Le monde a perdue toutes couleurs.  Il se délave, en camaïeu de gris, en trainées sales, délibérées. Les saveurs ont disparu. Tout est poudreux sur la langue. Des cendres, rien que des cendres. Les sons sont étrangement lointains, ouatés. On les étouffe comme elle peine à respirer.

Ygerne est une survivante.

Les blessures physiques se sont évaporées, guérie, ne laissant pas la moindre trace.
Les plaies de l'âme, elles, demeurent saignantes.

Elle revoit la scène, en boucles.
Simone, qui tombe la première ; Eustache qu'on embouteille ; Keshav dont on arrache le coeur ; Ardghal, jugulaire arrachée ; Le jeune Key, réduit en pièce... Et Deborah, sa Deborah, décapitée par le grand loup noir.
Son monstre.
Sa bête.
Le cri étranglé qu'elle a poussé. Ses efforts démentiels pour se trainer jusqu'au corps amputé de sa fille, dans un sillon de terre et de sang, malgré la souffrance de son dos lardé de coups de griffes. Ses pleurs, sa rage, se débattant mollement dans les bras d'Hyppolite, l'éloignant du massacre.

Une part d'elle est morte avec David, un autre est restée sur ce champ de bataille.
Et maintenant ?
Maintenant, il faut vivre, trouver une raison d'ouvrir les yeux chaque matin....

On glisse une tasse de thé chaud entre ses mains
"Maman, tu rêvasse ?" Deborah lui sourit et glousse, petit rayon de soleil incarné. "Gilmore Girls va commencer, tu me fais une place ?" Le mirage de la jeune femme venant se blottir pour partager le même plaid qu'elle, lui fait contempler le vide. Ygerne pivote lentement la tête vers son interlocuteur, comme s'il le voyait pour la première fois.

Ygerne regarde Amon, hébété.

- Vous disiez ?

La mère pleure sans larmes.
Toutes évaporées, muées dans son âme, dans sa peine enroulée au creux de son coeur brisé. C’est elle qui vrombit, émet les battements sourds d’un semblant de vie dans sa poitrine. Rien d’autre chez elle ne subsiste depuis le drame qui a emporté sa fille.
Ygerne est une ombre pâle, asséchée, qu’on a chargé Amon de conduire vers une nouvelle source où s’abreuver d’un flot réparateur. Non pas en qualité de supérieur de Malsheem, mais d’oreille attentive face au traumatisme. Car la perte n’est rien face à ce qu’il reste, derrière le choc et la terreur d’avoir vu son enfant mourir devant ses yeux.

L’effluve vaporeuse au sein du cabinet, mélange d’épices, de chaleur et de condensation magique, serpente d’un siège à l’autre tandis que sa patiente se perd lentement dans ses propres souvenirs. Amon observe les images passant sur ce visage élimé par les nuits sans sommeil, à revivre seule les évènements. S’il n’était pas présent le jour du drame, les récits ont suffit à lui en donner toutes les nuances les plus sauvages, et à soulever son propre coeur à l’idée de toutes ces âmes sacrifiées.

Mais celle d’Ygerne est, aujourd’hui, sa priorité.

De deux mains posées contre les siennes, bardées de tatouages bleu cyans, Amon inspire en silence les émotions percutantes qui prennent forme. Des énergies concrètes qu’il ressent, et qu’il incite à exprimer pour le bien de la thérapie.
Ne rien refouler... pour pouvoir l'accepter.

Une ambiance particulièrement, saupoudrée de bienveillance de la part du djinn.
Un instant propice au mirage et aux illusions perdues, dont le chemin se trace jusqu’aux sillons secs des joues creuses.

Ygerne revient, petit à petit, au lien entre le rêve et cette réalité. La tasse de thé parfumé fume entre ses doigts. Le djinn lui a donné la boisson, son esprit a fait le reste.

« De prendre garde à ne pas vous brûler. »

Ton calme et doux, alors que le contact se rompt lentement et qu’Amon s’enfonce dans son propre fauteuil. Il note mentalement tout ce qu’il a pu deviner de ce chemin traversé, et s’il sera bon de le poursuivre ou non. C’est au bon vouloir d’Ygerne, et de son avancée dans la guérison.
Il laisse la sorcière retrouver pleinement ses marques, avant de poursuivre.

« Voulez-vous me dire où vous vous trouviez, à l’instant ? »