Léviathan flotte.

Elle flotte dans les airs. Dans sa tête. Dans le moment. Entre les mondes. Entre les humeurs. Entre les formes aussi.

Elle fluctue, s'étiole et se reconstruit. La présence de tant de ses frères et sœurs n'aide pas. Elle vit dans l'attente. Dans l'appréhension? Elle-même ne sait pas. Elle oublie trop vite pour cheminer jusqu'au bout.
Elle erre entre les maisons. Pensive. Perdue. Lucien est occupé. Elle ne sait pas depuis quand. Suffisamment pour que sa présence soit devenue transparente, étrange. Distante.

Elle chantonne une musique sans queue ni tête tandis que Bertrand, le petit cauchemar pleins de papattes, se dandine pour la suivre, tenter de retrouver la chaleur des cheveux de sa maitresse. Il rate presque à chaque fois.
Léviathan s'arrête. Elle scrute les environs, absente.

-Faut être plus grande mais c'est nul. Les gens, ils comprennent pas.

Le monde change autour de moi.

Ouais, je sais, le monde change toujours, et en plus, cela dépend de ce qu'on appelle "monde", là, il y en a plusieurs qui sont en mouvement. Mais là, j'ai vu un arbre devenir flou, et redevenir un arbre. Cette sensation de perte, je la connais, j'ai appris à la reconnaitre, et il faut bien avouer, à l'apprécier.

L'apparition (parce que je ne peux décemment plus appeler ce qui vient de se matérialiser.... je sais pas... devant moi, une démone) va et vient, mais pas de manière physique. C'est très difficile à décrire, tu devrais le voir par mes sens pour comprendre, encore que je ne sois pas persuadé que tu comprendrais beaucoup de choses.

"Les gens comprennent rarement."

Allongé sur la branche d'un arbre, je me redresse et souris à Leviathan. Les jambes pendantes dans le vide, je me penche en avant pour poser mes coudes sur mes genoux.

"Je te laisse être davantage là. On pourra parler après."

Je saute dans le vide et quelque chose se modifie dans l'air, comme s'il était possible de rater une chute. Finalement, au bout d'un moment étrangement absent, je retombe sur mes pieds. Je n'ai plus l'habitude de sa présence, et il faut bien admettre que cela m'a manqué.

"Alors, quel bon vent t'amène ? Tu sens le vent, d'ailleurs ?"

J'étouffe un petit rire un peu hystérique. Non, ça va, je vais bien ! Tout va bien !

"Comment te sens-tu ? Es-tu heureuse et distraite ?"

Demander "Alors, comment ça biche ?" à Léviathan, c'est idiot. Avec elle, l'adaptation est nécessaire et même si ce n'est pas suffisant, moi, ça m'amuse.

-Les gens comprennent rarement.

Léviathan cligne des yeux avec la lenteur de l'apathie. Elle n'a pas l'habitude qu'on lui réponde. Pas quand Gros Monsieur n'est pas là, en tout cas. Ce n'est pas qu'elle passe inaperçu. C'est qu'on l'ignore souvent. Elle en a cruellement conscience. Parfois.
Il n'y a que Lucien qui lui parle toujours, qui lui répond. Un craquement d'arbre lui fait lever la tête. Elle observe son vis-à-vis. Ses yeux de gamine cherchent au-delà de lui, bien plus loin.

-Je te laisse être davantage là. On pourra parler après.

Autour d'elle, c'est l'univers entier qui semble en suspens. Elle ressent en traversant ce démon, mais quoi? Elle sait quelque chose mais ça ne lui revient pas. Bertrand en profite pour grimper sur le dos de sa maitresse, se rapetisse et s'assoie sur son épaule, content comme un prince. Elle le gratouille distraitement. Le démon saute et l'espace de quelques longues secondes, elle considère la possibilité de l'envoyer planer très haut, très vite. Pour tromper l'ennuie, pour enlever cette sensation rampante de le connaitre sans parvenir à rattacher à rien.

Il lui suffit juste de retrouver son chemin. Alors elle l'entame alors que la gravité prend un cours plus normal, plus terrien.

-Alors, quel bon vent t'amène ? Tu sens le vent d'ailleurs ?

Elle s'élève et flotte, sa longue chevelure flotte et se meut comme habité par une vie toute particulière. Changeante et colorée, elle l'auréole du sacre de son rang avec la simplicité et l'inconscience de l'enfance.

-Pfiouuuuuu! Ca fait ça. Et même que c'est comme un zèbre quand ça bouge. Ca pique le nez. Je sais pas que je sais qui t'es. T'as déjà vu une grenouille qui danse!?

Son regard se fend d'une extatique expression alors qu'elle tend les mains vers Baphomet dévoilant une grenouille bipède à tutu occupée à faire le lac des cygnes.

-Comment te sens-tu ?

La question la trouble. Elle observe et la grenouille meurt, se décompose et disparait sans laisser une trace dans la paume de sa main. Elle s'approche très près, trop près peut-être. Elle le fixe avec une intensité telle que le silence tombe dans la forêt comme une chappe de plomb.

-Est-tu heureuse et distraite ?
-Faut grandir. Mais j'veux pas. Et. Mais c'est les p'ti mousses qui vont coulé sinon. Et si y coulent, c'aps très drôle. Et... Baph... Bafaut faire attation. Que le dromadaire y flotte que si ça bosse dur. Mais les moutons sont pas très sous l'tapis et j'ai pas de lasso ni d'épuisettes. Hein?.... Hmm. C'est la nuit, y a des arbres. Tu veux une spatule?

Elle lui tend une spatule toute dorée qui pour une raison inconnue, ondule et chantonne une vieille mélodie Country.

Elle me me fait une démonstration du vent et j'hoche la tête, appréciateur. Je n'ai pas oublié sa manière particulière de parler, cependant, elle me semble... Étrange, même par rapport à elle-même. Le temps l'a peut-être changé, elle aussi.

"Oui, j'ai déjà vu une grenouille qui danse."

La grenouille vient, la fameuse grenouille en tutu, la signature de tous ses actes. Elle est dangereuse, cette entité, très dangereuse. C'est pour cela qu'elle me plaît. Les gens normaux, c'est tellement surfait.

"Il ne faut pas grandir. Tu n'en es pas obligée. Quand je t'ai connue, tu étais plus grande, ton apparence physique était vu des autres comme étant une adulte avec qui nous avons fait des choses d'adultes. C'est de ce qui en a résulté, que je veux te parler."

Je prends la spatule et je me sens un instant en présence d'un artefact étrange. Bon, hé bien soit. Je porte ma main à ma ceinture et en ressort une fiole dans laquelle une fumée argentée semble danser sans réel rythme. La fiole en elle-même est d'ailleurs très jolie, vibrante de couleurs, brillante et pétillante.

"Tu veux une partie de ma mémoire ? Si tu l'ouvres, tu te souviendras de qui je suis."

