Je le guette depuis maintenant plusieurs heures. J'ai mis des conneries, du poisson, j'ai même ajouté du crabe, je me suis posté en haut d'un arbre et je manque de m'endormir à chaque instant. J'ai cette sensation d'être en suspens, en attente, comme si ma vie ne se jouait pas ici et tout de suite, mais que tout a déjà été joué, perdu, et que tout se solutionnera plus tard, d'une manière ou une autre. J'espère que j'aurais mon mot à dire. J'ai eu le temps d'y réfléchir, j'ai eu le temps de me torturer l'esprit. Tout ce que j'en retire, ce sont des fragments de souvenirs, comme on récupère des bouts de planches et du tissu en lambeau après un naufrage. Je n'en peux plus d'être aussi seul. Si je n'ai plus la pensée de vouloir mettre fin à mes jours, et surtout à mes nuits, je dois admettre que je ne veux plus être seul.

Je suis seul. Trop souvent. Toutes les nuits. J'en souffre énormément.

Aujourd'hui, je sais pourquoi : quelque chose en moi sait que ce n'est pas un état normal, ou quelque chose manque à mon corps, à mon esprit, et à ce qu'il me reste d'âme. Bien entendu, je n'ai pas tout reconstruit, loin de là, mais je me dis que si je me sens ainsi, c'est que je ne dois pas être le seul. C'est pourquoi je decide de ne pas être sage et de franchir un interdit sans précédent. J'en ai marre d'être en sursis. Je veux agir.

D'ailleurs...

SHHHT ! Plus un mot.

Le voilà !

Je me tapis dans l'ombre tandis qu'il approche. Il n'a pas une démarche normale. Son œil valide regarde partout sauf en l'air. Au moment où il arrive à ma portée, je me laisse tomber sur lui. Il miaule et essaie de me lacérer le visage, sans succès. Je le tiens fermement.

"Non, Gredin... Pas cette fois. Cette fois, tu vas faire quelque chose pour moi."

Il arrête d'essayer de se comporter comme un chat et saute devant moi, laissant sa queue s'enrouler autour de ses pattes avant comme un serpent protecteur. Il me toise et attend que je formule ma requête. Je tends la main et ouvre la paume dans lequel il y a une bague.

"Tu la lui apportes directement. C'est un cadeau pour elle... Et dis-lui... enfin fais lui comprendre... Enfin... Essaie de lui dire que je... Qu'elle n'est pas seule. Non. Tu sais quoi ? Donne-lui simplement et viens me rapporter ce qu'elle t'en as dit et... ARRÊTE DE LEVER LES YEUX AU CIEL COMME ÇA !"

Il s'avance, et... se met à manger le poisson que j'ai apporté pour lui. Je m'assois au sol, contre le tronc de l'arbre, attendant que Sa Majesté ait fini de manger.

"Tu ne veux pas me dire ton nom ? Ou au moins ce que tu es ?"

Il me regarde, arrête de manger, fait une pâle parodie de miaulement, et retourne à sa pitance. Soit. Je pose une main sur son dos et le caresse, s'il s'est un peu tendu sous ma main, il se calme rapidement et profite de son repas.

"Tu crois qu'elle pense à moi, parfois ?"

Pas de réponse. Non, évidemment que non.

"Tu penses qu'elle est avec ce... enfin l'autre vampire qui lui tourne autour ?"

Sans me répondre, ce connard de chat prend la bague délicatement entre ses dents et disparait dans les ombres aussi souplement que s'il en faisait lui-même partie.

Brave petit.

Je me pose contre le tronc de l'arbre et sort une cigarette, une vraie, de celle qui ne me fait rien oublier. Ma dernière "magique" a été consommée il y a quelque temps déjà et je serai prêt à payer cher pour en avoir d'autres.

Hellooow toi:

Sa tentative de retrouver la mémoire a été un échec cuisant.
Douloureux.
Anja sait à présent que quelque chose s’est tapi au fond de son esprit. Un sceau. La sorcière de la mémoire, Ygerne, n’a su lui en dire plus. C’est puissant. C’est là. Mais son champ d’action reste inconnu.

Et Kolbeinn dans tout cela ? Lui a-t-il menti ? Difficile à dire. La vampire navigue dans un océan de confusion et de questions sans réponse.

Mais comment expliquer cette sensation de familiarité lorsqu’elle a croisé son regard ? Comment justifier ce manque terrible, ce vide intense qui l’aspire années après années sans être comblé.
Par quoi ? Par qui ?

