La toute première chose qui est perçue est une respiration, grande, et large. Elle est blanche, mouchetée d'argent. Les paupières clauses, c'est pourtant bel et bien un feu qui s'anime derrière les yeux fermés. Les yeux se ferment plus. La respiration a fait bouger le monde, tout le monde, celui qui prend naissance au bout des pattes et qui fini collé dans le dos. Le monde tangue à la faveur des grandes respirations. Est-ce amusant ou effrayant ? Il n'y a pas encore de tels mots, ça fait juste des sensations presque trop hautes pour être supportées.

Une respiration plus grande que les autres fait s'ouvrir le monde. Pas beaucoup. Une brèche. Cela fait passer quelque chose dans l'univers : la lumière. Les yeux s'ouvrent douloureusement. Une griffe, encore à l'intérieur, est éclairée. De l'argent vaporeux. Il est décidé que c'est joli. Alors les pattes sont poussées en avant. La blessure du monde s'agrandit. Puis, il est compris qu'il faut pousser plus fort, prendre de l'élan dans les coups. Une pression, et une patte se retrouve dehors. Quelque chose se passe, quelque chose qui donne encore plus de sensation. Le froid. La patte est rapidement rentrée à l'intérieur. Elle est froide, mouillée. Une langue sur la peau nue, et il est décrété qu'elle est... mouillée... et salée...

C'est trop, trop pour un temps d'éveil. Le corps se rabat sur lui-même, le bec entre les pattes. Il est temps de dormir et de réfléchir. Au milieu du corps, une étincelle s'anime, jaune et furieuse. Elle aussi fait de la lumière, mais elle n'est pas argentée, elle est dorée. Il est décidé que c'est joli aussi. Le mélange des deux est magnifique. Peut-être que nous verrons plus de couleurs au prochain essai ? Ce serait merveilleux. Les couleurs, c'est important, après tout.

Il y a une vibration, c'est une voix. Elle est douce, comme... comme de la peau nue. Elle apporte de la chaleur dans le cœur, et du froid dans la chair. L'œil s'ouvre, quoi que ce soit, cela ne me laissera pas me rendormir engourdi. Alors les pattes poussent un peu plus fort, il y a des craquelures croustillantes qui fendillent un peu partout autour. Cela n'est pas suffisant, il faut aussi que mon bec aille aider cette ouverture. À travers le peu de lumière que j'arrive à voir, la tête se faufile là où c'est le plus éclairé. Les yeux voient les mains, elles accueillent.

Toi, tu seras ma maman ! Non, impossible de dire cela. La tête se penche pour mieux appréhender le visage. Il n'est pas celui d'un oiseau, mais cela importe peu. Les mains sont chaudes, alors il faut s'extraire de la cavité froide pour venir se blottir entre les mains. Une inspiration est prise et... Le froid s'insinue, jusque dans les plus petites parcelles du corps. Il faudrait s'accrocher, mais il n'y a pas de doigts.

La chaleur vient de l'intérieur, d'un coup, rouge et dorée, inextricable. La flamme est douce et recouvre la peau d'une manière impossible à repousser. C'est agréable. La peau se recouvre d'un duvet doux, puis de plumes plus fines. Ce processus a déjà été fait auparavant, c'est une certitude. La coquille n'est plus consumée du même coup. Où est la dame ? Celle qui m'a fait naître, ou plutôt renaître ? Une patte est posée sur le sol. Prêt à vivre cette vie toute neuve, une seconde patte est posée sur le sol. C'est agréable, mouillé, et fait un bruit crissant.

Pour ce qui est de la femme, elle est toujours là, elle est mauve de perplexité. Les émotions ont des couleurs ? Les émotions ont des couleurs ! Les bras sont des ailes qui sont secouées pour se débarrasser de l'engourdissement. Voilà, je suis prêt ! Je peux te suivre à présent. Où allons-nous ? C'est un coassement étrange qui sort du bec, un genre de gargarisme roucoulant qui signifie "je ne te quitterai plus, à présent." Les yeux papillonnent. Il y a plein de couleurs qui nous entoure, allons les découvrir !