La bouteille est conçue de telle manière qu'il faut en briser le goulot pour en avoir le contenu.

"...j'aime bien les moutons... Mais je préfère les chèvres."

Je dodeline de la tête au son de la musique country. Excellent choix. J'ai du mal à rester concentré en sa présence. J'ai toujours eu du mal... parce que j'ai toujours adoré l'effet qu'elle avait sur moi, comme une vague, j'ai envie de me laisser porter.

"Parle-moi de Beitris, tu veux bien ?"

-Il ne faut pas grandir. Tu n'es pas obligée.

La réponse lui plait mais elle sait aussi, quelque part où se cache sa raison qu'elle n'aura pas le choix. Qu'il le faudra, même si c'est momentanée. Elle n'aime pas ça. Elle n'aime pas être grande. Elle aime encore moins être grande et être traitée comme une petite.

-Quand je t'ai connu, tu étais plus grande, ton apparence physique était vu des autes comme étant adulte avec qui nous avons fait des choses d'adultes.

Elle ne comprend pas où il veut en venir. Ce n'est pas dit qu'elle cherche, occupée qu'elle est à flotter dans les airs comme une gamine perdue.

-Ca a l'air naze.
-C'est de ce qui en a résulté, que je veux te parler.
-Alors faut être adulte quand même....

Et elle a la sensation qu'on lui ment. Cet homme dont elle ne sait rien mais qu'elle reconnait pourtant lui ment. Elle en a la certitude profonde et ça la met en colère. Son corps d'enfant se contorsionne selon des angles improbables, ses cheveux s'agitent et ses pupilles changeantes accélèrent leur danse à un rythme profondément malsains.
Tout s'éteint quand la curiosité la pique. Une fiole pleine de fumée, colorée, lumineuse. Elle focalise toute son attention alors que les retombées de sa rage éclatent au sol : pluie d'animaux et d'insectes morts terrifiés.

-Tu veux une partie de ma mémoire ?

Elle tapote la fiole du bout du doigt. Elle sent ce qu'elle contient et elle est intrigué.

-Si tu l'ouvres, tu te souviendras de qui je suis.
-Moi, c'est moi, toi c'est toi. Faut pas mélanger. Pourquoi qu'ils sont pas dans ta tête?

Sa main pénètre dans le crâne du démon alors qu'elle y farfouille comme dans un coffre à jouet, langue sortie et air concentré.

-EH! Y en a plein! Oh! Y a un bébé à moi! Ah! Deux même! Boh.....

Elle retire sa main qui contient désormais une bestiole sortie tout droit de la psyché du démon. Elle glousse et la cajole puis la présente à Bertrand.

-Bertrand! Regarde! C'est un coupain.

Elle est trop occupée à regarde le petit cauchemar rencontrer le petit délire pour prêter attention à son entourage.

-Parle-moi de Beitris, tu veux bien ?

Le nom lui fait relever la tête. Elle observe l'homme.

-Elle est gentil. Elle a enlevé les papillons et pis elle raconte les histoires.

Elle se tait un instant avant de dire.

-Elle vient de moi. Je sais plus d'où. Elle a une flaque qui parle dans une bouteille.

Oui, c'est naze de grandir, je te l'accorde. Tout le monde espère grandir, mais personne ne veut vieillir. C'est tout le contraire avec toi, n'est-ce pas, dame de la folie.

"Pour les autres, peut-être. Moi je m'en fou. T'es toi, t'es qui tu veux, et c'est très bien comme ça."

Ouais, c'est cela. À son contact, je m'en fous de tout. Le fou, la folie, tout cela lui va bien, et me va bien aussi. Voilà pourquoi j'avais apprécié rester à son contact. J'aime la sensation que rien n'est important, que tout n'est que futilité, et que quoi qu'il arrive, tout ce qui nous appartient en propre se situe dans les quelques centimètres cubes que contient notre boîte crânienne. Devant Levy, quel que soit ce qu'on sait, ce qu'on pense, ce n'est jamais assez.

"C'est mon truc, d'extraire la mémoire, de la dupliquer, pour qu'elle soit à plusieurs endroits à la fois."

Elle m'extrait d'une manière fort peu glamour, un genre de petite chauve-souris très grumpy et très poilue, toute blanche. On dirait une boule de poils avec des ailes de papillons et des dents faites pour une grosse morsure. J'aimerais bien extraire la mémoire d'une manière aussi immédiate et d'une façon aussi délirante.

"Elle est adorable."

Elle vient d'elle, c'est le moins qu'on puisse dire !

"Tu ne peux rien me dire de plus ? Et tu ne te souviens vraiment pas de moi ?"

D'un geste lent, totalement contaminé par sa présence, je colle ma paume contre le front de son altesse démoniaque.

"J'peux te montrer, s'tu veux." Attendant sa réponse, je lui propose une alternative. "Ou sinon, tu peux me faire une peluche de moi ? Un bouc, avec des ailes, et une flamme sur le front. Tu te souviens ?"

Mon aspect l'avait fasciné. Elle m'avait même aidé à la rendre plus effrayante qu'elle ne l'est en réalité, à consolider le brouillard du mythe, et de l'effroi.

-Tu ne peux rien me dire de plus?

Léviathan penche la tête, doigts au bord de la bouche. Elle réfléchit et ça lui demande un effort considérable. Son contrôle s'étiole. Ses cheveux s'agitent furieusement alors qu'autour d'eux, le monde dévie, juste un peu. Les feuilles disparaissent dans un crissement numérique pour réapparaitre à l'envers. Elle a comme l'impression qu'elle pourrait en dire plus mais rien ne lui vient. Elle grimace, les arbres grincent et ondulent, formant des fractales impossibles. Tout cesse lorsqu'une main entre en contact avec son front.

-Et t ne te souviens vraiment pas de moi?

Elle cligne des yeux et louche pour voir la main puis regarde les deux yeux en face d'elle.

-J'peux te montrer, s'tu veux.

Elle n'est pas sûre de vouloir. En fait, elle n'est pas sûre de grand chose.

-Ou sinon, tu peux me faire une peluche de moi ? Un bouc, avec des ailes, et une flamme sur le front. Tu te souviens ?

Elle écarquille les yeux, quelque chose affleure dans son esprit. Elle soulève le bras de l'homme, tournoie autour de lui pour l'observer sous toute les coutures puis lache.

-... Baphy?

Le nom lui revient. Son esprit entier retentit de la sensation sirupeuse de confiance. Elle se projette contre lui et le serre très très très fort.

-T'étais parti jouer à cache-cache? Moi, j'aime pas. Pasque j'oublie et j'trouve jamais.

Elle se met à sangloter très très fort sans lacher son Baphy retrouvé. Elle se souvient qu'il a été important. Il a compté, très fort. Elle ne se souvient pas de grand chose de plus. Ca et la sensation de ne pas s'ennuyer.