Anja est assaillie de maux de tête terribles depuis sa tentative avortée contre lesquelles même sa nature vampirique ne sait lutter. Elle reste donc assise sur son petit lit dans une pièce qui pourrait être un placard, la tempe appuyée contre la fraîcheur du béton. Une fraicheur apaisante. Elle a obtenu ce répit solitaire car les moindres bruits des activités des uns et des autres dans le dortoir lui donnaient envie de se taper la tête contre les murs. Viggo vient prendre régulièrement de ses nouvelles.
Il est inquiet. Signe qu’elle ne va sans doute pas bien.
- Qui es-tu ? Qui es-tu … ?  chuchote-t-elle comme un mantra.
Une part d’elle souhaite n’avoir jamais mis les pieds à Tir Na Nog. L’autre lui souffle qu’elle doit creuser. En savoir plus. Que c’est important, primordial même !

Elle est surprise de voir une petite boule de poil sortir soudain par la minuscule bouche d’aération de la pièce. Distraite de sa migraine, les deux prédateurs s’observent en silence. Une impression de déjà-vu la foudroie et elle tend la main.

- Kom hit, katten …
Le félin s’approche en plissant les yeux et laisse échapper quelques ronronnements lorsque les doigts de la vampire glisse dans sa fourrure.
- Qu’est-ce que tu fais ici ? Elle lui gratouille légèrement le cou. Que tu es vilain…
L’apparence assez frappante pour qu’elle ait l’impression de l’avoir déjà croisé ? Peut-être dans la cohue du Mess ?
Il enfouie soudain sa gueule dans la paume d’Anja qui a la surprise de sentir soudain le poids d’un objet en son creux.
- Qu’est-ce que …
En bougeant la main, elle découvre une bague digne d’un grand orfèvre, ciselée avec délicatesse.
- Où as-tu volé cela ?
Elle est forcément précieuse sentimentalement pour quelqu’un. Assis bien droit, le chat cligne paresseusement ses yeux et la vampire a la certitude étrange qu’il s’agit bien de sa bague.
Comment peut-elle savoir cela ? Le chat… oui le chat est décidemment un peu magique.
- Un cadeau ?
De qui ? Pourquoi ? Lentement, elle sort celle qu’elle conserve en pendentif autour de son cou.

Deux bagues.
Plein de questions.
Aucune réponse.

Lorsque Anja se risque à passer celle du chat à son doigt, elle a alors l’impression fugace de bras qui l’entourent. Chauds. Tellement chauds ! Elle clôt les paupières, croit entendre une voix. Elle en est tellement surprise qu’elle sursaute et se retourne comme si quelqu’un pouvait se trouver derrière elle.
La chaleur et la voix se sont retirés et elle retient à grand peine un hoquet tant leur absence lui fait mal.
- Qu’est-ce qui m’arrive ?
Elle contemple la bague avec suspicion. A vrai dire, elle aussi dégage de la chaleur. Complètement perdue, la vampire passe une main dans ses courts cheveux blonds.
- Je deviens folle ?
Le chat ne lui répond pas.  
Evidemment.  
Anja s’enroule dans ses couvertures et sert son poing fermé orné du bijou contre sa poitrine.
- Tu veux bien rester un peu avec moi ? demande-t-elle au félin.
L’animal la contemple sans bouger puis consent à venir s’enrouler contre elle. Lui aussi est chaud. Moins que la fugace présence de tout à l’heure. Ses doigts retrouvent son pelage tandis que son autre main joue avec la délicatesse de la rose sculptée.
- Tu le sais toi ? Qui m’offre cette bague ? … tu ne veux pas me le dire ? Dans ce cas, tu lui diras merci…. Pour moi ?

A la place de réponses, le chat lui offre autre chose.
L’oubli blanc et celui de la douleur qui martèle son crâne.
Le sommeil.

Mon corps est au repos, sur la plage, un chat satisfait et ronronnant entre mes bras.

Ce n'est pas la première fois que j'essaie de me projeter en dehors de mon propre esprit pendant mon rêve. Je me projette le plus loin possible pour que personne n'ai à supporter la merde, et pour ne pas me faire rattraper par elle. Souvent, mes rêves sont peuplés de songes qui ne m'appartiennent pas, mais pendant les rares moments de clairvoyance, j'arrive à rester concentré suffisamment longtemps pour errer librement. Sans dire que je prends le coup de main, je suis de plus en plus agile à m'extirper de la mélasse mémorielle.

Je ne recherche qu'une seule et unique personne : celle qui me manque. Bien entendu, je sais très bien qu'il y a très peu de chances que je la retrouve. J'ai pesé et trouvé chaque morceau manquant dans mon esprit. Si je ne comprends pas encore bien sa forme ou sa nature, au moins je sens son empreinte qui m'a marquée profondément.

