épluché beaucoup de sites internet, mais j'ai pas trouvé grand-chose. Je réfléchissais à aller consulter les archives de la ville, mais-

Interruption momentanée des programmes.
Fiona, Shirley et Ginny entrent ensemble dans ses chiottes, en formation serrée. Les pétasses se baladent toujours par bancs, comme les sardines.

- Vio', chérie, on se demandait ce que tu faisais à t'éterniser aux toilettes ? fait Shirley avec son irritante manie de toujours jouer les lèche-bottes. Viorea sait pertinemment que c'est la première aspirante à son trône.
- C'est quoi "ça" ? demande Fiona en désignant la rouquine d'un mouvement dédaigneux du menton.
- Ma meuf, quoi d'autre ? rétorque Viorea avec un aplomb de tous les diables. Je viens dans ces chiottes pour y vivre une folle histoire d'amour lesbienne, ça me parait évident !

Moment de latence.
Ginny éclate soudain de rire, mettant à contribution son mononeuronne de blonde pour faire diversion.

- AHAHAHA Vio, t'es trop drôle ! AHAHA !

Et comme une belle rangée de domino Shirley, Fiona et finalement Viorea se lance dans un concert hilare. Cette dernière poursuit:

- J'vous rejoins les filles, le temps de trouver de quoi étancher le pif de la petite.
- T'es tellement trop gentille Vio, couine Shirley, ça me fume.
- Je sais, on devrait me donner une médaille.
- Bon ben on t'attend près du terrain de foot, ok ?
- Okaaaay !

Les sardines vont voguer vers des mers plus poissonneuses et Viorea se tourne vers  Robin.

- Ici c'était ma planque la plus peinarde. Tu fais vraiment chier jusqu'au bout. Fais-voir ton nez...

Viorea attrape du P-Q et lui éponge les narines. Elle a la délicatesse réelle mais un peu ferme des grande-soeur habituée à trainer plus petit derrière elle.

-Je sais ce que c'est... La maladie je veux dire. Moi aussi, je pensais juste être la seule victime, mais si y'en a d'autre, ça craint...C'est quoi ton nom ?

Elle a abandonné son agressivité première et son côté bitchasse pour une attitude somme toute étrangement normale.