Take me right back to the start line
Do it all over again
I make the world seem choiceless
Come to the very same end

La lune observe, sereine, les humeurs houleuses de l'océan. La mer est agité par de grands vents. Le phare est éteint. La ville est morte. Elle n’est qu'une silhouette qui se découpe sur la peau de nuit, éfflanquée et silencieuse. Cheveux ballottés par les embruns orageux, il s'abîme les chevilles en marchant sur les galets. Il progresse gauchement, le nez levé, le regard émerveillé par le ciel constellé.

Ohanzee n'a pas le droit de sortir.

Ceci est sa première transgression en bien des mois depuis que Dame Rouge lui a fourni une clé d'accès. Enfin, cette clé n'a de clé que le nom : c'est un mince carton luisant, rigide, avec la bannière de l'Institut de Cryptozoologie du Vatican gravé sur son recto. C'est le progrès, visiblement. Les livres ne sont plus de papier mais constituer de métal et de lumières. L'encre a laissé place à des cubes de lettres qu'il faut presser.
Seule l'huile et les pigments n'ont pas changé, ni la manière de tendre une toile.
Et la Bible demeure avec en son sein, la parole immuable du Seigneur.

Ohanzee manque de trébucher.

Il ne porte presque rien, si ce n'est cette étrange tenue monacale constituée d'une chemise et d'un pantalon de coton gris. Ses espadrilles ne font guère le poids face aux reliefs tourmentés de la crique. Comme il aimerait la peindre de jour !
Mais cela lui est interdit.
Il désobéit d'ailleurs en osant venir de nuit.

Je suis un pécheur
et un péché.

Le jeune métisse frissonne, aussi rajuste-t-il la pauvre couverture rêche dans laquelle il s'est enroulé. Il s'avance tout prêt de la rive, jusuq'à froler l'écume qui mousse à ses pieds. Il meurt d'envie d'y plonger ne serait-ce qu'un orteil. Ne serait-ce pas imprudent de regagner le monastère trempé ?

Il hésite.
La tentation est grande...

Tout à son introspection, Ohanzee ne voit pas l'enfant approcher. Ce n'est que le cliquetis furieux des galets qui l'alerte. Le jeune homme relève brusquement la tête, aux aguets, inquiet à l'idée que les garde du monastère n'aient découvert sa sortie.
Ce n'est qu'un enfant, un enfant empli de joie et de vie qui fend les flots à grandes enjambées. Ohanzee lui envie son innocence juvénile. Il a perdu la sienne il y a des siècles. Le gamin le salue avec un grand geste enthousiaste. Il est jeune. Que fait-il seul dehors à une heure si tardive ?

Lève-toi, prends l'enfant, saisis-le de ta main;
car je ferai de lui une grande nation.
[Genèse 21]

Ohanzee rend son geste au petit, plus timide sans doute que lui. Il le laisse venir à lui et s'en veut sans doute d'être si timoré.

- Bonjour, dit-il d'une voix douce qui n'a jamais du être brandie pour crier, comment t'appelles-tu?
- Gah!

Le petit garçon sourit et son visage semble s'ouvrir en deux si largement que le métisse a l'impression qu'il en perdra un morceaux s'il sourit davantage. Ses dents sont pointues, aiguisées, les crocs d'un animal. Ohanzee a un mouvement de recul, de prime abord, puis se rappelle que toutes les créatures dévoyées par le Malin sont avant tout des créations de Dieu.

- Enchanté, Gah. Je me nomme Ohanzee. Tu es venu tout seul te baigner ?

L'enfant s'exprime par borborygmes. Ohanzee ne sait que penser de cet étrange phénomène. Il l'écoute reproduire les sons de son propre prénom en écharpant chaque syllabe. Il ignore si il trouve cela attendrissant ou franchement effrayant. Cet être semble perdu, à contre-courant, des lois de l'univers imposées par le Créateur.

Ne suis-je pas un égaré,
Moi aussi ?
Ni vivant, ni mort.
Ni de ce temps, ni d'ailleurs.

Ohanzee ne peut s'empêcher de sourire. La joie communicative de sa réussite l'éclabousse comme les vagues sur cette plage de pierres rondes, érodée de sel, indifférentes au temps qui s'écoule.

- Oui... Ohanzee, c'est bien moi.

Le jeune homme rit de bon coeur puis s'interrompt sur un hoquet de surprise. L'enfant est désormais un homme de son âge dont les vêtements se sont ajustés à ses nouvelles mensuratiosn comme par magie. Le métisse se signe précipitamment.

