Time, now it's time
Lay a mercy on my enemy
I'll forgive them even across the sea
We are such a stuff, as dreams are made of
Set me free

Les flammes du bucher crépitent, allument de reflets ardents, les chevelures de la mère et de la fille éplorées. Silhouettes noires et voutées, les deux femmes se pressent l'une contre l'autre. Ygerne a perdu l'amour de sa vie, Deborah un père aimant. L'assemblée réunie sur la berge du Lac Askafroa a pour sa part perdu un membre important de sa confrérie : un collègue impliqué, un ami dévoué, un homme bien. Malsheem pleure l'un de ses chamans les plus aguerris. Odin lui même préside à l'oraison funèbre, rendant hommage à un représentant du Seid et un fier islandais. Madame, sublime dans sa toilette funèbre, se tient aux côtés d'Asmodée alors qu'il honore le mort de borborygmes graves dans la langue secrète des initiés.

Toute l'équipe des Nettoyeurs est là pour soutenir leur consœur et leur défunt ami : Eustache leur chef d'équipe efrit, Hyppolite le distingué vampire, Keshav, Ardghal, Key, et même Baphomet, leur habituel trublion. Tous se recueillent devant la barque qui emporte la dépouille de David Ólafursson McNamara. Une trainée de cendres se dilue telle une aquarelle dans le ciel pluvieux. Les eaux saumâtres du lac avale l'embarcation sur des promesses de Valhalla. Le timbre rauque de Monsieur est absorbé par un silence totale. Peu à peu, les convives de ces funérailles regagnent leurs voitures avec l'intention de se diriger vers la maison des McNamara pour une commémoration plus "irlandaise" que viking. Madame, Monsieur, Eustache et Hyppolite sont les derniers à partir en compagnie de Deborah.

Reste Baphomet et Ygerne.

Debout face au lac, la sorcière fixe le point précis où son mari a disparu sous l'onde. Son coeur est en miettes et elle n'a pas la force de se baisser pour ramasser les multiples tessons. Certains ont coulé avec David au fond du lac.

- Mademoiselle McNamara...

Ygerne se retourne et regarde le démon avec un sourire mélancolique, lointain.

- Baphomet, tu sais bien que je préfère qu'on m'appelle Ygerne, fait-elle d'une voix douce, presque éteinte.... Et je suis toujours mariée.

Veuve, à présent.
Son regard se porte à nouveau vers l'endroit où la barque a sombré.

- Je te prie d'accepter mes condoléances.
- Merci...
- Est-ce que tu es plutôt du genre à vouloir en parler, ou est-ce que tu veux que je t'aide à te changer les idées ? Au moins le temps du trajet.

Ygerne se met à rire doucement. Son rire est gris et triste comme le ciel.

-...Désolé. Prends ton temps.
- Oh Baph'....Elle enlace son bras et sa tête chute contre son épaule. Il me manque.... Un silence. Il t'aimait beaucoup, tu sais ? Il te trouvait drôle, fringuant et toujours prêt à rire. Tu te rappelles la fois où vous avez voulu vous déguiser pour les six ans de Deborah ? C'était ton idée... Je ne me rappelle pas avoir autant ri.

Elle aimerait rire à nouveau de cette manière.
Comment est-ce encore possible, sans David ?

- Tu es aussi vieux que notre dieu... Tu as du en perdre des amis, des amours.. Tu fais comment pour t'en remettre, à chaque fois ? Hein ?

- Je m'en souviens. Je ne pensais pas que mon idée aurait eu autant de succès.
- Le tutu de fée allait très bien à David et tu faisais une très chouette princesse.... Baphomet....  Tu es aussi vieux que notre dieu... Tu as du en perdre des amis, des amours.. Tu fais comment pour t'en remettre, à chaque fois ? Hein ?
- Qui te dis que j......Enfin, je ne m'y prends pas de la bonne manière...

Ygerne a un rire triste, la tempe sur son épaule.

- C'est toujours une "manière" que je n'ai pas.
- Tu l'as sans doute remarqué, depuis l'temps, que je ne suis pas spécialement accompagné.

Un silence.

- C'est vrai. Elle pose son menton sur le renfort matelassé de son épaulette. C'est ça alors le secret ? Ne pas s'attacher... Elle lui sourit mélancoliquement. Pourtant ton cœur est énorme... Inutile d'essayer de me mentir, je sais que c'est vrai.

Le démon regarde à droite et à gauche comme un conspirateur et sort deux énormes joints. Ygerne louche dessus.