Elle a changé, comme elle n'a absolument pas changé. J'aime sa réalité, avec ses propres lois, ses propres règles dont il faut se garder de braver à tout prix. L'environnement autour de nous se trouble, comme toujours avec elle. Une partie d'elle se souvient, pas l'autre, ou les autres. J'ai du mal à rester concentré en sa présence. Ma peau est parcourue de multiples frissons.

En cet instant de trouble, de doutes, de peur, et de regrets, elle est là. J'ai envie de réponses. J'ai besoin de réponses.

Et... non, je n'en ai ni envie, ni besoin. Sa vérité, s'il existe une telle chose, ne changera rien.

Je secoue la tête et chasse cette espèce de brume de mon esprit. Entre le trouble qu'elle met dans la réalité et mon aura démoniaque qui vire les inhibitions les unes après les autres, on risque de ne pas s'en sortir.

Mon surnom est prononcé. Il l'est avec une douceur et une timidité que je ne lui connaissais pas, à mon nom, pas à Levy...

"Oui ?"

J'éclate de rire.

"Non, je n'étais pas parti jouer à cache-cache. J'ai juste... fuis les enfers... pendant un certain temps. Mais je me suis occupé à rendre la réalité un peu plus agréable."

Je pense qu'elle se serait sentie à l'aise, au Bouc et Mystères, si elle y était venue. Là-bas non plus, aucune règles tangibles, à part le respect. Tout le reste n'est que du jeu, à vivre à fond. Elle me serre dans ses bras et je resserre mes bras autour d'elle, un  peu perturbé par son soudain témoignage d'affection. Ma main passe sur sa tête pour caresser maladroitement ses cheveux.

"Ça va aller ? Leviathan ? J'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas ?"

Ce ne serait pas la première fois, mais avec Levy, ça me ferait franchement chier. Genre vraiment vraiment.

"Est-ce que tu veux bien te balader avec moi ? Juste toi et moi. Je pense que nous avons quelques trucs à nous dire, tu ne crois pas ?"

"Non, je n'étais pas parti jouer à cache-cache. J'ai juste... fuis les enfers... pendant un certain temps. Mais je me suis occupé à rendre la réalité un peu plus agréable."

-...Oh....

Une tristesse indicible la traverse. Elle a ce sentiment, parfois, que c'est sa faute si tout le monde finit par partir. Elle le serre dans ses bras comme on serre une peluche ou une bouée, comme s'il allait disparaitre.
Elle pourrait être en colère. Probablement qu'elle l'aurait été mais elle sait que ses frères et soeurs la fuient. Certains lui font même mal. Alors pourquoi pas les autres?
Elle a changé pourtant. Elle a changé tant de fois que ça lui donne le tournis.

-Ca va aller ? Léviathan ? J'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas ?

Elle renifle, lève ses yeux humide vers Baphomet et secoue la tête avant de raffirmer son étreinte.

-Est-ce que tu veux bien te balader avec moi ?

Elle hoche la tête en silence, soudain mutique. Elle a peur de faire une bétise. Peur de faire fuir cette précieuse relique du passé dont elle se souvient comme on se rappelle un rêve. Elle pense au gros monsieur, dans sa cabane, il lui dirait d'être comme elle est. Mais pour une fois, elle hésite.

-Juste toi et moi.
-...Baphy et Lévy....

Un sourire tremblotte sur son visage.

-Je pense que nous avons quelques trucs à nous dire, tu ne crois pas ?

Elle cligne des yeux et regarde autour d'elle comme si elle cherchait la réponse puis elle regarde Baphomet, étonnée.

-Ah oui?

Elle aimerait lui dire plein de choses mais elle ne sait pas bien par où commencer.

-Y a une pelotte qu'a pas d'début et pas de fin. Elle est coincée et....

Elle s'arrête au milieu de sa phrase. Longtemps avant de dire.

-J'ai perdu mes josettes.

Leviathan a toujours été un maelström d'émotions. Comme j'aurais aimé être la personne qui aurait pu lui faire oublier un peu tout cela... Cependant, avec mon aura qui abat les inhibitions les unes après les autres, je pense que j'empire la situation... Encore que je n'en sache rien.

Ses bras sous les miens, nous nous serrons l'un contre l'autre. Je me permets même de caresser un peu ses cheveux. Je me demande ce que j'ai fait de mal, mais elle secoue la tête à ma question. Ne pas parler ne lui ressemble pas, je crois. Quand nous nous côtoyons, ses mots avaient le pouvoir de faire s'incliner la réalité, ce dont elle ne se privait jamais.

"Oui, Levy et Baphy."

Que ressent-elle en ce moment ? Pourquoi a-t-elle l'air aussi... Je ne sais pas. Je me concentre à nouveau. Il FAUT que je reste concentré, pour nous deux. La marche m'aide pour cela.

Le premier truc qu'elle a à me dire concerne une pelote de laine. Sans aucune hésitation, je m'arrête, retire mes chaussures et mes chaussettes pour les lui donner.

"Voilà, tu peux prendre toute la laine que tu veux d'ici."

Je noue mes lacets de chaussures pour mettre ces dernières autour de mon cou. Ainsi, nous pouvons reprendre la marche.

"Souhaites-tu que je t'aide à les retrouver ?" quoi que soient des... josettes... Baphomet, concentre toi, bon sang ! "Levy ?... Je..."

Je me mords l'ongle du pouce. Comment dire cela ?

"Beitris, ta p'tite, j'aimerais que tu me dises qui est son père... Mais avant tout, j'aimerais savoir comment tu vas, toi."

Léviathan attrape les chaussettes de Baphomet et les observe intensément. Elles se muent en un couple de poissons terrifiants nageant entre eux. Constitués de laines et de chairs mal contenues, ils se trémoussent autour d'eux alors que de gigantesques dents pleines d'épines sortent de l'orifice qui leur sert de bouche.
Elle flotte parmi eux, sa main attachée à la manche de Baphomet. Elle l'observe à la dérobée avec une intensité si forte qu'elle en loucherait presque.

-Voilà tu peux prendre toute la laine que tu veux d'ici.
-Pour faire des pashons.
-Souhaites-tu que je t'aide à les retrouver?

Elle secoue la tête et souris.

-Des fois c'est bien perdu.
-Lévy?
-Vui.

Elle tourne son regard changeant sur celui de Baphomet. Elle ne comprend pas pourquoi Baphomet cherche ses mots.

-Beitris, ta p'tite, j'aimerais que tu me dises qui est son père...

Elle plisse les yeux pour réfléchir. Elle veut vraiment faire plaisir à Baphomet. Il lui a donné ses chaussettes et en plus, il est gentil avec elle depuis tout à l'heure. Elle creuse dans son esprit et dit avec une voix qui trahit l'effort colossale que lui demande cette recherche.

-C'est... C'est..? Euh. C'était deux trucs à la fois, y en avait un. il avait des ailes et l'autre il avait un bouc mais c'était quand même un "un" tu vois. L'était gentil et je m'ennuyais pas et même que j'ui ai appris à faire peur, tu vois? GROUH!