La même loi existera pour l'indigène
comme pour l'étranger en séjour au milieu de vous.
[Exode 12:49]

- P.. par quel miracle tu....
- Gah... ?

Malgré la métamorphose, l'être semble toujours avoir l'attitude juvénile d'un petit garçon. Ce dernier cherche quelque chose en balayant l'horizon sans pourtant le trouver. Ohanzee a oublié sa question. Tremblant un peu il tend les doigts vers la joue du jeune homme et la frôle.

Tu es réel.
Es-tu une épreuve envoyé par Dieu pour tester ma foi ?

Le jeune homme toujours aussi peu éloquent -peut-être est-il un peu simplet?- lui tend un morceau de papier froissé. Ohanzee s'approche prudemment de Gah. Craintif, il fait en sorte de ne pas le toucher directement. Puis, il lit consciencieusement le billet, espérant que ce ne soit pas là une malédiction qui s'activera par ce biais.

Le contenu est explicite, la photo -il sait désormais ce dont il s'agit depuis que Dame Rouge en a pris une série de lui- tout à fait nette.

- Es-tu une sorte de Golem ? ose-t-il enfin demander.

Tes mains m'ont créé, elles m'ont formé;
Donne-moi l'intelligence,
pour que j'apprenne tes commandements!
[Psaume 119]

-... S'agit-il de ton créateur ?
- Gah!

Ohanzee interprète l'éructation verbale comme une affirmation. Gah lui montre confusément une destination.

- Je ne sais pas si je peux m'aventurer aussi loin de mon foyer... s'alarme le jeune métisse.

Cependant devant l'innocence manifeste de la créature qu'il imagine être de glaise, les paroles du Psaume 22 lui reviennent en tête et il les récite tout haut :

- Le Seigneur est mon berger :
je ne manque de rien.
Sur des prés d'herbe fraîche,
il me fait reposer.
Il me mène vers les eaux tranquilles
et me fait revivre ;
il me conduit par le juste chemin
pour l'honneur de son nom.

Ohanzee prend une inspiration.

Je me dois de guider cet égaré en son nom.

- C'est entendu, je vais te conduire.

Ils se mettent en marche l'un et l'autre : l'Intemporel et le Golem.

Ohanzee observe avec curiosité le changement corporel. L'enfant mâture en quelque secondes -glaise malléable, modelable à loisir-appuyant en cela la théorie du golem. A présent qu'il fait l'âge de l'homme de la photo, il emprunte une attitude plus animale, qui tient davantage du canidé. Le jeune métisse peine à suivre derrière, trottinant dans les galets, manquant de se tordre maintes fois les chevilles.

- Attends! Gah ! Attends !
- Wrath !!!

Le Golem saute dans les bras d'un homme qui lui ressemble trait pour trait.

- Mais ! Me saute pas dessus quand tu fais mon âge espèce de débile!

Ohanzee réprime mal un sourire en voyant toute l'affection qui lit le golem à son maitre. Aussi étrange la situation soit-elle, l'amour baigne cette relation et la bénit.

- Hey ! Merci de me l’avoir ramené.
- Je vous en prie. Il avait l'air perdu.
- J’suis désolé pour ça, il vous a embêté?
- Pas le moins du monde, bien qu'il soit surprenant de rencontrer pareille créature. C'est la première fois de ma vie que je rfais la connaissance d'un golem et son créateur. Etes vous une sortes de... sorcier ?
- GAH!

Dans son ensemble de lin blanc, et ses chaussure de toile fine, Ohanzee a l'air davantage d'un somnambule en pyjama que d'un promeneur nocturne. Se rendant compte de cela, il rosit sous le clair de lune et joue nerveusement avec sa chevelure battue par les vents frais. Il grelotte un peu d'ailleurs.

- Pardonnez-moi l'impudence de la question. Je.. Je dois vous paraitre pour le moins étrange. J'en conviens... Il se mordille la lèvre en regardant "Gah" gambader autours d'eux et tique sur un élément qui frappe soudain sa conscience : Vous l'avez appelé "Wrath" ? C'est là son nom ? Pourquoi donner un nom de péché capital à un être si innocent?

Ohanzee pose une main dans la chevelure brune du golem et lui caresse avec douceur. Tout est doux et paisible chez ce jeune homme, et ce de bien des façons.