Slavă Tatălui şi Fiului şi Sfântului Duh.
Precum era la început şi acum şi pururea şi în vecii vecilor.
Amin.

Un missel ouvert sous ses doigts peins, un rosaire égrainé par d'autres, Paula Vulpe récite. Droite, impériale contre le bois des bancs de l'église de Tir Nà Nog, ses lèvres prêchent sans son les prières de son époque. Une façon pour elle de se recentrer, loin du tumulte de ceux qu'elle considère comme les siens, au cœur de cette ville qu'elle honnit de plus en plus.

Ce lieu maudit qui lui a pris son fils, son unique enfant.

Sa bile acerbe s'est concentrée en une boule de colère étouffée, le jour où le cadavre a été retrouvé, morcelé au sein de ceux d'une dizaine d'autres renards.
Le jour fatidique où les doutes ont assombri sa vision.
S'ils n'avaient pas tous suivis les préceptes des Corb, peut-être que ce malheur n'aurait pas eu lieu. Peut-être que l'enfant de Magdalena aussi, serait encore en vie.

C'est un fait.
Cet endroit décime les leurs uns à uns.
Voire pire... il les retourne contre elle.

Un soupire en fin de mantra religieux.
Ces derniers temps, Grigore et Rosa lui manquent encore plus.
Face à leur progéniture aliénée, l'une par l'amnésie, l'autre par la bêtise, la Matriarche se sent épuisée. Épuisée de se battre, là où la force de sa jeunesse a depuis longtemps laissé sa place à une expérience lasse.

Et à la rage. Puissante. Réprimée.
Le sentiment perpétuel que son clan finira par se dégrader, petit à petit, si elle ne fait rien pour l'en empêcher.

Que restera-t-il de la gloire passée, quand elle s'en ira ?
Que restera-t-il à protéger, quand tout se terminera ?

Les Sang-Coureurs n'existent plus.
Les valeurs se perdent et se détériorent.
Là où Paula était certaine d'avoir encore un peu d'espoir, il vole en éclats à chaque dispute, dans les paroles de son petit-fils.

« Bunica, rend-toi à l'évidence... Aria ne reviendra pas. Pas comme ça, en tout cas. Ce que tu as fais... c'est bien trop violent, tu t'en rends compte ? Ça ne te ressemble pas.
- … Toi, tu me dis ça ? Toi qui pleurait chaque jour la disparition de ta sœur au point de t'arracher la tête dans les moindres recoins de stupre, tu oses me faire des reproches sur ma méthode ? Arrête tes jérémiades et réfléchis, Nardus. Nous avons besoin d'Aria. Le clan ne tiendra pas son chef.
- … Son chef est mort, Bunica. Et nous sommes encore là, grâce à toi. Mais il faudra te faire une raison. Si elle ne retrouve jamais ses souvenirs, et même si la mémoire d'Aria lui revient... c'est à elle de décider de ce qu'elle veut faire. Pas à toi. »

Tch.

« Peut-être qu'il serait temps d'avancer. Que les Vulpe... prennent un nouveau tournant. »

Imbécile de garçon.
Il n'est personne pour en décider.
Il ne l'a jamais été.

Le grincement de la lourde porte derrière elle interrompt le fil de ses souvenirs récents. Elle jette une œillade dérobée à celui qu'elle attendait.
Une réunion en Concile réduit s'est imposée, face aux récents événements. Quelque chose de moins formel, et de beaucoup plus personnel.

« Tu es en retard, micul Kaelig. » Un sourire en coin, un brin amer, vient creuser quelques rides supplémentaires. « Je t'ai connu plus intransigeant sur les horaires de nos entrevues. Trop occupé à chercher des maisons pour y loger des malheureux, peut-être ? »

Son livre délaissé, la renarde sort de son complet sombre une flasque de țuică. Son métal usé capte le soleil filtrant par les vitraux. Deux petits verres viennent compléter le tableau, aux allures sommes toutes accueillantes.
Pour le moment.

« Viens t’asseoir. » L'ordre est intimé. Il y a toute la place du monde sur ce banc pour deux vieux vétérans. « Nous devons parler. »

De ton audace, principalement.

We fight every night for something
When the sun sets we're both the same
Half in the shadows
Half burned in flames
We can't look back for nothin'

J'ai pas le temps pour ces conneries. Vraiment. On m'a pris mes deux enfants. Une bande de salopards kidnappe des sorciers non déclarés dans toute la ville. J'ai discrètement placé Alexia chez Jolhane en ayant toute confiance en elle et Magni pour la garder planquée. Ma maison est devenue trop exposée. Elle y accueille des Dormeurs qui s'échinent à ratisser la ville et ses alentours, dont une Riley éplorée par la disparition de son bien-aimé qui se roule en boule sur mon canapé en pleurant dans les bras d'Elie. Toutes mes nuits sans sommeil sont occupées à organiser des patrouilles et des battues. J'ai autre chose à foutre que les jérémiades d'une vieille dame qui  me chantonne sa sempiternelle sérénade du "c'était mieux avant".