Son visage entier se déforme. Elle se glisse sur les épaules de Baphomet et le serre contre elle à nouveau.

-J'aimerais savoir comment tu vas, toi.

Elle hausse les épaules, silencieuse.

-c'est un secret...

Le sol se transforme en un gigantesque sable mouvant d'où sortent des milliers de mains pour les attraper et les tirer vers le fond. Léviathan a perdu toute couleur, elle ne flotte plus, son regard se perd dans le lointain, inconsciente à la dangerosité de ce qui se passe.

Des... pashons ? Tous les pashons qu'elle veut ! Mais oui, elle a raison, parfois, c'est bien perdu. Il y a quelque chose d'effrayant et de rassurant à cela. J'inspire et expire, et je me sens pris dans sa folie latente. J'ai beau essayer de me concentrer sur la réalité, je vois bien que je suis en train de perdre pied. Ce n'est pas grave, j'ai déjà perdu mes chaussettes, et je n'ai plus de chaussures.

Au bout d'un moment, court, long, aucune idée, je lui pose la question que j'ai sur le cœur. Est-ce que sa fille est aussi la mienne ? Quelque chose me terrifie à cette idée, non pas le fait d'avoir une quelconque responsabilité, si je pouvais, je retournerais dans le temps pour m'occuper d'elle depuis son plus jeune âge... non... je me demande si la petite (qui n'est plus si petite que cela) est devenu un cambion, si elle va passer par les strates de la torture pour voir son âme se faire pulvériser et devenir un démon, triste, brisée, incomplète, comme nous autres, qui essayons vainement de nous reconstruire.

Un sourire me vient. C'est amusant comme notre vision des choses, ou de la chose, diffère. C'est vrai qu'elle m'avait donné ma forme démoniaque, pleine et entière. Je ne me doutais pas qu'elle me l'avait donné à ce moment-là, ou peut-être est-ce avant ?

Je secoue la tête. Une nouvelle logique de l'espace-temps m'échappe. J'essaie de m'accrocher au peu de conscience qu'il me reste, mais c'est peine perdue, comme quand on se laisse engloutir par les sables mouvants, et que c'est le fait-même de ne plus se débattre qui fait qu'on finit par s'en sortir.

"Suis-je le père de Beitris ?"

Après tout, probablement qu'elle s'est simplement servie de mon image pour ses fantasmes les plus fous. Cela aurait un côté flatteur, très flatteur même.

Je lui demande comment elle va et notre environnement change. J'attrape Leviathan pour la serrer contre moi et la protéger de ses propres créations.

"Je sais garder les secrets, tu sais ?"

Mes mains tremblent, pas de peur, ou de nervosité, mais comme les mains d'un homme à bout.

"Levi, je pense qu'il serait préférable que tu rétablisses le sol, s'il te plaît. Je n'arrive pas à rester en apesanteur comme toi."

Me voilà prêt à sortir mes ailes s'il le faut, tandis que je recule et essaie de me mettre aux endroits les plus stables. Cela devient de plus en plus compliqué et je me rends compte de la situation dans laquelle nous sommes quand je repousse du pied une main d'ombre qui essaie de m'agripper.

Visiblement, elle n'a pas changé.

J'éclate de rire quand une main se saisit de mon poignet.

Oh oui, autant en rire.

-Suis-je le père de Beitris ?

Elle hoche doucement la tête sans presque s'en rendre compte, comme si c'était quelqu'un d'autre qui la faisait bouger. Elle est toute happée par son secret, par tout ce qui se passe. Elle sait, a su, saura des choses qu'elle doit taire et elle n'en connait plus vraiment la raison ou même la teneur.
Lovée ainsi contre Baphomet, elle se sent en sécurité, un peu apaisée. Un peu comme quand elle est avec Gros Monsieur.
Elle sent Baphy trembler, ça lui fait ouvrir un oeil.

-Levi, je pense qu'il serait préférable que tu rétablisses le sol, s'il te plait.

Elle prend conscience de ce qu'il se passe.

-Je n'arrive pas à rester en apesanteur comme toi.

Elle attrape le poignet de Baphomet et ils se mettent à flotter au dessus des bras, au dessus des arbres. Elle les emmène jusqu'à la cime d'un arbre qui se tord pour transformer en un banc oscillant. Elle y dépose Baphomet et revient chercher un calin en se pelotonnant contre lui. Elle a prit quelques années en l'espace de quelques secondes, son regard est moins flou, plus concentré. Ca lui demande un effort considérable. Dans un souffle, elle dit.

-Peut-etre que je vais encore changé. Peut-etre que je serais plus forte comme ça. Comme ça, grande soeur me fera plus de mal et j'pourrais ramener grand frère. Comme avant sauf que plus personne m'embête. Plus personne.

Elle joue avec les mèches ternes de ses cheveux.

-C'est tout trop compliqué. Je veux rentrer à la maison. Mais j'peux pas. Et y a personne qui m'écoute. Et même que j'ai raison et qu'ils veulent pas m'écouter parce que chui la plus petite.

Elle est triste et fachée.

-T'es tout cassé, Baphy? C'est pour ça que tu vibres? C'est grave?

Voilà, c'est moi, je le sais à présent. C'est la fin d'une série de questions qui tournent en boucle comme une ronde infinie. Dans ma tête, tout le monde se lâche les mains et peuvent enfin vaquer à leurs occupations... par exemple réagir alors que nous sommes en danger. Heureusement, Levy nous met à l'abri, sa voix change pour devenir plus grave, plus profonde, et je reconnais les traits de la femme que j'ai connue, et que j'ai peut-être contribué à créer.

"Change autant que tu le souhaites."

Elle a l'air... seule. Un peu comme moi, sauf qu'elle a toujours été plus ou moins seule dans sa tête, avec sa propre logique qu'elle ne peut partager avec personne. Je la regarde, plein de compassion.

"Je peux t'embêter, si tu veux." Pour le fait que personne ne l'écoute, c'est on ne peut plus compréhensible. Elle a un langage bien à elle. "Je ne suis ni grande sœur, ni grand frère, et moi je t'écoute. Je risque d'être maladroit, parfois, souvent, mais je suis là. D'accord ?"

Moi ? Tout cassé ? C'est sans doute la manière la plus adorable de le dire. Je souris à Levy, l'adulte.

"Non, je ne vais pas bien, en effet. Mes... Ma mémoire a tendance à me trahir en ce moment. Je n'ai plus mes herbes qui font que je suis détendu et que j'arrive à ranger les informations dans ma tête."

Puis-je lui parler aussi de mes peines de cœur ? Ce serait sans doute indélicat.

"Où es ta maison ? Pourquoi ne peux-tu pas y aller ?"

Parle-t-elle du Pandémonium ?

