Merde.
Sophia ? Anna ? Justine ? Mireille ?
Aaaaah, ça me revient pas ! Pas moyen de remettre le nom de cette nana. C'est l'inconvénient des applis de rencontre et des messages furtifs, on s'accorde sur l'heure et le lieu de rendez-vous mais pas sur les détails les plus essentiels. Comme, par exemple, le fait qu'elle a une conversation ras des pâquerettes et que même si j'en attendais pas grand-chose, c'est quand même un sacré numéro.

« Moi en fait, là tu sais je travaille dans l'usine de conserves de mon oncle, mais mon grand rêve c'est devenir star de la télé, mais pas forcément pour les belles voitures, enfin si ! Mais tu sais là, pour voyager un peu et découvrir des super pays comme genre, Tokyo ? C'est super loiiiin non ?
- Ouh laaaaa. Oui ?
- Mais après je sais pas si j'aimerais hein, parce qu'ils mangent du chien là-bas ! »

Seigneur.
Sauvez-moi, si vous m'aimez un tant soit peu. Promis j'arrêterai d'abuser mes excès et de m'engueuler avec ma grand-mère, j'irai même plus voler la récolte de la quête du dimanche matin.
Je souris et hausse les épaules, un chouilla crispé avant de réfléchir à quoi faire. Certes, Marie-Francine n'est absolument pas désagréable à regarder. Elle a un petit quelque chose dans le regard qui doit forcément lui attirer tripotée de mecs à ses pieds. Elle m'en voudra pas si je passe mon tour, hein ?
Parce que même j'aurais pas craché dessus en temps normal – enfin, sauf si c'est son kink, qui suis-je pour juger ? - en ce moment, le mood est à autre chose. J'crois que c'est plus vraiment mon truc, j'ai la tête tellement en vrac que j'ai dû perdre le mojo de la drague, ou un bail du genre.

Ou alors je deviens adulte ?
Oh, pitié.

Tandis qu'elle me raconte ses rêves, je regarde autour de moi le bar qu'elle a choisit. C'est pas le grand luxe, ça m'étonne. J'ai dû y passer à son ouverture, sans doute, mais plus depuis un bail. Je sirote mon rhum grenadine avant de me lever, un brin trop fatigué par ses conneries géographiques.

« Ooh, où est-ce que tu vas ?
- Deux secondes ma douceur, je ramène de quoi boire ! Attends-moi là, je fais vite hein. ♡
- Mais t'as déjà un...
- Un coca ? Allez ça marche je te ramène ça ! »

Pouf pouf pouf, courage, fuyons. Fuyons un peu trop vite d'ailleurs, que dans mon escalade vers la lâcheté, je manque de renverser le plateau d'une serveuse que j'avais pas vu passer. Je m'esquive à temps et l'aide à reprendre son équilibre, encore un peu et tout chavirait.
Elle est toute discrète, toute mignonne, et j'ai failli lui marcher dessus, roooh.

« Hop là, désolé mon p'tit colibri ! Rien d'cassé ? »

Sourire de charmeur poli. C'est mon numéro 5 dans ma collection d'expressions de minet. Mais je la vois qui me fixe en retour, ce qui me fait passer sur mon numéro 8, à savoir les traits du mec gêné mais quand même flatté qu'une jolie personne le mate aussi fort.

« … Hm ? J'ai un truc sur le visage ? »

C'est marrant parce que, moi-même, j'ai l'impression de l'avoir déjà vue quelque part...

Le petit colibri fronce du bec en me regardant. Quoi, j’ai l’air si désespéré que ça ? Bon, peut-être un chouilla. Faut dire que converser pendant des heures avec une plante verte, ça a de quoi faire végéter le cerveau. Je dois le porter sur mon magnifique visage, je vois que ça. Sinon, elle ne tirerait pas cette tronche en me regardant, n’est-ce pas ?

« Si je puis me permettre, évitez l'ornithologie, si vous espérez conclure avec elle. C'est d'un ringard... sérieusement. »

Mon sourire de loveur se transforme en rire franc. Elle pas la langue dans sa poche cette gamine, ça me plaît bien !

« Je crois que je vais user des noms d’oiseaux alors… si ça peut la faire fuir, je suis preneur. » Clin d’oeil complice, j’espère qu’elle aura compris que c’était avant tout moi qui avait besoin de m’envoler, finalement.
« Désolée pour la frayeur, bon service miss. » Je la laisse bosser, avant de m’approcher du comptoir pour passer le temps, réfléchir à un plan. Il va falloir que je me sorte de là sans passer pour un goujat. C’est là que se joue la subtilité du truc.
Je commande un whisky glace au barman, le temps d’analyser la situation. D’un regard par-dessus mon épaule, je jette un coup d’oeil à Françoise-Jeannine qui fait des nœuds avec sa serviette de table. Hum. Elle s’ennuie déjà, mais sourit de tout son charme à un autre type, assis de l’autre côté du bar. Il lui fait des œillades au dessus de sa mousseuse, et elle roucoule au-dessus de son décolleté pigeonnant. J’observe l’échange en silence, arquant un sourcil.
Ooh, est-ce qu’elle serait là, ma porte de sortie ? Dans le doute, autant essayer de se faufiler hors d’ici sans qu’elle ne me voit. Elle serait capable de me piquer un scandale pour tenter de me sauver. Le hic, c’est qu’il va falloir la jouer fine.
C’est pour ça que naturellement, je tourne à nouveau les yeux vers le petit colibri, qui s’est faufilée vers son nid. Elle est occupée à faire je-ne-sais-quoi vers une tireuse à bière, quand je l’interpelle à nouveau :

« Dis-moi, madame tendance, tu vas peut-être pouvoir m’aider finalement... » Oui parce que sa tête me dit vraiment quelque chose, c’est pas possible. Et vu que visiblement je sors des trucs ringards, autant la frotter dans le sens du poil. « Est-ce que y’a pas une sortie dérobée ici ? Genre porte de service que je pourrais emprunter pour sortir d’ici ? »

Puis je rajoute, sur le ton de la confidence :

« Tu comprends, je ne voudrais pas casser un couple qui se forme là-bas, hm ? »

La parade nuptiale entre la dinde de tinder et le coq de brasse-cour devient évidente, quand elle me jette pourtant encore des yeux impatients. C’est un vrai guêpier, cette situation, et je peux que m’en remettre aux professionnels des lieux pour m’en tirer. D’autant que machinette revient à l’assaut, de sa voix perçante de crécelle :

« Aaaaaash, tu fais quooooooiiii ? »

J’implore la serveuse du regard. Pitié pitié, dis-moi que tu as une solution ??

« Allez s’te plait. Si tu m’aides, je te laisse un énorme pourboire et cinq étoiles sur les réseaux, tout le monde va affluer, j’te le promets ! »