Alors que je me dirige vers une poignée d'étoiles qui composent les rêves des autres, j'hésite. Je sais qu'elle a retrouvé son mari, cela fait de moi l'autre homme… et son mari est non seulement un vampire, comme elle, mais il est en plus son fils en ténèbres. Leur lien est donc une évidence, comme s'ils avaient été façonnés l'un pour l'autre, ils ne peuvent pas se séparer sans conséquences. Tandis que moi…

Mon esprit s'arrête totalement.

… j'ai le choix.
Je suis libre, totalement. Rien ne nous enferme l'un avec l'autre, strictement rien ne nous oblige, aucun lien mental, aucune restriction.

Cette idée me donne le vertige, un étourdissement onirique étrange que seule la perception de l'infini peut créer.

Je me battrai, envers et contre tout.

“Baphomet ?”

Une voix de toute jeune femme, non pas un esprit, mais un souvenir. Je lui souris, elle s'efface. C'est très troublant, ces apparitions, maintenant que mon cerveau à été boosté par Levy. Son âme est ailleurs, mais sa mémoire est ici.

Une fois qu'elle s'est totalement dissipée, je me dirige vers les autres songes avec détermination.

Tu es par là, inconnue du passé, je le sens.

Anja sait qu’elle rêve et savoure cet instant de légèreté.
Sa tête ne lui fait plus mal et elle se sent aussi légère qu’une bulle.

La froideur et la grisaille des bunkers ne sont plus. Au contraire, elle est en plein nature et le soleil brille si fort et haut qu’il l’aurait détruite en quelques secondes. La vampire ferme les yeux avec délice alors que sa peau se réchauffe. Au du moins, c’est l’impression qu’elle a. Sans doute un très lointain souvenir de lorsqu’elle pouvait encore ressentir sa caresse.
Elle sourit et écarte les bras, s’offrant totalement.

Elle s’avance ensuite dans la neige qui crisse agréablement sous ses pas et note qu’elle porte toujours la bague offerte par le chat, à l’intérieur du songe. Il faut dire qu’elle est magnifique et scintille de mille feux sous la lumière.
Le voilà d’ailleurs qui apparait soudain entre ses jambes, ce terrible félin.
- Mais qu’es-tu donc toi ?
Il se frotte à son pantalon et fait des huit consciencieux avant de se carapater soudain entre les arbres. Impulsivement, Anja le suit.
- Attends ! Attends-moi !

Elle ne doit pas avoir sa super vitesse de vampire ici puisqu’elle n’arrive pas à le rattraper, malgré ses efforts. Elle débouche soudain dans une clairière toute en fleur comme un écrin de verdure champêtre gardé par les rigueurs de l’hiver. Le chat a disparu.
Planté au milieu des fleurs, Anja le cherche du regard. Un miaulement lui fait tourner la tête alors que le félin sort de l’ombre.
Mais le regard de la vampire s’attarde derrière le chat. Elle sait… elle est certaine que quelqu’un se tient là.
Elle fronce les sourcils, plus curieuse que méfiante au beau milieu de son rêve. Est-ce Kolbeinn ? Celui qui se prétend son époux et infant ? Non… non c’est quelqu’un d’autre…
La vampire ne sait pas qui mais tout son corps semble se tendre vers cette présence. Alors elle patiente puis finit par lui présenter sa main, paume ouverte en une invitation claire. Qui que soit cet être, il ne peut être un danger ni malveillant. Il s’agit de son rêve après tout !

- Venez… montrez-vous…  

"Tu en fais trop..."

Les fleurs de printemps, le ciel bleu, mais avec quelques nuages de-ci de-là, comme pour lui donner du relief ? Quoi d'autre ? Pourquoi pas un ravissant petit ruisseau, ou encore une volée de biches effarouchées, tant qu'on y est ? Et des papillons, allez !

Le chat me revient et repars.

"Je te suis, je te suis."

Je le suivrais bien en étendant mes ailes, mais pour une raison étrange, elles ne sortent pas, et de toute façon, l'une d'elle est brisée. Je prends un instant pour regarder le paysage qui est apaisant. Ce n'est pas le mien. Ce n'est définitivement pas le mien.

Alors que j'avance, les fleurs se font plus blanches, et plus nombreuses sur le sol, jusqu'à ce qu'elles deviennent pareilles à une neige chaude au toucher, comme des centaines de Dandelion qui lâcherait leur pollen au moindre coup de vent. Je me sens... étrange, comme au bord de mes émotions. Je prends une grande inspiration...

... Mes émotions ...

Les miennes, à moi tout seul.

Mes canaux lacrymaux se contractent douloureusement, comme quand on écoute la même berceuse de quand on était petit et qu'on regrette cette époque passée, une boule se forme presque dans ma gorge... Si j'avais eu une enfance, je pense que c'est ainsi que je me sentirai. Perdu, et retrouvé.