-Change autant que tu le souhaites.
-Ca fait mal... souffle-t-elle

De ça, elle se souvient. Elle se souvient avoir été Plaisir, elle se souvient avoir été pleinement Cauchemars, elle se souvient être devenue Délire. Elle se rappelle chaque rupture de son être, chaque torsions auto-infligées pour changer. Elle se rappelle le regard de ses frères et soeurs, eux qui sont si figés, si inaltérables et inamovibles. Elle a toujours eu la sensation d'être de l'eau parmi les rochers, une métamorphe face à des absolus. Rêve disait qu'elle avait raison d'être comme elle était. Destruction l'a même aidée, une fois ou deux.

-Je peux t'embêter, si tu veux. Je ne suis ni grande soeur, ni grand frère et moi je t'écoute. Je risque d'être maladroit, parfois, souvent, mais je suis là. D'accord ?

Elle se demande si c'est vrai. S'il n'est aucun d'eux. Parce qu'elle a remarqué qu'ils s'infiltraient de plus en plus partout. Rêve par nécéssité, Destin pour des raisons qui lui échappent. Même si elle le lui demandait, il ne répondrait pas, de toute façon.

-D'accord... Tu casseras rien, c'est sûr. Ou bien comme ça doit. En faisant pouf et des confettis. Alors ça va, je crois.

Elle est cependant toujours aussi concerné à propos de Baphy. Baphy vibre, Baphy ne se ressemble pas tout à fait, un peu comme elle. Pareil et pas pareil à la fois.

-Non, je ne vais pas bien, en effet.

Elle s'envole pour lui faire face, visage flottant à quelques centimetre du sien. Elle est inquiète et ça se voit.

-Ma mémoire a tendance à me trahir en ce moment.
-La mienne reste jamais dans son bocal. Elle va voir les chouettes.
-Je n'ai plus mes herbes qui font que je suis détendu et que j'arrive à ranger les informations dans ma tête.
-Les herbes magiques?...

Elle refléchit et demande.

-Je peux détendre? Je sais faire, tu sais! Comme les elastiques sauf que c'est la tête et puis après pouf, c'est tout mou.

Elle a un sourire tout content d'avoir trouvé une solution. Elle demande la permission, comme Kaelig lui a appris.

-Où es ta maison ? Pourquoi ne peux-tu pas y aller ?

Ses yeux se gorgent de larmes.

-Parce que j'ai fait une bétise. Et j'peux plus. J'ai perdu l'entrée et puis la clé et la maison. Et on veut pas m'rendre. Alors j'reste chez Grand-frère, parce que y a un chemin, là-bas. Il est à moi. Mais parfois, il l'est pas. Mais souvent, il l'est et des fois, j'ai la cabane et les biscottes.

Une lueur de compréhension passe dans mon regard. Oh oui, je sais à quel point c'est douloureux de changer. J'étais un corbeau devenu porteur de mémoire, devenu démon, devenu... autre chose. Je pose ma paume contre sa joue, comme pour essayer de l'accrocher à ce que nous sommes. Je dois dire que l'endroit qu'elle nous a fabriqué est très agréable. Sa présence me fait perdre les notions des choses, de mes impératifs, de mes problèmes, et du reste. Si j'osais, je resterais avec elle pour toujours et ne plus avoir à m'en faire pour quoi que ce soit, coincé entre deux logiques qui ne me concernent plus.

Mais il faut que je fasse front, malheureusement.

"Non, je ne casserai rien... Et j'aime les confettis."

Un bocal à mémoire... Voilà qui est une chose que je ne peux qu'approuver, quoique je stocke mes souvenirs d'avantage dans des bouteilles.

"Il n'y a rien de plus chouette qu'une chouette."

Son inquiétude me touche beaucoup. Malheureusement, je pense que peu de personnes peuvent m'aider sur ce coup-là... Et mes yeux se mettent à briller à sa proposition. Ce serait vraiment trop beau. Venant de Levy, je devrais me méfier, je devrais poser des conditions, demander trois fois si elle est sûre d'elle, mais là, je ne peux que dire :

"Oui, s'il te plaît, détends-moi la tête."

Plus d'obsession, plus de sentiment horrible de culpabilité, plus de colère, plus rien... Au moins pour un temps, souffler. J'en oublie même de faire une blague sur le fait qu'elle me rende "mou"

Je prends sa main dans la mienne et en regarde la paume avec une certaine fascination. Certains humains disent pouvoir lire l'avenir dans ces traits. Je me demande ce qu'ils verraient dans ceux-là.

"Levy ? Tu as fait quelle bêtise ? Et de quel grand-frère tu parles ?"

Ma main autour de la sienne se remet à trembler, mais plus de fatigue que de quoi que ce soit d'autre. Je pose sa main sur mon front, comme pour lui donner la permission d'opérer quoi qu'elle veuille opérer.

"J'ai confiance en toi. Toi non plus, tu ne casseras rien, ou alors comme ça doit." Nouveau sourire. "Évite tout de même de faire des confettis, et garde l'élastique intact, s'il te plaît."

Assis sur le banc, je ferme les yeux.

Léviathan éprouve une compassion sans borne pour Baphomet. Elle a l'impression, un peu, de se regarder dans un miroir. Elle est adulte, pour le moment, et ça lui parle. Sa pensée se complexifie et elle l'accepte, pour le moment. Elle n'aime pas quand tout devient trop compliquée. Elle sent les ramifications, le poids des responsabilités. Elle pourrait presque les aligner et les nommer. Elle en a rarement envie. Elle voit l'envie brillée dans les yeux de Baphomet quand elle lui propose son aide.

-Oui, s'il te plaît, détends-moi la tête.

Il prend sa main et elle le laisse faire. Elle suit le mouvement du regard. Il regarde sa paume et elle se demande se qu'il y cherche. Elle le laisse faire. Elle ressent une profonde mélancolie qu'elle ne comprends pas. Ca n'est peut-être pas la sienne.

-Lévy ? Tu as fait quelle bêtise ?
-Je sais plus...
-Et de quel grand-frère tu parles?

Elle hausse les épaules. Ca n'a plus d'importance, il est si cassé, ce grand-frère, qu'il est irréparable et qu'il s'est réfugié dans beaucoup d'autres gens.

-Il est pu là.

Il tremble à nouveau et Lévy relève les yeux vers lui. La main posée sur son front, elle l'observe, curieuse et circonspecte. La rédition lui semble presque trop facile.

-J'ai confiance en toi.

Elle n'entend pas le reste. Il ferme les yeux et, pour une des rares fois où ça arrive, Léviathan se contente de faire exactement ce qu'elle a dit. Elle prend le visage de Baphomet entre ses mains, doigts sur ses tempes. Elle ferme les yeux, inspire un air dont elle n'a pas besoin, et expire. Elle murmure doucement une phrase qui fait ondule la réalité et se répercute dans le crâne de Baphomet.

- Les noeuds se défont. Comme lorsque tu as ton herbe magique. Ils s'effacent. Ne débordent plus. Il ne reste que toi. Rien d'autre que toi et la paix.