La créature me regarde. Elle est avec des pattes étranges, elle est toute droite, elle a des longs poils sur la tête... Et je cligne des yeux. Toutes ces couleurs font mal à regarder trop longtemps. Mon corps commence à me dire qu'il en a déjà marre, et qu'il voudrait qu'on ne bouge plus et qu'on ferme les yeux. Mais moi, je veux découvrir, je veux savoir, je veux tout connaître ce qu'il y a à connaitre.

La créature s'éloigne et je me sens poussé vers elle... Une poussée instinctive qui devient irrésistible au moment où elle se met à mon niveau et qu'elle lance ses pattes vers moi. Alors, je lance une patte, comme elle l'a fait, l'équilibre se fait. Une autre patte. Tout va bien. Je reprends la première pour me permettre d'avancer. Et avant même que je n'ai eu le temps de paniquer de son abandon, je me retrouve près d'elle. Avec une certaine délectation physique, je me coule entre les pattes de la créature que je décide gentille. Je ferme les yeux et émets un roucoulement à nouveau. Après un instant où mon corps me dit qu'on peut y aller, j'ouvre les yeux pour la détailler un peu mieux. Déjà, elle apparaît moins floue, sauf les poils sur la tête qui le restent un peu.

Tu penses que quand je grandirai, je serai une "comme-toi" ?

Est-ce que tu es ma maman ?

Qu'est-ce qu'on va faire aujourd'hui ?

Comment exprimer toutes ces questions que je ne comprends pas ? J'ouvre le bec, mais sans être capable de communiquer à part avec des chants ou des roucoulements.

T'es ma maman, et pourtant, nous ne nous ressemblons pas. Je sais bien qu'il y a un truc qui n'est pas normal, mais ce qui est encore moins normal, c'est que ça ne me dérange absolument pas.

D'aise, je commence à chauffer un peu, juste pour être bien. Dans le sable, mes griffes s'enfoncent un peu. Oui, je suis bien, ici et tout de suite.

Ça y est, je l'ai rejointe ! Je suis content ! D'une joie vert clair. Je lui exprime mon contentement et elle y répond avec une certaine approbation en me parlant dans sa langue que je ne comprends toujours pas. Je reste donc collé à ses pattes arrière en fermant les yeux de fatigue. J'ai fait plusieurs pas, je me sens exténué. Elle continue dans sa langue chantante et semble me demander quelque chose. Oui, je suis d'accord, quelle que soit la chose que tu demandes. Il faut juste que je la comprenne. Il faudra peut-être attendre que je grandisse un peu avant de pouvoir te rendre des services. Mais cela ne durera pas. Confusément, je le sais, je grandirai vite.

Ma tête se tourne de côté pour regarder la créature. Ses ailes dépourvues de plumes s'enroulent autour de moi et finissent par me soulever du sol. C'est un geste délicat, mais je pousse tout de même un petit cri de surprise et d'excitation en voyant le sol s'éloigner sous moi. La créature marche à longues foulées et je vois le paysage défiler. Il y a trop d'informations, trop de choses.

Il y a des endroits nouveaux ici, avec plein de couleurs différentes. Il doit y avoir un peu de monde alors, j'ouvre de grands yeux, mais je me fatigue assez vite. Finalement, la créature me ramène à l'intérieur de l'un de ces endroits. Est-ce son nid ? Elle me pose à terre et je suis surpris de constater qu'il n'y a pas de petits "comme elle". Je me redresse sur mes pattes et fais le tour de ce nid tout dur, et tout lisse. Je pousse des petits cris dès que j'ai trouvé quelque chose de nouveau. Une chaussure, un appareil étrange, un chiffon...

La créature ne m'a pas attendue et fouille chez elle et me parle encore. Encore, je ne comprends toujours pas, mais m'approche. Si elle veut que je l'aide à fouiller, je peux le faire. Finalement, je trouve ce qui ressemble à des fruits et mon jabot se met à me faire mal. Alors, j'indique à la créature ce que j'ai trouvé en piaillant et en sautillant partout.

