La pièce est sombre, bétonnée et sans la moindre ouverture. Ses dimensions étroites sont calculées pour accentuer le sentiment de claustrophobie. Le plafonnier éclaire deux chaises qui se font face et livre un duel silencieux. L'une est vide, l'autre occupée.
Un homme jeune, fatigué et habillé dans une sorte de pyjama de toile est attaché aux armatures de son sièges par les poignets et les chevilles. Ses entraves lui brûle la peau et tout mouvement produit une friction qui fait grésiller sa peau au point de produire un fumet désagréable de viande rôtie et de poil grillé. Cela fait des heures qu'il est là, sans boire, ni manger, sans le moindre indice d'où il peut-être séquestré.

La porte s'ouvre soudain sur une silhouette élancée. Un homme dans un costume trois-pièces gris d'une rare élégance fait irruption dans sa cellule. Son visage est d'une beauté à contre-courant, toute en verticalités et en angles. Son nez vertigineux accentue l'intelligence d'un regard profond qui fixe le détenu sans ciller. Son eau de Cologne raffinée se dispute l'hégémonie olfactive avec un steak saignant juteux et appétissant sur un lit de pomme de terre nappée d'une sauce brune à l'échalote, trônant sur un plateau avec un verre d'eau fraiche et une bouteille pleine. Nul autre que le grincement de ses souliers vernis et le froissement des tissus n'accompagnent les mouvements de l'inconnu lorsqu'il s'assoit. Sa poitrine n'est soulevée d'aucun souffle, d'aucun battement de coeur. Il est pâle comme la Mort incarnée.

Diligemment, il pause le plateau au sol, entre lui et le prisonnier : inatteignable mais visible, les effluves baignant les narines du séquestré.

- Bonjour, fait l'homme d'une voix feutrée et tranquille. Permettez-moi de me présenter : je suis Mr. Poirot. Je dois effectuer votre évaluation psychologique. Pardonnez ces manières quelques peu abruptes, mais tant que je n'aurais pas pu statuer de votre dangerosité, ces mesures seront nécessaires. Montrez-vous coopératif, et  je ferais preuve de souplesse.

Un silence. Il croise les jambes gracieusement.

- Commençons par le commencement, voulez-vous ? Comment vous appelez-vous ?

- Aïdan… Aïdan ó Conaill…Qu’est-ce qui m’arrive ?
- C'est la deuxième question que je souhaitais vous poser, répond calmement Hyppolite. Je serais vous, je ne m'agiterais pas. Vos chaines sont en argent massif. Vous comprenez ce que cela veut dire n'est-ce pas ?

Le vampire observe le lycanthrope avec acuité. Son immobilité et son absence, tant de pouls que de souffle, lui donne des airs de statue de marbre.

- Où-suis-je ?
- Vous le saurez bien assez tôt. Racontez-moi plus tôt ce dont vous vous souvenez.

Poirot retire sa veste de costume et la pose en équilibre sur le dossier de sa chaise de manière à ce que chaque épaulette soit à équidistance du centre l'une de l'autre. Il lisse les plis éventuels avant de se retourner.

- Vous avez bien une histoire Aïdan. Faites-m 'en part. Quel âge avez vous ? D'où venez vous ?Que faisiez-vous dans la vie, ce genre de banalités.

L'interrogateur déboutonne ses manchettes pour les retrousser, là encore de façon à ce que chacune soit parallèles et en parfaite symétrie. Avec une nonchalance quasi hypnotique, il se baisse pour ramasser le plateau et le pose sur ses cuisses. Là, il découpe la viande fondante et rosée à cœur.

- Je vous écoute.

-Non… Enfin, j'ai oui, mais je ne veux pas comprendre… J’ai peur.

S'il feint la détresse, c'est un habile comédien. Néanmoins, il en faut davantage à Poirot pour être convaincu, et pour cela, rien de mieux qu'un tantinet de torture psychologique.

- J’ai vingt ans, originaire de la ville, je suis né ici et j’ai grandi dans ses rues. Je suis étudiant en théâtre… Comédien tout compte fait. Peut-être faudra-t-il se méfier. Vous voulez savoir quoi de plus ? Comment j’ai survécu ces trois derniers mois ? Comment puis-je être encore vivant alors que j’ai cette affreuse morsure sur le bras ?
- Vous n'en avez pas une toute petite idée ? Parmi ces choses que vous ne voulez pas comprendre et qui vous font peur, par exemple... suggère Hyppolite en continuant de couper la viande en morceaux parfaitement égaux : de petits parallélépipèdes rectangles de la même épaisseur au millimètre exact.
-Y a, je pense de ça trois mois, je profitais d’une journée de douceur avec mes amis dans le centre commercial quand on a été attaqué et qu’un monstre velu sur deux pattes a pris mon bras pour une putain de côte de porc et y a laissé une marque de croc ignoble !
- De quel centre commerciale s'agissait-il ? Dans quel quartier ?
-...Je suis tombé dans les pommes et oui…Forcément la peur et la douleur m’ont terrassé…
- Ceux qui vous ont mordu ne vous ont pas ramassé pour vous emmener avec eux ? Avez-vous une idée de qui ils pouvaient être ?
- Je me suis réveillé, j’étais seul et depuis je vis de maison en maison mangeant des choses qui commençaient déjà à moisir…
- Et vous n'avez croisé personne dans le Brouillard ? Pendant vos escapades pour trouver de la nourriture ou un toit ?

Implacable, Poirot a fini son petit découpage en lamelles. Avec une lenteur pour le moins excessive, il plante sa fourchette dans la viande saignante qui rend une partie de son suc et la trempe dans la compotée d'échalottes, puis, la porte à sa bouche.

- Fondante, c'est un plaisir. Vous pourriez y gouter vous aussi si vous me racontiez toute la vérité.

Le vampire, imperturbable, observe le lycanthrope se transformer et subir les brulures insupportables de ses chaines en argent. Il s'épuise et ne peut plus tenir longtemps sur ses pattes. Cet acte stupide et franchement inconsidéré lui fait plisser les yeux. S'il avait encore un souffle il en soupirait. Ceci étant, sa stratégie a abouti.
Hyppolite Poiroit n'a pas la réponse à toutes ses questions mais il est certain d'une chose : Ce loup est jeune. Il ne contrôle ni sa transformation, ni la préservation de sa conscience humaine. Comment a-t-il réussi à échapper aux Hurlants tout ce temps ? Mystère. Il faudra le faire étroitement surveiller.

Le vampire se lève, pose le plateau entamé au sol et le pousse du pieds vers le garou affamé.

- Mangez, Aidan. Cela vous sera nécessaire pour endurer la cicatrisation.

D'un geste altier, il reboutonne ses manches et remet sa veste. Puis, il se dirige d'un pas décontracté vers la porte. Sur le seuil, il intime à l'un des gardes de défaire les entraves du prisonnier.

- Il n'est pas dangereux, sauf pour lui-même. Et faite savoir à Murtagh que je dois m'entretenir avec lui. Il va avoir un nouveau pensionnaire à gérer.

Il lui faudra aussi tenir compte au chef de la sécurité des faits et geste du jeune mordu...