- La mémoire absolue est délicate à gérer. Moi, j'ai ça pour faire passer. Tiens, prends-le, il est pour toi.
- Tu sais quoi... ? C'est le plus beau cadeau d'enterrement qu'on m'ait jamais fait. Elle rit, pleure et s'essuie un peu les yeux.

La sorcière prend le joint entre ses doigts.

- Dire que j'ai pas fumé ce genre de chose depuis la fac... Avoue, tu peux me le dire maintenant, David et toi vous en consommiez de temps en temps dans notre jardin, non ? Sur les transats, les nuits après les missions difficiles...

Elle met la cigarette-du-rire à la bouche et attend que Baphomet la lui allume. La première bouffée la fait tousser.

- Kof... kof...plus l'habitude....

- Moi, j'en consommais et je lui en donnais quand il voulait. Par contre, ta fille ne nous a jamais vu, je peux te l'assurer.
- J'éspère que ce sera toujours le cas à l'avenir.... même si .... même si je vais avoir besoin de toi pour lui changer les idées dans les jours qui viennent. Elle va avoir besoin de son "meilleur tonton" pour se remettre de l'absence  de son père. Timbre fêlé. Moi, je ne vais pas  pouvoir être très drôle ... J'en aurais pas l'énergie.
- La fac ? T'étais comment à l'époque ? Plutôt studieuse ou belle rebelle ?
- J'étais une petite souris très sage et très effacée. Sans David pour forcer ma nature, je pense que je serais restée seule toute ma scolarité...

Ygerne a un faible sourire en portant le joint à sa bouche. La première bouffée la fait tousser.

- Kof... kof...plus l'habitude....
- Ça va aller, respire. Tu vas voir, ça revient vite. Un peu trop vite.
- Comme le vélo, tu veux dire ?

Rire épuisé. La sorcière s'étonne de pouvoir étaler ses émotions avec autant de facilité face au démon. Il a toujours été plus l'ami de son mari que le sien. Tous, d'ailleurs, sauf Hyppolite, peut-être. Peut-être qu'il partage un de ces rares moments de communion, autour d'un être qui les a longtemps fédérés. David était solide comme un roc mais sauver aussi se couler comme un ciment immuable entre les êtres. Elle... Elle ne possède aucune de ces qualités.

- Tu sais ce que tu vas faire, maintenant ?

Elle hausse les épaules. Tout lui parait fade, peu digne d'intérêt, rien ne suscite d'émulsion en elle.

- Je ne sais pas... fait-elle avec une détresse sincère en le regardant droit dans les yeux. Sa lippe tremble. Moi, sans David,... ça n'a pas de sens... Je me sens... si vide.....

L'averse reprend, mouillant ses joues de sel et de regrets.

- Le vélo ? Qu'est-ce ?
- Tu sais, le truc à deux roues, comme une moto, mais sans moteur...

La sorcière et le démon éclatent de rire, ce genre de rire qu'on brandit pour braver la tempête et les idées noires. L'hilarité d'Ygerne s'étiole et disparait dans le vent, emportée comme David.

- Je te ramène ?
- S'il te plait...

La veuve tient ses bras par les coudes, croisés sous la poitrine, comme si elle cherchait à se retenir à elle même de ne pas tomber. Elle se laisse docilement happer par le bras de Baphomet encerclant ses épaules. Lorsqu'elle remarque qu'elle ne sent plus la bruine sur son visage, elle lève le nez et découvre l'aile déployée pour la protéger de la pluie. Elle effacera la mémoire des promeneurs qu'ils croiseront au besoin.

- Laisse-toi le temps. D'accord ? Si tu as besoin de quoi que ce soit, pour te remonter le moral, ou t'allumer un joint, je serais là.
- Tu es un gentleman... fait-elle avec un sourire triste mais sincère. Merci de me considérer aussi comme ton amie.
- Alors dis-moi, es-tu du genre à vouloir en parler ? Dans ce cas, il faut que tu me racontes ta rencontre avec David... Ou est-ce que tu préfères que je te change les idées ? Auquel cas, je te raconterai ma dernière mésaventure !
- Et pourquoi ne ferions-nous pas les deux ? demande-t-elle avec cette malice subtile, jamais complétement absente malgré le poids du deuil.

Elle attrape le joint coincé entre les lèvres de Baphomet et en tire une bouffée délicate, avec bien plus de succès que le premier essai. La marijuana lui brûle un peu la gorge, laissant une saveur épicée d'herbe fumée. Elle replonge dans ses souvenirs.

