Cette nuit, intenable insomnie
La folie me guette
Je suis ce que je fuis
Je subis cette cacophonie
Qui me scie la tête
Assommante harmonie
Elle me dit, tu paieras tes délits
Quoi qu'il advienne
On traîne ses chaînes
Ses peines

Des mois qui paraissent des années.
Des éternités qui filent par poignées.
Ygerne regarde sa vie s'égrainer entre ses doigts sans plus de prises dessus. Deborah est la seule lumière de son existence, un phare dans l'obscurité, comme ce plafonnier qu'elle fixe depuis plusieurs minutes à moins que ce ne soit des heures.

Le temps est devenu élastique, inquantifiable.
Sa solitude couvre tout d'une extrême langueur.

C'est sans doute ce qui l'a poussé à la faute.

Ygerne se couvre le visage de ses bras pour mieux sentir l'odeur du pull de David. Son parfum a presque disparu du lainage, supplanté par le sien. Cela avive son chagrin plus que tout. Elle a l'impression de lutter contre des moulin à vents qui balaient le souvenir de son mari peu à peu. Sa bataille est vaine, vouée à l'échec, c'est pourtant la seule chose qui la tient encore debout.
Certes, elle n'est pas seule mais elle se sent comme telle;
Certes sa fille et ses amis l'entourent mais l'isolement la grignote à l'intérieur;
Certes, Hyppolite est là, mais il ne sera jamais David.

Et ce qu'elle a fait est d'autant plus cruel.

La sorcière se lève soudain, mue par une impulsion. Elle prend une douche -ce qu'elle avait négligé depuis deux ou trois jours- enfile une robe - rien d'ostentatoire, une robe longue à boutonnière au décolleté sage - et ajoute sa seule touche d'apprêt : quelques goutte de parfum aux notes de chèvrefeuille. Elle ne se maquille jamais, pas plus qu'elle n'use de bijoux et ne commencera pas aujourd'hui. Malgré la fatigue de ses traits, les rides aux coins de ses yeux clairs, Ygerne demeure belle, comme ces fleurs qui sèchent à jamais, coincées entre les pages d'un livre.
Engoncée dans un manteau d'une simplicité extrême, le talon de ses bottine claquent sur l'asphalte. Elle ne prendra pas la voiture, elle a besoin de marcher, de sentir la morsure de l'hiver nocturne sur son visage. Elle s'aventure en ville, dans un quartier qu'elle ne fréquente en général que pour son travail de nettoyeuse. Une fois sa destination en vue, elle se demande si l'idée est vraiment judicieuse. Peu importe, elle est là à présent.

Elle foule le seuil du "Bouc & Mystères" et demande à voir le Maitre des lieux. Une très belle femme brune et corsetée l'accueille d'une voix suave qui a de quoi désarçonner. Mais Ygerne lui renvoie un sourire paisible, étiolé par la fatigue mentale.  On prend son manteau et on la fait pénétrer un lieu feutré qui a tous les atout d'un boudoir chaleureux et intime et d'un vieux cabaret à la fois. Elle fait tâche avec sa tenue de madame tout le monde et son visage au naturel. Seule sa chevelure flamboyante semble convenir au lieu.

- Hey ! Ygerne !
- Baphomet !

L'étreinte entre les deux amis est aussi chaleureuse que douce. Elle fait un bien fou à la veuve épuisée.

- Je suis si heureuse de te voir...
- Qu'est-ce que tu fais là ? Tu as perdu un pari, toi aussi ?
- Non, fait-elle avec un petit rire dont elle n'a pas entendu les consonnances depuis longtemps.
- Baph... Y a un couple qui va prendre la chambre Ice Cube, interrompt l'hôtesse qui l'a introduite.
- Qu'est-ce que la chambre "Ice Cube" ? demande Ygerne avec curiosité.
- Alors, comment ça va ? T'es là pour le travail ou pour le plaisir ?

Elle évite de répondre à la première question pour se concentrer sur la seconde.

- Je réponds à ton invitation d'il y a quelques mois, si elle tient toujours. Son expression se fait plus poignante malgré elle. J'avais besoin de voir mon ami.

Puisqu'elle vient d'en perdre un autre.