Va-t-elle le mettre dans sa bouche pour le mettre dans mon bec ? Aucune idée, toujours est-il que je m'accroupis près du fruit, et que je relève la tête, bec grand ouvert. Après m'être nourri, je le sais, je vais à nouveau me recouvrir de flammes pour grandir encore.

Sans le vouloir, je sens tout mon corps commencer à s'engourdir au moment où de la nourriture m'est proposée. La créature me le donne et je reste un instant, hésitant, avant de saisir le morceau de fruit préparé. J'avale, ou du moins j'essaie d'avaler… mais ça ne passe pas. J'ouvre à nouveau mon bec vers le sol pour y recracher la nourriture. Je la pousse du bout du bec avant de cracher une gerbe de flammes dessus. Une odeur caramélisée remplis la pièce et je peux enfin me restaurer. C'est parfait.

Je refais la même chose avec un autre morceau, puis encore, jusqu'à ce que tout le bol y passe. À nouveau, cette sensation étrange que mon corps se déploie. Mes plumes poussent un peu plus recouvrant entièrement mon corps. En ouvrant les yeux, je me rends compte que la créature à rapetissé, ainsi que sa maison. Je fais la même taille que ma nourricière quand elle est assise. Je déploie mes ailes, comme pour lui montrer fièrement ce que je suis devenu. Puis, je pose ma tête contre son visage pour la remercier. Je me mets à roucouler tout doucement en cherchant du réconfort. Ce monde me fait peur.

La créature ne me fait pas peur. Je pousse sa main. Cet appendice est très pratique. Je me demande si elle peut m'apprendre à avoir des mains.

Mes yeux remontent sur elle. Je sais qu'elle n'est pas la forme qu'elle arbore en ce moment précis. Son aura verte sombre ne me trompe absolument pas.

Un nom ? Je suis Moi. J'ai toujours été Moi, depuis les trois heures de mon existence. Ma tête se penche sur le côté, qu'est-ce qu'un nom ? Ne pouvons-nous pas nous différencier toi et moi ? Puis je fais griller ma nourriture et éprouve un sentiment nouveau quand ma nouvelle maman semble impressionnée. C'est comme de la joie, mais liée à elle, comme de la fierté ? Oui, c'est cela. Confusément, je me rends compte que je ne suis pas né, là, tout de suite. J'étais et j'ai oublié. Parce que je connais beaucoup de mots, mais je ne connais pas le mot qui va me définir.

J'aime bien ses bras autour de moi, je me sens bien, protégé, avec la chaleur qu'il me faut. Par contre, je ne peux pas répondre à sa question. J'ai l'intention de grandir encore, oui, mais beaucoup, je ne sais pas. Peut-être que je ne devrais pas rester à l'intérieur de la maison ? Je peux encore en sortir, mais il faudra que je fasse mes prochains apprentissages à l'extérieur.

Des... Mains... Je sais les mains. J'ai eu des mains. Je le sais. Comment ? Je ne sais pas... D'un coup, je sens toute la frustration m'envahir, celle de ne pas savoir ce que je devrais savoir. Et puis je regarde à nouveau ses mains qui se déploient et se plient. Cela me calme un peu, même si j'ai toujours encore ce sentiment au fond de moi. Alors, je fais la même avec mes serres dont les griffes raclent le sol. Ce n'est pas pareil. Mes griffes sont armes qui détruisent, ses mains sont outils qui façonnent.

Je me détache d'elle et fais le tour, regardant ses cheveux, son tronc, ses bras, ses jambes, ses pieds, son visage. Je sais tout cela, je l'ai été aussi.

Je pousse un petit cri et à nouveau des flammes m'entourent, mais ce ne sont pas celles qui me permettent de grandir, là, ce sont des flammes bleues et froides. J'en ressors des serres humaines, avec des doigts de pieds longs. Et j'en sors aussi... Des mains, qui se plient et se déplient.

Tu vois, je suis comme toi maintenant ! Je sais faire cela !

Et puis... Ma tête me tourne atrocement et je prends place à côté de toi, ou plutôt, je me laisse tomber mollement, posant ma tête sur tes genoux.

Je me sens si fatigué, si fier, si frustré, si... tout... trop... d'émotion.