Vertige.
Je tangue et je tombe.
La chute est difficile, mais le sol est mou. Il y a un parfum de rose poudrée. Une texture vaporeuse que je ne reconnais pas.
De la soie... ?

Je reviens péniblement à moi. Ça fourmille au bout de mes doigts, de mes orteils, et même au coin de mes lèvres. J'arrive pas à ouvrir les yeux, mes paupières pèsent une tonne. Tout mon corps est cloué. C'est à peine si j'arrive à respirer.
Il faut pourtant se résoudre à reprendre le court de la réalité. Mon cauchemar de la veille m'a complètement épuisé. J'ai pas l'impression d'avoir dormi, tellement il semblait réel. J'en ai encore les sensations dans la gorge, mais c'est peut-être dû à la gueule de bois qui m'a foutu dans cet état-là.

J'ai pas souvenir d'être sorti, pourtant.
J'ai pas souvenir de... grand-chose.
C'est plus bizarre que je le pensais.

Dans un suprême effort, j'entrouvre les paupières. La pièce est sombre. Il fait nuit noir, dans cette chambre et à l'extérieur. Étrange. J'étais déchiré au point de faire le tour du cadran... ?
Mes muscles se délient et je parviens à m’asseoir, piteux, pâteux. J'ai la tronche en vrac. Je le sens sans le voir.
J'aperçois de la lumière, faible, tamisée, à travers la porte entrouverte. De mon champs de vision, j'en déduis qu'elle donne sur un couloir. Je finis par glisse hors du lit pour aller l'explorer, encore plus paumé. Je connais rien de cet endroit. C'est beaucoup trop chic pour être chez un pote de lycée. La personne qui vit ici est pleine aux as... et je connais personne dans mon agenda qui possède un tel pactole !

J'arpente doucement les lieux, presque un peu méfiant. C'est immense, ici. Et quand je finis par atterrir sur ce qui ressemble à un grand salon, mon esprit fait la connexion. Sans en comprendre plus, malheureusement.

« Vous êtes... la femme de mon rêve... »

Elle est ici, en chair et en os, pâle et élégante. Monstrueusement belle, je dois bien l'avouer. Mais sa vision provoque une sensation de malaise chez moi. J'ai un haut le cœur soudain, que je réprime, qui me fait reculer d'un pas.  

Si elle existe vraiment... Alors, tout le reste...

J'ai la tête qui tourne rien que ne serait-ce que penser à cette éventualité.
Mon crâne est troué de doutes et de questions, et manifestement, je crois qu'elle est à la seule à pouvoir y répondre. Autant y aller...

« J'suis où... ? Qu'est-ce que j'fais là ?... Et euh... vous êtes qui ? »

Tant que tu ne sais pas mourir et renaître,
tu n'es qu'un passant affligé sur la terre obscure.
[Johann Wolfgang von Goethe]

L'enfant -presque un jeune homme- s'est blotti dans ses bras, épuisé et tremblant. Dans la voiture les ramenant chez elle, elle a précautionneusement posé sa tête sur ses genoux et recouvert ses épaules de son trench. Madame regarde la nuit défiler au travers des vitres en verre fumé, caressant la chevelure du garçon pour accompagner son repos. Une forte émotion étreint encore son coeur mort. Une illusion de pulsation.

Simone Montespan n'a jamais été mère.
Elle n'a jamais porté la vie dans ses entrailles, ni enfanté la mort dans les Ténèbres. Pourtant, ce soir, elle a offert à cet enfant terrifié son propre sang. Spontanément. Peut-être s'est elle vue dans ce grand regard miroitant de détresse. Peut-être s'est elle souvenue du profond sentiment de vide, lorsque Isidora, jalouse d'Asmodée, l'abandonna à ses bras sans le moindre regret.
Simone Montespan n'a jamais pu être une infante, non plus.

La blessure est toujours ouverte.

Le regard porté vers la ville endormie, Simone réfléchit, un verre de chardonnay dans la main dans lequel elle ne trempe même pas ses lèvres. Elle se contente simplement de faire tourner distraitement le liquide vermillon dans son ballon.
Elle perçoit la variation subtile des sons produit par des pas feutrés sur son parquet. Elle hume son parfum de nouveau-né avant même de le voir apparaitre sur le seuil de son salon.

- Bonsoir, Léonard.
- Vous êtes... la femme de mon rêve...

Simone arbore un sourire à la fois tendre et triste.

- Viens, approche... Fait-elle de son timbre grave et doux en désignant le canapé. Tu dois avoir beaucoup de questions.
- J'suis où... ? Qu'est-ce que j'fais là ?... Et euh... vous êtes qui ?
- Je m'appelle Simone Montespan. Je suis une amie du père de Sorin. Tu es ici chez moi, mais c'est également ton foyer. Je suis désormais la personne en charge de ton éducation.