J'ouvre les yeux sur un paysage enneigé totalement, une forêt de pins. Je me souviens de cet endroit sans jamais y être allé.

Le chat me ramène à la réalité, il me regarde d'un œil sévère. L'autre reste irrémédiablement fermé.

"Oui, j'arrive !"

Il fait un miaulement et s'envole à nouveau et je le suis laborieusement... Avant de me figer. À l'orée d'une clairière, il y a elle. Cette femme, que je connais en moi, sans savoir qui elle est, ni ce qu'elle est, ou qui nous sommes l'un pour l'autre. Elle me repère et me somme de sortir.

Sans me faire prier, j'apparais en pleine lumière et avance jusqu'à être à sa portée. Je n'irai pas plus loin, malgré l'envie. J'essaie de ne pas la détailler, de ne pas aspirer chaque petite parcelle de sa peau, de ses cheveux, ou de ses yeux. Et alors je remarque ma bague à son doigt, et immédiatement, je reprends espoir, confiance, et un sourire vient illuminer mon visage.

"Bonjour." Anja, elle s'appelle Anja. Je m'en souviens du souvenir du greffier, mais j'aimerais m'en souvenir par moi-même. "Je... vais être direct. Je ne me souviens plus de vous, mais je sais que nous avons eu un passé ensemble."

Et je brûle d'avoir un avenir.

"Est-ce que vous en savez plus que moi ?"

Le voilà donc son visiteur nocturne. Sorti tout droit de son imagination. Etonnant venant de sa part. Anja n’a jamais été de nature très créative. Ou peut-être s’agit-il d’un « homme » qu’elle a déjà rencontré et dont elle a sauvegardé le physique quelque part.
Plaisant au demeurant.
Elle l’observe avec attention sans beaucoup de subtilité. Il s’agit d’un rêve après tout.

Il sourit sans qu’elle n’en comprenne la raison.
Il est beau ce sourire.
Anja sent le coin de sa propre bouche rebiquer en réponse.

- Bonjour.
Elle penche légèrement la tête sur le côté. Cette voix lui semble aussi familière que son physique. En particulier cette étrange cicatrice. Quand a-t-elle bien pu le rencontrer ? Pourquoi son rêve a-t-il décidé de le lui montrer maintenant ?
Le chat se trouve à côté de lui et semble particulièrement satisfait de lui.
- Bonjour. Ou bonsoir parce qu’il fait nuit non ? Elle lève le nez vers le ciel. J’imagine qu’ici, ça n’a pas tellement d’importance.

Qu’ils sont polis dans ce rêve… Va-t-elle se souvenir de tout cela au réveil ? Rien n’est moins sûr.
- Je... vais être direct. Je ne me souviens plus de vous…
Anja lâche un petit rire.
- Alors nous sommes deux. Mais pour vous c’est sans doute plus normal. Un souvenir ne peut se souvenir. Vous n’êtes… qu’un fragment de ma mémoire.
-… mais je sais que nous avons eu un passé ensemble.
- Un passé, je ne sais pas. Mais nous nous sommes certainement croisés à un moment ou à un autre. Sinon je n’aurais pas pu évoquer votre image dans mon rêve.
- Est-ce que vous en savez plus que moi ?
La question le surprend totalement.
- Comment cela… en savoir plus ? Elle fronce les sourcils. Voilà un souvenir plutôt curieux. Je sais que l’on se trouve dans mon rêve et que… manifestement j’ai eu envie de rêver de vous.

La vampire s’approche pour mieux l’observer en détail. La mémoire est un formidable outil lorsqu’elle le veut bien. Elle a rendu la texture et la chaleur de sa peau à ce fragment de ses archives avec une précision redoutable. Du moins si elle en croit la sensation qu’elle éprouve en caressant la joue de l’inconnu sans aucune gêne. Après tout, ils sont dans son rêve.
- Que suis-je censée savoir de plus ?  

Elle me lance un regard appréciateur, et je dois dire que je suis sans doute le plus transporté des deux. Je lui dédie un sourire alors qu'elle s'approche de moi, et elle me sourit en retour.

OUAIS ! OK ! LE CHAT N'A PAS RÉUSSI À LA TRANSPOSER ! ELLE EST SUPER SEXY !

Comment je fais, moi, maintenant ? Elle est supposée être ma femme, mais sincèrement, si j'avais l'espoir de la retrouver, je ne m'étais jamais demandé ce que je lui dirai ce jour-là.

"Rien de l'extérieur n'a réellement d'importance."

Ici et là, c'est elle et moi. Hors de question d'y faire entrer quoi que ce soit de déplaisant. Sinon, je demande non seulement un remboursement, mais aussi un nouveau rendez-vous dans les plus brefs délais... Ou je demande à parler au manager !