- Notre rencontre est d'une banalité affligeante, tu sais ? Je l'ai connu à la fac, et comme je te disais, à cette époque, j'étais très farouche... mon pouvoir me forçait à me tenir un peu en marge des autres. Tu sais comme la Mémoire est une chose complexe à manipuler, je ne te l'apprends pas. J'étais encore en apprentissage et je ne maitrisais pas toujours mon don. Parfois j'accédais à des souvenir malgré moi, rien qu'en effleurant un autre ou je conservais un souvenir qui ne m'appartenais pas. Je me tenais à distance, donc. Un jour ce grand blond nordique vient me parler en m'expliquant qu'il est étudiant étranger et qu'il a besoin d'un guide pour visiter le campus. Un peu estomaquée, je regarde autour de moi en pensant à une blague et je le renvoie vers le secrétariat pour qu'il trouve une meilleure candidate. Et puis il est revenu s'asseoir à côté de moi dans pratiquement tous mes cours, à la bibliothèque quand j'étudiais, à la pose déjeuner... Tous les prétextes étaient bons pour tenter de discuter avec moi, et systématiquement je trouvais une pirouette pour l'éviter ou couper court à toute conversation. Son manège a duré deux semaines jusqu'à ce que je finisse par craquer. Je lui ai demandé ce qu'il me voulait à la fin ! Il m'a simplement  dit : "Ton prénom. Comment tu t'appelles ?" Un peu décontenancée j'ai balbutié : "Ygerne". "Enchanté, Ygerne, moi c'est David." et je ne sais pas ce qu'il s'est passé à ce moment là, j'ai été prise d'un fou rire -nerveux sans doute- et c'est comme ça que tout a commencé.... Tu vois ? Rien de bien rocambolesque.... ajoute-t-elle, nostalgique. A ton tour... fait-elle en lui rendant son joint.

L'histoire de Baphomet la fait rire aux éclats, à moins que ce ne soient les nerfs ou la marijuana. Sans doute un peu de tout cela. L'hilarité secoue son corps frêle aussi violement que les sanglots, mais c'est avec une même dignité qu'elle jugule les spasme. Elle se garde toujours de pleurer trop fort ou de s'esclaffer trop haut.

- Pauvre d'elle ! Elle devait être mortifiée. Maitre de Donjon, cela explique bien des choses... Cela te va bien, ceci dit. Tu es un des rares hommes qui portent le cuir avec élégance. Elle glisse vers lui une oeillade malicieuse. David a-t-il été l'un de tes clients ? demande-t-elle malicieusement.

Bien qu'elle ait aimé profondément son époux, et l'aime toujours, Ygerne demeure consciente de n'avoir jamais pu le combler pleinement. C'était un homme aventureux, entreprenant, impétueux. Sa nature à elle, plus calme, plus intellectuelle, ne s'harmonisait pas toujours avec l'extraversion de son mari. Il lui fût fidèle cependant, du moins n'a-t-elle jamais douté de sa fidélité. La clé de voute de leur couple a toujours été la communication. Elle ne cachait rien à David, pas plus qu'il ne le faisait.

- Ah... Malsheem. Je n'avais pas pour désir d'embrasser la cause chérie par David, mais comme j'ai pu l'évoquer, nous nous confiions tout. Un jour, il m'a appelé, pour une urgence. J'ai tout de suite compris à son ton qu'il était catastrophé. J'ai quitté mon cabinet et je suis venue aussi vite que possible. Il faisait nuit et il pleuvait beaucoup. Le lieu fixé se trouvait en marge de la ville. Une sorte de villa luxueuse au bord du lac. Malsheem venait de démanteler un nid de vampire donnant dans le rapt d'enfants pour s'en servir comme poupées de sang conditionnées. L'agent chargé de l'effacement des mémoires, un djinn, avait peur d'abimer le cerveau de si jeunes sujets. C'est là que j'ai rencontré Madame. Tu sais comme Simone peut faire forte impression n'est-ce pas ?
Je me suis acquitté de la tâche avec un certain doigté et une délicatesse qui lui a plu. Il a fallu peu d'autres arguments pour me convaincre de rejoindre leur équipe. C'est la première fois que je voyais une réelle utilité à mon pouvoir...

Elle le regarde en biais, en tirant une bouffée de joint épicé.