Je suis là parce que mon frère a insisté.
Je suis là par respect pour la longue amitié qui unit les Taur et les Vulpe.
Je suis là parce qu'il est hors de question que Paula continue son petit jeu malsain avec Jolhane.

Je temporise comme je peux depuis le retour de la fille prodigue, simplement la vieille renarde n'accepte pas qu'Aria ne soit plus. L'incident du garou infecté n'a fait qu'envenimer les choses. Il est temps de cesser les enfantillages et de laisser la tête de Magni sur ses épaules au lieu de la réclamer à tords et à cris. Même le choix de cette église pour converser est teinté d'un dramatisme qui me hérisse le poil. Elle est là, pieusement recueillie devant l'effigie d'un dieu qu'elle méprise. Une blague que je ne goute que très peu.

-Tu es en retard, micul Kaelig. Je t'ai connu plus intransigeant sur les horaires de nos entrevues. Trop occupé à chercher des maisons pour y loger des malheureux, peut-être ?
- Bătrâna Paula, que je répond froidement sur le même ton. Trop occupé à chercher les enfants que l'ont m'a arrachés. Toi, plus que quiconque, devrait savoir ce que ça fait.
- Viens t’asseoir. Nous devons parler.

Je prends place à ses côtés. Le bois du banc craque sous mon poids.

- Sois brève, je n'ai que très peu de temps à t'accorder.

Elle n’est pas ici pour débattre.
Pas plus que pour se rendre.
Elle est ici pour s’exprimer, et faire valoir sa place de matriarche, face aux décisions inconséquentes du jeune taureau.
Décisions qu’il a prises bien avant celle concernant sa petite fille.

La figure s’avance dans l’allée de marbre, sous le regard mortuaire d’un christ en croix. Paula lève son propre regard vers lui, le morne au creux de l’iris délavée.
Elle est éplorée, épuisée.
Mais loin de se sentir vaincue.

« Trop occupé à chercher les enfants que l'ont m'a arrachés. Toi, plus que quiconque, devrait savoir ce que ça fait. »

Sa bouche se tord en une expression indéfinissable, de celle de la douleur portée directement au coeur. Bien sûr qu’elle le sait. Bien sûr qu’elle comprend la souffrance qu’il doit éprouver. C’est ainsi qu’elle le devine et qu’elle ne comprend pas de quel droit il a osé la priver de sa dernière reine, de son sang sacrifié dans la peur et le brouillard.
Sa chère petite, prisonnière de sa propre mémoire...

« C’est bien parce que je le sais que j’ai besoin de réponses, mon garçon. Malgré ce que tu peux penser et ce qui nous sépare, je ne suis pas insensible à ta peine, au contraire. »

Elle s’écarte sur le banc de bois, prend entre ses doigts le shot de liquide ambré. L’alcool de leur pays natale, qu’elle déguste à chaque occasion se présentant, plus besoin de prétexte fallacieux. Il tourne, d’une main à l’autre, comme les perles du rosaire.

«  Sois brève, je n'ai que très peu de temps à t'accorder.
- Je le serais. Assis-toi. »

Impériale dans l’ordre, la renarde avance vers le taureau le shot cristallin. Une paix ferme, imposée.

« Bois donc. Refuserais-tu le verre d’une vieille amie ? »

Elle même goûte à l’ivresse, flanquant le plus jeune d’un « sănătate ! » de circonstance, le feu venant brûler sa gorge plissée. Un temps, avant d’asséner :

« Je ne veux savoir qu’une seule chose, Kaelig. Où se trouve Aria ? »

Sous-entendu, pourquoi toi, as-tu osé la cacher ? De quel droit t’imposes-tu dans les affaires d’un autre clan que le tiens ?
Et surtout, depuis quand te crois-tu si formidablement puissant, au point d’en dissoudre la cohésion battante de notre héritage ?

Son regard se charge. Si les élans de Kaelig n’étaient pas devenus aussi personnels, s’ils n’avaient pas impacté sa famille, elle aurait conservé sa position de neutralité. Mais il ne s’agit plus seulement de ça : elle est une mère, une grand-mère, que l’on prive de sa progéniture.
Et la colère est plus mordante qu’elle ne l’a jamais été.

« Je souhaite seulement la revoir vivante, après tout ce temps passé à la pleurer… Où je l’ai crue perdue à jamais. Je suis certaine que tu peux le comprendre. Alors dis-le moi. »