Un souvenir ne peut se souvenir...

Elle ne sait pas que les gens peuvent se connecter les uns les autres dans leurs rêves ? Pour ma part, c'est la première fois que je rêve pour moi-même depuis très longtemps et sans que ça soit hanté par des cauchemars pétris de vengeance. Qu'un... qu’un fragment de sa mémoire ?

"Ouch, c'est vexant, ça."

Je penche ma tête sur le côté. Elle n'est pas comme dans le souvenir. Elle semble, non pas plus triste, mais plus terne. En fait, elle a l'air d'être moins elle-même. Ou du moins, je l'espère. Mes espoirs sont réduits à néant : elle ne se souvient de rien. C'était assez attendu.

Pour moi, et si je dois faire abstraction des souvenirs qui ne m'appartiennent pas, elle est comme l'air d'une musique, qui transcende le temps et l'espace, qu'on connait, qu'on pourrait fredonner en même temps que de l'écouter, qui sait s'adapter à tous les styles, à toutes les époques... mais qu'on n'arrive pas à définir.

"A votre service. Vous pouvez rêver de moi autant que vous le voulez."

J'ai un air un peu mélancolique, malgré moi. Je ne pensais pas que... ce serait si dur. Elle me manque, mais je ne sais même pas qui elle est... Mais elle manque à mon corps, à ce qui reste de mon âme, et à mon coeur ! Bordel !

Elle s'approche de moi, et cela ne m'aide pas à réfléchir de manière posée. L'avantage pour moi est qu'elle est persuadée qu'elle est dans un rêve. En somme : je peux faire autant de conneries que je veux, cela passera crème. Je vais essayer de ne pas en faire, mais cette idée me rasereine un peu.

Je prends sa main dans la mienne et la pose sur ma joue. Sa paume froide me fait fermer les yeux, et avoir un nouveau sourire. Elle est là, c'est tout ce qui compte. A sa question, je commence à chanter, du bout des lèvres.

"Wise men say
Only fools rush in
But I can't help falling in love with you"

Mes yeux s'ouvrent, espérant trouver dans ses saphires autre chose que de l'incompréhension. Une petite lueur d'un passé lointain, n'importe quoi... C'est alors qu'un bruit étrange nous parvient. Un bruit dont les ondes sont visibles sur le rêve.

"Où êtes-vous endormie ?"

- A votre service. Vous pouvez rêver de moi autant que vous le voulez.
Anja a un sourire amusée.
- Je n’y manquerai pas alors.

Il a l’air soudain un peu triste – étrange pour un souvenir non ? – et Anja ressent le besoin sorti de nulle part de le consoler.
Elle vient alors vers lui, caresse sa joue. Loin de la froideur de sa race, l’homme est chaud. Brûlant.

Son sourire revient mais ne lui apporte malheureusement aucune réponse.
Il se met alors à chanter tout bas. Aussitôt Anja reconnait la chance. Elvis Presley. Un classique.
Et pourtant, la chanson a une résonnance différente, comme si elle tirait sur une corde sensible. La vampire ferme à son tour les yeux, sourcils froncés, alors que la mélodie s’imprime en elle.

- J’aime cette chanson… chuchote-t-elle sans savoir exactement pourquoi.  

Elle réouvre les paupières lentement
Les yeux verts de l’inconnu l’attrapent et la gobent toute entière alors qu’elle ne peut que lui renvoyer un regard plein d’interrogation. Qui est-il ? Pourquoi a-t-elle l’impression que c’est une question importante. Vitale même.
- La chanson…

C’est terriblement frustrant. C’est comme avoir un mot sur la langue mais ne pas réussir à le verbaliser. Le/les ? souvenirs reliés à cette chanson sont là, au bord de sa mémoire sans réussir à être compréhensibles.
Son pouce caresse la peau de l’homme et puis soudain, ca la frappe comme un coup de poing  ou un éclair.
- Baphomet ?
Une larme rouge coule sur sa joue sans qu’elle ne sache pourquoi. Elle a l’impression d’avoir perdu et retrouvé quelque chose. Quelque chose de précieux.
- C’est ton nom, n’est-ce pas ?

Un son perturbe leur moment et Anja recule, soudain effrayée par cette afflux de sensations, de familiarité, de chaleur.

- Où êtes-vous endormie ?
- Je… dans des bunkers. Une petite chambre… Elle essaie de refaire le point sur ce qu’il s’est passé avant. J'avais… terriblement mal à la tête et le chat, elle baisse les yeux sur le félin, il est venu… il m’a apporté cette bague. Le bijou resplendit à son doigt. Anja a un rire un peu perdu et passe une main dans ses cheveux. J’ai l’impression que ce que je dis n’a pas de sens… Vous êtes réel ? Où êtes-vous ?

