Cela fait un peu moins de deux heures que l'événement a eu lieu. Le corps de la dernière chrysalide n’est pas encore totalement froid. Sur la petite placette habituellement surpeuplée, on est en train de filmer les lieux avec la plus grande indécence, certains poussent le vice à prendre des selfies avec les cadavres en fond. Ils se font rapidement alpaguer par les forces de l’ordre qui ont l’air particulièrement dépassées par un tel événement.

Dans un camion ambulance, le jeune serveur est assis, traumatisé par la vision d’horreur. Il tressaille et gémit dès qu’un papillon s’approche de lui.

Des papillons, il y en a partout. Au sol, écrasé ou non. Sur les façades des magasins, les tables et les lampadaires. Il n’y a pas un endroit où poser les yeux qui ne soit pas escalader par un petit phalène insouciant. Il y a même, dans les eaux du port, un certains nombre d'îlots de cadavres de papillons.

Dans le ciel, ce sont de véritables nuées dansantes qui s’agitent en volutes interminables.
Au milieu de ce milliers de lépidoptères, un cercle parfait de corps avachis. Ils grouillent, fremissent…. Si de loin on pourrait croire qu’ils respirent, en s’approchant, on réalise avec horreur qu’une couche conséquente de papillons les recouvre.

Plusieurs policiers, particulièrement pâles, regardent la scène en discutant à voix basse.
Un médecin légiste et son assistante sont en train de faire quelques prélèvements au sol sur les cadavres de papillons. Pour une raison que vous ignorez, ils ne s’occupent pas des corps mais une odeur particulièrement capiteuse vous envahit les narines en vous approchant du cercle et un bruit, aussi, indescriptible.

L'eau a cessé de couler depuis une bonne poignée de minutes. Pourtant, les bruits de succions de nos deux corps mouillés habitent la douche d'une délicieuse musique intime. Nos peau fondent, l'une contre l'autre et je me noie dans tes soupirs contenus. Je mordille cette gorge tendre, offerte et...

"Scooby Dooby Doo, where are you?
We got some work to do now..."

-....

Je m’interromps brutalement en tendant l'oreille.

"... Scooby Dooby Doo, where are you?
We need some help from you now
Come on Scooby Doo, I see you
Pretending you got a sliver..."

-... Rahat ! Gros soupir et roulement de globes occulaires.

"... You're not fooling me, cuz I can see
The way you shake and shiver..."

- C'est Cristian... Et le frate ne touche jamais à son téléphone qu'en cas d’extrême urgence. On a du taf', frumusețe.

"...You know we got a mystery to solve so Scooby Doo be ready for your act
Don't hold back !"

***

En arrivant sur les docks, Cristian nous lance une des œillades difficiles à déchiffrer : Vesper et moi avons les cheveux mouillés, et le même parfum de gel douche fraichement rincé. J'ai du mal à savoir s'il a compris qu'on a passé la nuit ensemble ou s'il plane au dessus de notre nid de coucous sans griller la baleine planquée sous le gravillon.

Toujours compliqué de savoir avec le gadjo.

Quoi qu'il en soit le spectacle des lieux est suffisamment glaçant et dégueulasse pour laisser de côté nos petites cachotteries. Le topo avait beau être clair avec les vidéos du frangin, il n'en demeure pas moins que l'ensemble est brutal. Des cadavres éviscérés et énucléés, pourrissant sur la jetée dans les effluves capiteuses de leur Mort, recouverts d'une couche épaisse de papillons mouvants. Des lépidoptères, il y en a partout : flaques noires au sol, nuages grouillants dans les airs. Frisson léger, malaise tutélaire.

Des phalènes, en plein jour :
une hérésie que la Nuit n'approuve sûrement pas.

- Putain d’bruit.  J’vais plutôt voir d’où vient ce son. Pas sûr que ça n’est pas un rapport avec ces saloperies.
- Ok, j'vais aller fureter mon bagout du côté du rescapé. Je regarde Vesper. Tu te sens de "sonder" les victimes ?

C'est la plus à même de faire ce boulot - ni moi, ni Cri' n'avons les capacités de communiquer avec les morts- mais je répugne un peu à lui laisser cette sale besogne. J'attrape sa main.

- Tu m'dis sinon... Bécot de protection sur cette bouche déjà prête à râler. Sourire-ravage. J'te dois un vrai p'tit déj au lit, promesse...

Je m'éloigne pour m'immerger dans la foule. Je repère une blouse blanche qui traine sur le siège avant d'un des ambulances. Personne ne me remarque alors que je l'enfile et que je me glisse auprès du jeune serveur qui grelotte dans sa couverture de survie.

- Hey... J'peux m’assoir ? J'évacue quelques phalènes invasives. Tiens, prends-ça... Je lui tends une sucette, une de celles que j'ai achetées pour Sunrise et qui s’est glissée mystérieusement dans la poche de mon futal. Un peu de sucres rapides, ça requinque après ce genre de choc. Chuis Ciulin, et toi ?

J'ai la peau chaude de baisers. L'eau brûle et détend, mais toi, tu sais y faire. Rires mutins derrière le rideau en plastique qui cache nos bêtises de gosses amoureux. Douce routine du matin.
Et un générique, qui s'invite, qui rompt l'ambiance. Le frère au bout du fil pour une nouvelle mission. Tu râles, mais moi je me marre.
C'est formidable, tu ne saisis pas ?

« Youpi-doo-pi-dooooooo !... »

Je ponctue ta bouche d'un bécot sucré, parfum savon à l'amande. Ni une ni deux, je sors de la douche pour enfiler ma tenue de super héroïne locale, la mine extatique face aux promesses de lugubre. Qu'est-ce qu'on va trouver, aujourd'hui ? Peu importe, ce sera l'adrénaline en premier lieu.