- Ça tombe bien, je suis tout à toi !
- Me voilà particulièrement chanceuse, déclare Ygerne gracieusement.
- Allez, viens, je te fais visiter !
- Merci... C'est très bigarré ! Là un bal gothique, ici une ambiance cabaret, des chambres à thèmes futuristes... Je n'aurais pas imaginé tant de créativité. Je pensais que les "donjons" était essentiellement destinés à satisfaire des hommes seuls avec le savoir-faire de femmes qu'on nomme "Maitresse".
- Généralement, ce sont pour des couples mariés.
- Je n'aurais pas cru ! s'étonne-t-elle.
- L'avantage est qu'il n'y a pas besoin de faire des pièces démesurément grandes. Et il y a toujours une ou deux personnes faciles à trouver qui adorent la déco et qui adorent se lâcher pour aller jusqu'au bout du délire. Toutes les installations sont sécurisées, naturellement.
- C'est fascinant. Tu es une sorte de thérapeute de couple ou de facilitateur de vie, finalement ... glisse-t-elle avec son subtile sens de l'humour et un battement de cils malicieux.

Il est agréable de badiner à nouveau. Baphomet a ce pouvoir fabuleux sur elle : elle parvient à se détendre, à oublier le contexte de sa vie misérable et triste.

- Tu veux boire un truc ? C'est offert par la maison.
- Je ne bois que très rarement de l'alcool, mais je me demandais si par hasard tu aurais du Lambig ? C'est une eau-de-vie de cidre typique de ma Bretagne natale. Je n'en ai pas bu depuis une éternité... Mais c'est peut-être un peu trop spécifique ? ajoute la sorcière, un peu penaude. Je suis un peu fantasque, ce soir, pardonne-moi...

- Un véritable espace de liberté pour s'affranchir des codes moraux et sociaux et se reconnecter au véritable "soi". C'est un endroit qui te ressemble !.... Et j'imagine que ce cadre est propice aux confidences et fait donc les affaires de Madame, ajoute-t-elle avec amusement.

A sa grande surprise, Baphomet revient avec l'alcool spécifique exigé par la sorcière. Cette dernière pousse un petit gloussement joyeux qu'elle dissimule élégament derrière ses doigts et qui plisse les jolies rides au coin de ses yeux.

- Tu en as ?! C'est incroyable ! Tu réalises réellement tous les souhaits de ceux qui viennent ici alors !

Le bruit du bouchon qui se déloge du goulot est doux à son oreille, mais sans doute moins que l'effluve parfumée du cidre fermenté.

- Cela me ramène si loin en arrière ! Mon père en buvait un verre, parfois, les jours de grain, lorsqu'il ne trouvait pas l'inspiration pour peindre.
- Je vais te laisser te servir, je ne m'y connais pas en alcool. Et soit tu vas me trouver trop radin, soit tu vas croire que j'essaie de te faire boire...
- Allons-bon, qui pourrait croire une chose pareille ! déclare Ygerne, toujours subtilement piquante. Elle s'applique à faire le service puisque cela lui ai si gentiment suggéré.
- Te pardonner d'être fantasque ? Non, jamais, je t'en veux à mort ! Bref, trêve de conneries. Trinquons à notre amitié cheloue !
- Notre amitié n'a rien de louche, mon cher ! Elle est plus solide que du granit.

Les verres pleins des deux amis s'entrechoquent joyeusement et chacun boit une rasade de son breuvage.  Ygerne, peu habitué à consommer liqueur si forte, sent aussitôt les vapeur de lambig lui monter délicieusement à la tête. Cette sensation agréable de flotter est une bénédiction.

- Alors, tout va bien pour toi ?
- La politesse m'oblige à te répondre que je fais au mieux et que je me remets doucement mais tu sais très bien que c'est un mensonge et moi aussi.
- Est-ce que je peux t'aider en quoi que ce soit ?
- La vérité est que je ne supportais plus de me voir errer dans cette maison vide. Il fallait que je sorte de là...

Elle déglutit plus difficilement sa nouvelle gorgée d'alcool.

- Baphomet... fait-elle soudain avec toute la détresse du monde dans le timbre. Je suis une femme abominable... J'ai... J'ai fait une énorme bêtise...

Elle semble sur le point de pleurer mais ravale ses larmes et finit son verre cul sec à la place, pour mieux se resservir.