Ce que j'aime son sourire ! Je suis certain que j'adorerai son rire aussi. En fait, je me suis sans doute déjà fait la réflexion plusieurs fois. Sa main fait naître un frisson en moi. Ce n'est pas le fait qu'elle soit froide, c'est plutôt le fait que je sente comme une coulée de lave sous la glace. M'a-t-elle toujours fait cet effet ? Très certainement, me connaissant.

Je me mets à nu, en lui chantant la musique du mariage, de notre mariage, et sa voix, détendue, apaisée, me parvient. Elle aime cette chanson. Cependant, comme si je venais de presser la détente de quelque chose dans sa mémoire, je vois dans ses yeux de Saphir qu'un fil rouge vient de se tendre et de happer quelque chose.

Baphomet

Mon nom, dans sa bouche.

"Oui, Saphir, c'est bien mon nom."

J'inspire, et expire dans des spasmes d'émotions diverses et variées. Oui, elle se souvient de moi, elle sait qui je suis, et elle ne fuit pas en courant, ni ne me gifle d'ailleurs.

"Bunker, OK." donc pas loin. Juste... de l'autre côté du brouillard en fait. Elle me parle du chat. "Gredin... C'est son nom." Je hoche la tête, et reviens vers elle. "Oh oui, je suis réel, douloureusement réel. Les maux de tête, c'est normal, parfois vous... Non, tu m'as tutoyé. Parfois, tu vas saigner du nez aussi. N'insiste pas. Je suis sur la plage, pas loin."

Le tremblement semble s'éloigner. Ce n'était qu'un truc de son côté, mais si elle est en sécurité, alors ça me va. Hors de question de laisser passer cette chance. Je cours vers elle, et la prends dans mes bras, je la serre, fort, parce que je sais qu'elle ne se brisera pas, et je sais que j'en ai besoin.

"Bordel, tu m'as tellement manqué."

Naturellement, je sais qu'elle n'est pas tout à fait là. Sa mémoire morcelée l'en empêche, mais je parviendrai à lui rendre la mémoire, je n'ai pas le choix, il le faut.

"Comme je te disais, nous avons eu un passé ensemble. On se connait. On s'est côtoyé, et puis on s'est oublié, mutuellement, plusieurs fois. Est-ce que ta mère en ténèbre est proche de toi, en ce moment ?"

Il serait plutôt... confortable, pour nous, qu'elle soit loin, très loin, crevée, de préférence. Mais avec ma chance, j'en doute.

- Oui, Saphir, c'est bien mon nom.
Saphir ?... ce surnom aussi résonne en elle. On l’a déjà appelé comme ça… Il l’a déjà appelé comme ça. Souvent. Elle trouvait ça drôle et plutôt juste. Les pierres précieuses sont belles mais froides. L’anectode lui revient comme ça, sans prévenir.
Il lui demande où elle se trouve et parfaitement chamboulée, elle lui répond.

- Bunker, OK. donc pas loin. Gredin... C'est son nom.
- J’ai cru… j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Il avait l’air déterminé à me donner son cadeau… Vous êtes réels ? finit-elle par demander après un silence.

- Oh oui, je suis réel, douloureusement réel. Les maux de tête, c'est normal, parfois vous... Non, tu m'as tutoyé. Parfois, tu vas saigner du nez aussi.
Anja fronce les sourcils. Comment sait-il tout cela ?
- Ca m’est déjà arrivé. On a essayé de m’aider. A retrouver la mémoire. J’ai… quelque chose dans la tête. Quelque chose qui bloque mes souvenirs. Où êtes-vous ?
- N'insiste pas.
- Pourquoi ? Qu’est-ce que tu sais à ce propos ?
- Je suis sur la plage, pas loin.
- La plage ? A Tir Na Nog ?

Soudain il est là, très près. Trop près.
Anja écarquille les yeux. Si elle pouvait respirer, il la serrerait à l’étouffer. Les rêves n’ont pas d’odeur, mais lui en a une.
Familière encore une fois.
C’est le deuxième homme qui semble avoir été proche d’elle à un moment ou à un autre dans sa vie et dont elle ne se souvient pas. Elle devrait le repousser, prendre du recul avec tout cela. Pourtant ses mains sur ses bras n’esquissent aucun geste pour se libérer. Au contraire, elles grimpent lentement, enrobent ses épaules tendues et la vampire finit par lui rendre son étreinte. Elle ferme à nouveau les yeux, enfuit son nez contre sa peau. Ses doigts coulent sur sa nuque, à la naissance de ses cheveux. Un geste intime qu’elle sait avoir déjà fait.