Il est si jeune.
Beaucoup trop jeune pour être des nôtres.

- De quoi te souviens-tu exactement ? D'un geste très maternel, elle lisse un épis dans ses cheveux encore ébouriffé de sommeil. Je vais te chercher de quoi te nourrir, il faut que tu veilles à régulièrement te sustenter à ton stade.

Se faisant, elle se dirige vers la cuisine et sort une poche de sang d'une sorte de box en verre qui ressemble à une cave à vin miniature mais munie de radiateur qu'on peu clairement voir rougeoyer. Elle lui tend.

- Bois, tant que c'est encore chaud.

Simone Montespan.
Amie du père de Sorin.
Sorin…
Pourquoi Sorin… ?
Mon éducation, mon foyer ?
De quoi est-ce qu’elle parle, là ?

Les informations se bousculent comme un flot discordant. J’ai encore plus mal au crâne, une douleur lancinante depuis mon réveil dans cet appartement immense. Froid.
Je me sens gelé, jusqu’au fond des os.
Comme s’il me manquait une part de moi, où se nichait toute ma chaleur.
Toute mon humanité.

« De quoi te souviens-tu exactement ? »

Son geste me ramène vers elle, me sort de mon introspection. Mes pensées sont encore pleines de brume, mais sa main tendre la repousse. Je fixe le vert profond de ses yeux, comme une ancre dans l’océan qui me noie.

« Je… Je me rappelle… de ma chambre. » Les paroles affluent, une à une, libérées de leur carcan. Je suis mort de trouille, mais je n’ai pas le choix. Elle seule peut m’aider à y voir plus clair. « On devait dîner… j’allais pas très bien, je… je me suis endormi et… j’ai rêvé... »

Et mon père m’a appelé.
Et du reste, je ne me souviens de rien.
Si ce n’est une sensation terrible, un sentiment d’amertume et un goût de fer en bouche.

Qu’est-ce qu’il s’est passé, bordel ?!

La femme – Simone, donc – s’éloigne de moi, dans une démarche aussi gracieuse que son charisme le laisse à penser. Je l’observe, moi-même encore vaporeux. Elle dégage quelque chose d’apaisant, suffisamment pour me pousser à la suivre. Et jusqu’à ce que tout mon corps ne se tende à la vision de la poche du liquide rouge.

« Bois, tant que c'est encore chaud. »

Un haut le cœur soudain.  

« Qu’est-ce que vous… mais… »

Une envie de vomir, ma main plaquée contre ma bouche.
Ma respiration s’accélère. Mes veines pulsent, avides.
Je le sens.
J’ai faim.
Et c’est impossible.

« N-Non… Non !! »

Je recule dans un élan de stupeur, au plus loin possible, jusqu’à me heurter à la table basse. Mes jambes se prennent dans le tapis, j’en tombe sur le sol, dos contre terre, rampant mollement pour tenter de m’en dégager.

La peur me prend aux tripes, et me pousse à vouloir m’enfuir. Mais ni du lieu, ni d’elle.
De moi.
Du vrai danger.

Car à la vue du rouge, tout se colore dans ma tête.
Les images reviennent, en vagues. En tâches et en crocs.
Simone Montespan.
L’homme en costume.
Le père de Sorin.
Et Sorin.

Et mon père, à moi.
Et ma mère...

« Mais c’est dégueulasse !! Vous êtes dingue !!! J-J’en veux pas de votre… votre truc !! Je suis pas… je vais pas boire ça !! »

Je crie, je hurle, pour me défendre contre ma propre mémoire. J’ai besoin de m’en prendre à quelqu’un, à tout le monde, n’importe qui.
Ça afflue dans ma tête, le carmin s’imprime sur ma rétine. Une dualité que je dois combattre.
J’en veux. J’en veux !
Non !!
Mon instinct me dicte d’arrêter de lutter. Que je dois me jeter et boire jusqu’à m’en recouvrir, que j’ai trop faim pour m’en passer.
Et si moi, je veux crever, hein ?!

Mon souffle se perd, halète, toujours plus en panique. J’en peux plus. J’en peux plus. J’en peux plus !!

Mon crâne va exploser. Je prends ma tête dans mes mains, mes yeux comprimés pour empêcher les larmes de couler. Raté.

« C’est qu’un rêve !! C’est juste un rêve !! »

Je le répète comme un mantra en sanglotant, contre les voix de la vérité. J’aurais beau nier, j’aurai beau essayer, l’odeur de la Mort me rappelle à la réalité.
Il est temps de te réveiller, Leo.