- Tu étais doué toi aussi, pour ça. Même Hyppolite le dit -et nous savons tous comme il exècre tes effronteries, autant te dire qu'un tel aveu vaut son pesant d'or. Je n'ai jamais su exactement pourquoi tu as quitté les Nettoyeurs... David n'a jamais voulu me le dire, lui non plus.

- T'es adorable de dire que mes pires conneries sont des 'effronteries', mais je suis pile-poil en dessous de la limite d'acceptabilité.
- Cela reste toujours dans la zone du tolérable.
- Il ne peut rien contre moi.
- ... Et c'est bien ce qui l'irrite, ajoute la sorcière sur le ton de la confidence.

Elle tire une bouffée de Sainte Marie-Jeanne et lui rend le cône d'herbe et de papier.

- T'as qu'à venir chercher l'info !

Baphomet lui désigne sa cervelle et Ygerne secoue la tête fermement.

- Jamais ! On ne se fait pas ça entre amis. C'est... C'est comme un viol, ce serait comme briser la confiance mutuelle qui s'établit entre deux être solidaires. Je ne veux pas faire ça. Tu me le diras si tu en sens l'envie.
- Non, allez, plus sérieusement... A la base, j'aspirais à monter un peu dans la hiérarchie...
- Sauf que Malsheem ne marche pas vraiment comme une petite entreprise.
- .... Et puis j'ai eu des trucs à faire, personnellement.
- Oh... souffle-t-elle en posant sur lui son regard limpide et intense.

La veuve se prend à lui caresser la joue, comme pour soulager Baphomet de ce fardeau invisible qui pèse sur son coeur. Quelque part, elle sait pourquoi. Les manipulateurs de mémoire portent sur leurs épaules le poids des traumas d'autrui et ne peuvent jamais s'en débarrasser. Personne ne porte les leurs.
L'instant de tendresse passe, vite remplacé par la badinerie.

- Si un jour, ou une nuit, t'as envie de t'amuser un peu, n'hésite pas à passer.
- Pourquoi pas... Je n'ai jamais fréquenté ce genre de lieu. Je suis une fille sage, comme on dit.
- En tout bien tout honneur.
- Je n'en ai jamais douté, rétorque-t-elle sourire en coin.
- Je t'assure que c'est pas comme on l'imagine de base.
- Je ne m'imagine pas grand chose à vrai dire, si ce n'est la caricature qu'on en fait : du cuir, des chaines, des fouets, douleur et plaisir mêlés... Ma vie fantasmatique est assez pauvre, je dois t'avouer. Peut-être était-ce parce que je me sentais comblée par la simple présence de l'homme que j'aime. Silence... Que j'aimais. Pauvre rire. Je ne parviens pas à le dire au passé. Ca sonne faux...

- Laisse-toi le temps d'aller mieux. D'acc ? Tu sais, t'as le droit d'être triste, de ne pas aller bien, de demander de l'aide...
- Je... je n'ai jamais vraiment su en demander. C'est surtout David qui savait sentir quand j'avais besoin de lui. Et puis, il faut que je tienne le coup pour Deborah... Et Malsheem...
- Tu en as déjà fait beaucoup. Promets-moi que tu prendras un peu de temps pour toi et que...

La sorcière pose sur le démon-corbeau ce regard pénétrant, si clair, presque gris par ce temps pluvieux, alors qu'ils sont d'ordinaire merveilleusement verts.

- ... Promets-moi que tu ne t'en voudras pas de vivre, quelle que soit la chose que tu vis. D'accord ?
- Trop tard... ou bien trop tôt.... fait-elle avec un petit haussement d'épaules et un sourire tragique.
- Tu es très courageuse, Ygerne...
- C'est quoi être courageuse ? Tenir encore debout alors qu'on aspire qu'à aller se coucher sous terre auprès du corps de son défunt mari ? Son expression tente de faire croire qu'elle s'exprime de manière dsinvolte, détachée, pourtant chaque mot est une vérité crue.
-...et merci de me tenir compagnie.
- Idiot... Souffle-t-elle émue. C'est toi qui tient compagnie à la pauvre veuve que je suis devenue.

Fatiguée, elle vient se blottir contre Baphomet, enlaçant sa taille.

- C'est moi qui te remercie d'être mon ami.

Elle n'en a pas beaucoup et elle sait que celui-ci est précieux.
Ils souffrent d'une manière si semblable qu'elle se demande si elle n'a pas été elle aussi un oiseau dans une autre vie.

C'est ainsi que le duo s'éloigne sous la pluie, liés à tout jamais, à la vie comme à la mort.