Cet effort lui coute. Elle se rassoit et reste à coté de Baphomet. Elle ne sait pas exactement si elle doit le laisser profiter. Elle n'a pas l'habitude rendre les gens plus sains d'esprit. Elle garde difficilement le contenu de son etre. Ses contours s'estompent comme floutés, comme si la réalité n'arrivait plus à garder l'idée qu'elle se fait de Léviathan.

Une bêtise dont elle ne sait plus rien.

Rêve...

Elle parle de Rêve...

Je ne sais pas pourquoi, mais je le sais.

Ses mains sur mes tempes s'avèrent déjà être un contact précieux. Si j'avais pu le lui demander, je pense que j'aurais aimé qu'elle me prenne dans ses bras, aussi fort qu'elle le peut, comme un serpent constricteur qui vide sa proie de son air sans pouvoir le laisser inspirer. C'est cela qu'il me faut, plus d'inspiration, être à bout de souffle, et se laisser aller...

Sa phrase agit comme un sort. Dans les tréfonds de mon esprit, les nœuds se défont, comme des serpents dressés devant leur charmeur. Tiens, encore une histoire de serpent. Est-ce normal ? Je suis le fil de sa voix en même temps que je vois l'image de ma mémoire se détendre, les souvenirs des autres devenir plus petit, bien rangés, et utilisables à volonté. Les souvenirs sont toujours là, bien sûr, aussi coupants et percutant qu'avant, mais au moins, ils sont dans leurs boites. Ils ne s'imposent plus à moi.

Que moi... et la paix...

J'inspire tandis que son esprit me lâche, une inspiration calme et posée. Les mauvaises choses qui me sont arrivées peuvent enfin s'écarter un peu, céder du terrain. Je sais très bien que ce n'est que temporaire, que d'ici peu de temps, les nouveaux souvenirs s'empileront, mais en attendant...

"...Merci ! Ça me fait vraiment du bien."

Devant moi, la princesse de la folie s'estompe. Je me redresse et c'est à mon tour de faire quelque chose pour elle. Je la prends dans mes bras et la serre contre moi, comme pour redéfinir ses limites, comme pour la remercier, comme pour lui dire que je serai là. Mes membres ne tremblent déjà plus, je me sens juste... fatigué, d'une bonne fatigue, de celles qui annoncent un repos particulièrement réparateur.

Finalement, je la laisse aller pour poser mes paumes sur ses joues à nouveau.

"Levy... Est-ce que tu me conseillerais de changer, moi aussi ? De séparer mon être double, et de ne rester que moi ? Je sais que ça va être douloureux, et je suis indécis. J'aurais besoin de l'aide..." j'ai un sourire en coin. "D'une femme expérimentée."

-...Merci !  Ca me fait vraiment du bien.

Elle n'avait pas besoin qu'il lui dise. Elle sent son esprit se détendre, s'apaiser. Le capharnaüm créé par tout les souvenirs se transforme en symphonie légère et lointaine. Elle se sent épuisée. Elle se sent s'éparpiller et les bras de Baphomet la pousse à reprendre une forme tangible au moyen d'un effort incommensurable. Elle pose sa tête sur son épaule. Lourde comme une chappe de plomb. Elle se pelotonne pour tenir toute entière sur Baphomet.
Elle sent la fatigue de Baphomet et reste simplement comme ça, à se réunir, à rattraper les particules d'elle-même qui se diffuse dans la réalité.

-Lévy...

Elle cligne des yeux et réalise les main sur ses joues.

-Baphy! Répond-t-elle en écho

-Est-ce que tu me conseillerais de changer, moi aussi?

Elle cligne des yeux à nouveau et tente de focaliser son regard dans celui de Baphomet.

-De séparer mon être double, et de ne rester que moi? Je sais que ça va être douloureux, et je suis indécis. J'aurais besoin de l'aide d'une femme expérimentée.

Elle ne saisit pas le jeu de mot. Elle penche la tête.

-Bah... C'est déjà douloureux là, non?

Elle est étonnament, anormalement lucide.

-Tu me demandes de te rendre sain. C'est que ça va pas, non? Si ça fait trop mal, pourquoi rester comme ça? Des fois, les choses sont simples.

Elle hausse les sourcils et grimace.

-J...J'aime pas ça.

Son visage se froisse un peu, elle secoue la tête comme pour faire tomber toutes les étagères.

- Y a lumière qui rentre. Baphy, c'est triste, non? D'etre double?

Son corps entier s'écroule sur le mien. Je la réceptionne avec plaisir et je la serre, et lui caresse le dos. J'ai envie qu'elle prenne tout le temps dont elle a besoin pour s'en remettre. Du coup, c'est sans aucune gêne que je la garde contre moi avec un petit sourire satisfait.

"C'est douloureux en ce moment. Tu as raison."

Mais un démon n'est-il pas supposé toujours souffrir ?

Je me marre un peu devant son évidente évidence. Oui, bien sûr, si ça n'est pas cassé, il n'y a pas besoin de le réparer... Mais un tel changement me fait si peur. Et si je n'étais plus tout à fait moi-même ? Et si cela me faisait mourir ? Et si je "réapparaissais" dans Munin, et pas dans mon corps ? Et si... je n'avais pas assez d'essence propre pour faire un nouvel être ? Si je me réveillais incomplet, et vide, encore plus qu'avant ?

"Je sais ce que je quitte, mais je ne sais pas où je vais."

Je replace une de ses mèches de cheveux à la couleur indéfinissable derrière son oreille floue.

"Qu'est-ce que tu n'aimes pas ? Quand les choses sont simples ?"

Une lumière qui entre... Comme un jour disgracieux entre deux pièces qui ne s'assemblent pas bien ? J'imagine que cela doit être ça.

"Ce n'est pas triste d'être double si les deux s'entendent bien et sont d'accord pour œuvrer ensemble. En fait, ce n'est pas douloureux pour moi. Ce qui me fait mal, c'est ma mémoire, tous ces gens dont j'ai absorbé les souvenirs, mélangé au fait que je suis un démon..." pitoyable "...qui n'est plus ce qu'il était, disons."

Avant toute cette histoire, j'étais un corbeau, un corbeau blanc. Puis, j'ai eu le "cadeau" d'Odin. Mes pouvoirs, certes, mais aussi et surtout la possibilité d'être à son service. C'est là que je suis devenu Munin, et tout ce qui en a suivit, et je ne parviens pas à le regretter, malgré tout. Je pose ma main sur sa poitrine pour essayer de percevoir la vie en elle.

"Qu'aimes-tu, Levy ?"

-Je sais ce que je quitte, mais je ne sais pas où je vais.
-Personne ne sait jamais. Ceux qui croient savoir habitent chez moi. recite-t-elle d'une voix sifflante.

Elle pose un regard sur le monde et sa compréhension de celui-ci lui fait un mal de chien. Elle ne dit rien. Rien ne transparait alors qu'elle sent les cheveux se mettre derrière ses oreilles.