- Bordel, tu m'as tellement manqué.
- Je crois… je crois que moi aussi… murmure-t-elle sur un ton incertain.
Pourtant son corps parle pour elle et semble le reconnaitre bien plus qu’il n’a reconnu Kolbeinn.
- Mais je suis perdue, Baphomet.
- Comme je te disais, nous avons eu un passé ensemble. On se connait. On s'est côtoyé, et puis on s'est oublié, mutuellement, plusieurs fois. Est-ce que ta mère en ténèbres est proche de toi, en ce moment ?
Cette fois, elle se dégage un peu pour mieux l’observer.
- Non… elle est loin à Oslo. Elle ne voulait pas que je vienne ici. Tu l’as connait ? Raconte-moi… raconte-moi ce que tu sais d’autres. Sur moi… sur nous…

Pour une cause perdue, elle n'était qu'à un rêve de là. Tout ce que j'espère, c'est qu'elle se souvienne de ça, et qu'on se retrouve régulièrement sans tout avoir à remettre à zéro. Je ne sais pas si je peux influer dessus, je ne maîtrise pas cet endroit, ni la portée de sa magie bloquante.

“C'est un cadeau que j'aurais dû faire depuis longtemps. J'avais peur qu'il ne l'avale.”

J'ai un rire à cette idée. Alors le chat peut passer de moi à elle, et le fait, sans que je ne sache pourquoi. Il cherche à nous mettre ensemble, comme un MJ perfide.

Peu importe.

“Oui, la plage à Tir Na Nog !”

Je quitte ma tristesse, mes questions, mon incompréhension… ma… dépression… pour ses bras. Mon combat n'est pas terminé, loin de là, mais il a un but beaucoup plus proche que je n'aurais pu le deviner. Mon bonheur atteint un pic alors que je sens ses mains glisser le long de mes bras pour venir jusqu'à mon cou.

“Perdue ? Oui… je sais… attends…”

Je consens, à regret, à la laisser aller. Mon regard ne la lâche pas, et mon sourire ne me lâche pas non plus.

“Elle… Je suis très probablement la raison de ta perte de mémoire. Ce pouvoir maudit était ma spécialité. Cependant, y a un truc qui a merdé, parce que cela m'affecte aussi. J'ai totalement oublié ce qui s'est passé et j'oublie régulièrement nos rencontres. Normalement, je suis vraiment très prudent… mais elle a dû m'obliger à oublier aussi... C'est jamais une bonne idée de demander à quelqu'un de fermer une boîte avant de lui faire perdre la clef.”

La raison de cela ? Aucune idée, mais je devine très bien qu'elle n'a pas dû apprécier notre rapprochement, à moins qu'elle ne soit naturellement très méfiante. Toujours est-il que Saphir ne pourra pas contourner seule la barrière mise en place. Je vais devoir réfléchir.

“J'ai su que tu avais retrouvé ton mari… enfin… l'autre… mari. Je ne savais pas qu'il était encore de ce monde.”

Je souris, prenant la main d'Anja.

“Mais cela n'aurait sans doute strictement rien changé.”

Je ne pourrais faire croire à personne que je me serai sagement écarté. Pas cette fois. Pour toujours et à jamais !

- Elle… Je suis très probablement la raison de ta perte de mémoire.
- Quoi ?

Sourcils froncés, elle le dévisage sans arriver à y croire. Ce qui est ridicule parce qu’elle ne le connait pas. Elle n’a pas à lui faire confiance. Elle n’a pas à se sentir trahie… et pourtant c’est exactement ce qu’elle ressent à cet instant. Un puissant sentiment de trahison.
D’abord sa mémoire qui se joue d’elle, puis l’homme qui se fait appeler son mari et infant qui ne semble pas toujours avoir toute sa tête et l’appelle Esfir et maintenant lui. Un autre « fantôme » de son passé qui semble ne lui être révélé que pour la mettre à terre aussi.

Blessée… voilà ce qu’elle est.

- Pourquoi ?... pourquoi avoir fait ça ?
- Ce pouvoir maudit était ma spécialité. Cependant, y a un truc qui a merdé, parce que cela m'affecte aussi. J'ai totalement oublié ce qui s'est passé et j'oublie régulièrement nos rencontres. Normalement, je suis vraiment très prudent… mais elle a dû m'obliger à oublier aussi... C'est jamais une bonne idée de demander à quelqu'un de fermer une boîte avant de lui faire perdre la clef.
Anja lève une main, respire pour tenter de mettre de l’ordre dans son esprit.
- Attends… attends… ralenti je t’en prie. Alors c’est ça, notre passé en commun ? Tu es mon bourreau. Mettre de l’ordre dans ses idées devient de plus en plus compliqué. Si… si c’est toi qui m’a fait ça…pourquoi s’était-on revu ensuite ? pourquoi est-ce que je t’ai manquée ? Pourquoi…. Pourquoi j’ai cette impression de familiarité ? Pourquoi mon corps semble te reconnaitre ?
- J'ai su que tu avais retrouvé ton mari… enfin… l'autre… mari.
- Mon autre mari ? Par les dieux combien en a-t-elle ?
- Je ne savais pas qu'il était encore de ce monde.