J'y suis désespérément accro, mon chou.
Got some freaky job to do.

[…]

« Yo ! »

La  paume en avant, je salue Cristian le plus naturellement du monde. Le frère de Ciu', c'est un type unique en son genre avec lequel je peux pas me la jouer trop... brusque, dira-t-on. Ça fait pas tellement longtemps qu'on s'est rencontrés, en plus. Disons qu'on est encore dans la zone grise du « je te connais sans te connaître ». Mais il est quand même cool, quand je parviens à papoter avec. Et c'est un hacker, alors c'est classe. CQFD.

Mais pour l'instant c'est pas forcément lui qui attire mon attention en premier lieu. Le port grouille et s'étire de misère, de visages ravagés, d'insectes grouillants. Les mains aux poches de mon bomber, je balaie la zone du regard, un relan putride me parvenant aux narines. Ça pue la mort par-dessus les embruns. Les corps éclatés et les papillons au sol rendent le tout trop Lovecraftien pour être vrai.

Et pourtant, c'est bel et bien devenu ma réalité.

« Ben putain. Comment ça craint... »

Je marmonne ça entre mes lèvres pincées, plus calme que ce à quoi je m'attendais. La morosité du coin a de quoi rabattre mon énergie volatile. Ciulin s'approche, me demande de sortir Whisper du placard en s'excusant presque. Aaaaw.

« J'suis pas en sucre, chérie, et ça reste mon taf hein. » Poutou rendu, poke sur le nez. Iel est adorable, parfois. « T'inquiète pas comme ça... Allez. »

Je flatte son épaule. Concentrée, je les laisse tout deux quitter mon sillon pour marcher d'un pas ferme vers le cercle de morts. Ni trop près, ni trop loin. Mes rangers ne doivent pas toucher les papillons. A quelques mètres à peine, un légiste et son assistant font leur boulot. Et moi, j'attise mes sens pour faire le miens.

Inspiration.
Expiration.

J'ouvre les yeux sur le monde parallèle à la recherche des malheureux.

Mais ce que j'y vois me glace le sang.

Il n'y a personne.
Personne, si ce n'est des silhouettes.
Grouillantes, noires, vivifiées de spasmes. Pantins d'encre reliés aux corps, sans les épouser, parasitant les morceaux de chairs.
J'approche encore, pour mieux voir. Certaines se tournent vers moi. Elles m'ont vues. Elles sont là.

« Mademoiselle, éloignez-vous tout de suite ! C'est une scène de crime je vous signale !! »

La voix des autorités me ramènent, me forcent à sortir du jeu dangereux. Je secoue la tête et les apparitions sont de l'histoire ancienne. Je ravale ma salive, m'éloigne sans mots, sans protester pour une fois. Je ferais mieux de faire gaffe.

Je rejoins le crew à pas vifs, la sueur glissant dans ma nuque, les yeux encore secoués. J'ai froid.

« Y'a du bordel côté ectoplasmique, les gars. Y'a pas de spectres... Juste des... ombres, j'crois. C'était ultra bizarre. C'est pas comme d'habitude... Clairement pas. »

Ma voix, je la laisse trembler, quelques secondes. Avant de me reprendre, aussi simplement. Le choc est grand mais pas insurmontable. Interdiction de flancher, c'est l'heure d'enquêter. Y'a quelque chose de pourri au royaume des macchabées.

« … Et vous ? Du nouveau ? »

Il s’en passe des choses, n’est-ce pas?

Alors que Cristian s’approche de la source du bruit. Celui-ci s'amplifie, la fréquence ne semble plus aussi lisse. Des nuances se dessinent, la soupe auditive se pare de pics, de creux et de courbes étranges. Elle résonne fort dans les os, dans les corps. Elle s’imprime au fond de la cervelles. Le bruit s’écarte du cercle des chrysalides et s’élève jusqu’au hauts parleurs de la ville. Tous grouillent de phalènes paresseux et vibrants.

Pendant ce temps, le serveur est tremblant, prostré. L’arrivée de Ciulin le fait sursauter, les papillons circonvolus autour d’eux, certains se posent sur le serveur qui les fait s’en aller en gémissant aussi discrètement que sa panique lui permet. Il regarde la sucette puis Ciulin.

-Euh...Je… Qui, qui vous êtes?!

Il finit par prendre la sucette et la met avidement dans sa bouche. Il répond avec cette voix particulière des gens au bord du précipice :

-He-hector. Qu-quand est-ce que j’peux rentrer chez moi? J’suis pas malade! Jeveuxrentrerchezmoi! Maintenant!

Il gémit et se recroqueville en une petite boule de terreur. La sucette se brise sous la pression de ses mâchoires. Des papillons affluent et se posent sur l’homme qui pousse un hurlement avant de se débattre comme s’il était en feu.

Et Vesper. La tendre, tendre et douce Vesper. Le petit dragon du trio….

Elle avance alors qu’elle use de ses dons et pendant qu’elle s’enferme dans le monde des esprits pour contempler des ombres étranges… Elle ne remarque pas les grandes volutes papillonnantes qui se s’entassent au dessus d’elle.
Les ombres aiment rarement qu’on les observe de si près. Leur grands yeux jaunes s’ouvrent et suivent la jeune femme. Lorsqu’elle rejoint ses amis, c’est accompagné de quatres ombres et d’un voile de phalènes au dessus de sa tête.

Alors, mes petites chenilles… tout se déroule comme prévu?