-Qu'est-ce que tu n'aimes pas ? Quand les choses sont simples?
-Quand la tête roule droit. J'aime pas. C'est pas comme ça, c'est sensé être tout....

Elle mime un tas emmelé comme elle peut avec ses mains. Elle pousse un long soupire et regarde le ciel et y voit danser une multitude d'étoile, elle les entend communiquer dans une langue perdue aux oreilles de Baphomet et à ceux du monde. Est-ce qu'ils prendraient la tête, tous s'ils les entendaient? Si radicalement différentes et aliens. Elle observe les tracés d'énergie, parcourant des milliers d'années lumières, se collisionnent en de petites particules chamarrées.

-Ce n'est pas triste d'être double si les deux s'entendent bien et sont d'accord pour oeuvrer ensemble. En fait, ce n'est pas douloureux pour moi. Ce qui me fait mal, c'est ma mémoire, tous ces gens dont j'ai absorbé les souvenirs, mélangé au fait que je suis un démon... Qui n'est plus ce qu'il était, disons.

Elle tourne la tête vers lui et détaille les traits marqués, les pommettes saillantes et la peau translucide.

-Moi, j'oublie tout, parfois. Grand-frère disait que c'était une bonne chose. Des fois je crois qu'il se moquait. Des fois je crois qu'il m'enviait...

Elle hausse les épaules.

-Si je fais disparaitre les souvenirs de ta tête. Ca finira mal. Pas comme tu voudrais. Ca voudrait dire que tu devrais rester chez moi.

Et elle sait à quel point ceux qui pensent vouloir rester sont les premiers à le regretter.

-T'es déjà tout cassé. Si je fais plus que faire comme l'herbe magique, tu seras cassé pour de bon. Comme quand je joue trop avec un humain.

Elle aimerait l'emmener mais jusqu'à présent la seule créature à jamais avoir résister et à s'épanouir dans son monde est Lucien. Le chien s'est adapté si vite et si bien qu'elle a très vite compris pourquoi Destruction le lui avait offert.
La main de Baphomet se pose sur elle. Il n'y trouve pas beaucoup de vie, juste une illusion maintenu habillement par des millénaires d'entrainement devenu désormais automatique. Cette forme d'elle n'existe que parce qu'elle le souhaite. Il n'est qu'un produit de sa volonté. Elle pose la main sur la sienne,  et la presse un peu.

-Qu'aimes-tu, Levy ?
-... Ma famille...? murmure-t-elle la voix chargée d'une tristesse si profonde que la pluie s'abat sur eux à torrent. Même si eux m'aiment pas... Et Lucien. Et Gros Monsieur. Et Beitris. Et toi aussi. Et....... Et faire des blagues aussi.

Elle se tait un moment. La pluie s'arrête alors qu'elle se recroqueville un peu plus.

-J'aime bien ici. C'est joli et y a des gens qui sont d'accord pour jouer avec moi. Même des gens qui sont gentils.

Elle baisse les yeux et glisse les mains dans ses propres cheveux

-J'ai essayé de l'arrêter... Je pensais qu'elle écouterait. grince-t-elle entre ses dents alors que son être se tord et perd sa contenance. Elle a pas voulu. Elle-elle. Elle a dit.

Ses mains s'aggrippent à ses cheveux avec une telle force que ses phalanges blanchissent. Les bruits autour d'eux se contractent et implosent comme des enceintes de basses, distordant l'espace.

Puis soudain....

Plus rien. Léviathan lache sa tête et essuie les coulées noires s'échappant de ses yeux d'un revers de manche innocent, laissant de grande trainées noirs sur ses joues. Elle sourit à Baphomet.

-T'aimes quoi, toi? Hein, Baphy?

Le fait de n'oublier rien et de tout oublier sont des extrêmes qui ne sont pas enviables. Cependant, cela fait si longtemps que je n'ai pas été aussi détendu que je ne peux qu'en profiter pleinement. Avoir mon esprit pour moi tout seul est désormais un luxe.

“C’est parfois une bonne chose. Parfois non. Il faut l'accepter, et si possible en tirer parti.”

Mon regard se porte sur Levy et ma bouche s'ouvre. Je ne savais pas qu'elle avait le pouvoir de faire disparaître les souvenirs, absolument pas. C'est alors que je pense à mon propre problème de perte de mémoire, juste un instant, juste avant d'oublier totalement l'idée que j'étais en train de forger dans ma tête.

"Ce que tu as fait est absolu, et parfait. Ne touche pas à mes souvenirs, s'il te plaît. C'est comme une jolie collection, ça prend de la place, mais j'y tiens."

Et rester avec elle est particulièrement tentant en cet instant, seulement... Je sais ce qui se passerait, et si elle-même ne peut pas rentrer chez elle, cela perd tout de son intérêt. J'ai un sourire quand je remarque qu'elle différencie Beitris de sa famille. Je lève la main, paume vers le ciel, pour recueillir quelques gouttes de cette étrange pluie d'émotion. Si seulement j'avais ce pouvoir-là...

"C'est bien que tu aies trouvé des gens qui savent t'apprécier, parce que c'est tout un savoir-faire, tu sais ? Et moi, je veux bien jouer avec toi, et faire des blagues aussi."

Merde... qu'est-ce que le fuck ?

Tu as essayé d'arrêter qui ? Qu'est-ce qu'elle a dit ?

Cela semble très important, alors je prends ses mains dans les miennes et essuie l'une de ses larmes noires comme de l'encre.

"J'aime..."

Je prends une grande inspiration, ravi d'enfin pouvoir répondre à cette question en toute tranquillité d'esprit, ravi de ne pas avoir autre chose en tête que 'il faut que ça s'arrête'. Je souris, un sourire simple, comme j'en ai trop rarement eu ces derniers temps.

"... J'aime parler avec les gens, être là pour eux, qu'ils soient là pour moi. J'aime quand ils me font confiance pour faire quelque chose de stupide, ou au contraire, d'intelligent. J'aime être là quand ça ne va pas, j'aime être là quand ça va. J'adore les histoires racontées, celles qui tiennent à cœur et qui se déforment invariablement avec le temps, ou l'auteur."

Et puis... il faut bien l'admettre...

"Et j'aime le s... les rapports charnels."

Mon sourire devient plus malicieux.

"... et je t'aime toi, bien évidemment. Tu es celle qui retire l'ennui et les ennuis de ma vie. C'est ce que j'essaie de faire pour les autres, mais toi, tu le fais pour moi."

Je passe une main derrière ma nuque et regarde à nouveau les étoiles, en imaginant que quelqu'un, quelque part, regarde aussi en ma direction.