Anja soupire. Elle ne se souvenait même pas de son existence ! Il avait eu l’air profondément touché par le fait qu’elle ne le reconnaissait pas, qu’elle rejette en bloc leur histoire, cette responsabilité de Mère en Ténèbres, cette liaison, ses autres infants…

- Mais cela n'aurait sans doute strictement rien changé.
Elle le fixe droit dans les yeux.
- Changer quoi ? … il m’appelle Esfir… Mais je ne sais pas qui est cette femme. Je ne sais même pas si elle a existé ou s’il profite de mon amnésie pour s’attirer la sympathie de ces geôliers. Qui tu connais-toi, Baphomet ? Quelle femme j’ai été pour toi ? … et surtout…elle lui sert la main avec force. Pourquoi tu l’as effacée ? conclue-t-elle, la gorge nouée.

Bordel, ce que je suis tendu. On peut être tendu dans un rêve ? Oui, visiblement. Il faut que je me calme, ou sinon, je vais tout faire foirer. Je tends les mains, paumes vers elle, avant de les joindre l'une à l'autre. Je ne sais pas pour combien de temps j'en ai, pour combien de temps nous en avons. Je veux tout faire trop vite. Il faut que je me calme. Je respire, lentement, voilà.

Baphomet, ne fais pas tout foirer, je te prie.

Je ne ferai pas tout foirer... Je ne ferai pas tout foirer... Je ne ferai pas tout foirer...

"Je suis... sincèrement... désolé. J'aimerais t'apporter des réponses. Je vais te donner mon point de vue. Jusqu'à il y a quelques jours, je ne te connaissais pas. Et puis ce chat, Gredin, a débarqué et j'ai lu ses pensées... quand il m'y a autorisé, cet enfoiré a de sacrées griffes. Et je t'ai vue. Sur le coup, je ne me suis pas posé trop de questions. Puis, je suis remonté plus loin dans sa mémoire, et je nous ai vu, plusieurs fois. Nous nous sommes redécouverts à chaque fois. Je nous ai vu en train de nous engueuler, je nous ai vu en train de nous embrasser, je nous ai vu en train de... Les chats peuvent être pervers ? Oui, j'imagine."

Je parle d'une voix curieusement calme, et posée.

"Je n'oublie jamais rien, sache-le, mais je n'avais aucun souvenir de toi dans ma vie. On se rencontrais, on se fréquentais, et on s'oubliait, sans aucune raison. Et crois-moi, une fille comme toi, je ne l'aurais oubliée pour rien au monde."

Mes mains se joignent plus fort, à m'en faire blanchir les jointures.

"Visiblement, j'ai essayé de fouiller dans ta mémoire auparavant, pour essayer de réparer ce qui peut l'être, mais je me suis heurté à un mur que j'ai sans doute moi-même conçu."

Voilà, on en arrive à mon plus grand échec.

"J'ai... une théorie, sur ce qui s'est passé, mais je ne suis sûr de rien. Je pense que ta mère en ténèbre voulait que tu oublies ton mari pour une raison ou une autre et m'a demandé de le faire. Elle a dû... voir... comprendre... que j'allais essayer de la doubler. La mémoire est très importante pour moi, et je ne l'efface qu'en tout dernier recours. Alors elle s'est mêlée de mon pouvoir, et a fait en sorte de me neutraliser."

Mes doigts se nouent les uns aux autres, je me sens de plus en plus mal. Ma tête se baisse, de honte. Oh oui, j'ai honte.

"Esfir était ton nom auparavant, j'imagine. Moi, je te connais, toi, tu es une femme qui me manque cruellement, que je désespère de rencontrer, de revoir. Je ne sais pas la femme que tu as été, je ne sais plus, mais je sais une chose : tu me rendais heureux..." Cette fois, ma tête se rentre dans mes épaules. "A dire vrai, je ne sais même plus quel a été le paiement pour cela... Mais je n'aurais pas dû le faire. Je t'assure que je regrette, je le regrette chaque jours, et que je ferai tout pour que tu retrouves toute ta mémoire intacte."

J'inspire à nouveau, avant de regarder Anja, Esfir, Saphir, qui qu'elle soit, droit dans les yeux. Je suis déterminé, plus que jamais.

"La femme que tu as été pour moi... est tout, et pourtant n'est rien... en comparaison de la femme que tu pourrais être."