Léviathan ne comprend pas tout à ce que veut Baphomet. Il ne veut plus de ses souvenirs mais il y tient quand même. Elle s'imagine que, quelque part, ça doit être logique. Une logique trop droite pour que ça lui parvienne tout à fait. Elle se contente de rester là. De se regrouper, de retenir cette substance externe qui lui est familière. Elle voit dans le regard de Baphomet qu'il est étonné de la savoir capable d'oblitérer les souvenirs. Elle se tient pourtant devant lui, la reine des folies, et dans sa couronne, ceinte d'épines et d'ailes, dort le rubis de l'amnésie. Celle qui fait oublier le réel. Celle qui fait disparaitre les êtres et les histoires, aussi marquantes soient elle. Elle ne dit rien. Baphomet a toujours effleuré sa nature sans jamais la comprendre complètement et ça convient à Léviathan. Elle aime rester loin des perceptions, loin de la compréhension. C'est ce qu'elle est, profondément.


-C'est bien que tu aies trouvé des gens qui savent t'apprécier, parce que c'est tout un savoir-faire, tu sais ?

Il essaie d'être gentil et elle le sent pourtant, elle ne sait pas pourquoi c'est si dur. Elle aime beaucoup de monde. Elle aime à en crever sans jamais pouvoir. Elle a le coeur gros et si étroit à la fois.

-Et moi, je veux bien jouer avec toi, et faire des blagues aussi.

Elle ricane en hochant la tête avant de la perdre à nouveau dans un endroit très noir.

-Tu as essayé d'arrêter qui ? Qu'est-ce qu'elle a dit ?

Elle sourit sans vraiment comprendre. Comme si son cerveau s'était contracté si fort qu'il avait expulsé tout ça. Il étanche les larmes et elle se sent un peu moins seule.

-... J'aime parler avec les gens, être là pour eux, qu'ils soient là pour moi. J'aime quand ils me font confiance pour faire quelque chose de stupide, ou au contraire, d'intelligent. J'aime être là quand ça ne va pas, j'aime être là quand ça va. J'adore les histoires racontées, celle qui tiennent à coeur et qui se déforment invariablement avec le temps, ou l'auteur. Et j'aime le s... les rapports charnels...

Elle répond en écho au sourire.

-...et je t'aime toi, bien évidemment. Tu es celle qui retire l'ennui et les ennuis de ma vie. C'est ce que j'essaie de faire pour les autres, mais toi, tu le fais pour moi.

La main dans sa nuque la fait cligner des yeux.

-J'ai fait les ennuis mais ils s'envolent aussi. Et...

Elle se fige un instant, parfaitement flouté comme derrière une fenêtre opaque avant de reprendre.

-Y a toujours des gens dans ce que tu aimes. C'est beaucoup beaucoup. Lucien, il aime bien jouer aux echecs.

Elle se tait. Elle tripatouille ses meches de cheveux.

-Si j'arrive plus. Tu protèges Beitris, hein? Moi j'arrive pas bien. Parce que des fois, je sais pas faire. Y faut pas que les autres l'embêtent comme moi. Grand-frère, il a aidé mais je sais pas si c'est bien.

Levy reste silencieuse à mes questions, se contentant de répondre avec son visage, ses expressions, ses émotions. J'en ai pris l'habitude même si c'est toujours aussi délicat. J'aimerais qu'elle m'invite dans son univers, mais je sais à quel prix ce serait. Du coup, je me contente de l'observer à la frontière, sans franchir le pas… mais sans la quitter pour autant. Elle et moi avons toujours eu un lien étrange et indéfinissable. Elle a contribué à me créer, j'aimerais contribuer à la maintenir… ce que je fais en prenant son visage entre mes paumes.

Je ne sais pas si ça sert à grand-chose, mais c'est important.

‘Il y a toujours des gens’... bien sûr, c'est ma raison d'être !

“Quand je suis seul, mon esprit se mêle aux mémoires.” Je déglutis. “Heureusement, ça s'est arrêté, grâce à toi.”

Je roule des yeux.

“J'adore les échecs !”

Nous passons à quelque chose de beaucoup plus grave, et infiniment plus inquiétant. D'abord, la rassurer.

“Je prendrai soin d'elle. C'est promis. Je l'aime déjà, tu sais ?”

Bon…

“Pourquoi penses-tu que tu n'y arriveras plus ? Tu t'en sors toujours très bien !”

J'inspire.

“Laisse les mots sortir. Pour moi. Je sais mieux que personne qu'une histoire en dehors n'est plus à l'intérieur, à ronger. Il suffit que tu me dises ce que tu as là” je pose ma main sur son front “et là “ma main se déplace à son cœur.

Il faudrait être stupide pour penser qu'elle n'a pas d'émotion.

-Je prendrai soin d'elle. C'est promis.

Léviathan est apaisée de l'entendre. Elle ne veut pas qu'elle passe par ce qu'elle est elle-même passé. Elle se refuse à ce que certains membres de sa propre famille l'approche même si elle ne se souvient plus desquels en particuliers. Elle inspire profondément et ferme les yeux. La vibration de son être continues sans que rien ne la canalise.

-Je l'aime déjà, tu sais ?
-Oui.

Elle penche la tête et regarde à nouveau les étoiles converser dans le ciel, distraite.

-Pourquoi penses-tu que tu n'y arriveras plus ? Tu t'en sors toujours très bien !

Léviathan se fend d'un sourire amusé, beaucoup trop lucide pour qui elle est.

-Ca marche parce que je suis loin, Baphy.

Elle le regarde droit dans les yeux, de son regard flou, hétérogène et changeant.

-Grand frère est cassé. Comme un vous tous. On est pas vous tous.

Elle grimace un peu et hausse les épaules.

-Y a rien qui casse un nous. Mais, y a un nous qui est cassé.

Ses yeux se plissent alors que sa tête se tourne vers la ville.

-Le monde est bizarre, pas pareil. Pas comme chez moi mais pas comme chez personne. Et j'aime bien! Parce qu'on s'ennuit pas...

Il y a un "mais" en suspens dans cette phrase qu'elle semble oublier immédiatement. Elle joue avec la veste de Baphomet, d'un air distraite.

-Lucien..?

Dans un pop sonore, Lucien, le majordome canidé de Léviathan apparait en lévitation face au duo en haut de l'arbre. Sa mise est impéccable et il tient dans sa main un épais volume aux mots dissolus, ouvert. Il le ferme et le range dans son chapeau.

-Ma dame...

Il constate que sa maitresse a grandi et il jette un coup d'oeil à Baphomet avant de ramener son regard sur Léviathan.

-Vous semblez épuisée.

Il plisse les yeux et lève le nez pour suivre le regarde de sa dame.

-Avez-vous déjà entendu le dialogue des étoiles, Baphomet?

Léviathan ne bouge pas, le regard porté sur les étoiles, les contours de son être son aussi mouvement qu'elle est parfaitement immobile, d'une manière si peu naturelle qu'elle ressemble à une photo, posée sur Baphomet.
Lucien passe la langue sur ses babines et tire sur la veste à que de pie bleu canard qu'il porte pour la rajuster.

-Puis-je être d'une quelconque assistance...?

Léviathan ne bouge pas. Lucien relève ses yeux vers Baphomet.

-Baphomet, peut-être ?