Ça pulse là-dedans.
Des mois que ça tourne dans ma tête, façon centrifugeuse tarée. Ça tourne jusqu'à faire dauber la merde qui s'accumule derrière ma gueule lisse et proprette.
J'ai les traits tirés d'être trop fatigué à sourire pour la masse, quand je me sens obligé de me relever pour leur faire face.

C'est juste que le temps passe et l'Espoir devient trop lourd. Je ne trouve rien. On patine comme jamais, les gars et moi. Je commence à me résoudre à oublier. Oublier qu'Aria peut être quelque part, folle de peur et de crainte, mais en vie. En souffrance, sans doute. Je commence à me dire qu'elle irait bien mieux que moi si elle était parvenue à échapper à cet endroit.

Et c'est l'horreur, de penser ça.

Beaucoup le font pourtant, dans les roulottes. Certains nouveaux ne savent même pas de qui il s'agit. Ça s'agite de partout, ça débat, ça grogne, ça parle de la scission, des décisions de grand-mère, des erreurs et des pertes.

Faut dépressuriser. Arrêter de gamberger, juste pour une poignée d'heures, ailleurs. Les foules en cavale d'une ville en quarantaine ne m'intéressent plus.
Fuir comme eux ne m'intéresse plus.

Il y a quelqu'un ici que j'ai envie de voir, vraiment. Hormis la bande des renards, je vois plus personne des autres « futures ex » branches des Sang-Coureurs. Et ça faisait longtemps que je m'étais pas frotté – littéralement - à mon pote le taureau. Iel est presque de la famille après tout. Pas de sang entre nous, si ce n'est celui que nos darons et daronnes nous ont fait couler lors de missions, à combattre des créatures de passage qui faisaient un peu trop de ramdam.

Si y'a bien quelqu'un qui peut m'entendre, et avec qui j'aurais la force de discuter sans me forcer, c'est bien Ciulin.

Je prends le pas vers son loft. Iel m'a filé l'adresse quand on s'est retrouvé ici et j'y étais encore jamais venu. Il paraît qu'iel le partage avec deux bombes atomiques, un démon suave et une latina piquante. Tout autant de bonus intéressants qui parsèment sa nouvelle vie. J'imagine qu'après tout le bordel qu'a été son existence jusque là, la chardon peut bien se faire plaisir sans se priver...

Je presse mon doigt sur la sonette et attend presque sagement. Quand Ciu m'ouvre, j'embraye directement d'un smack de bienvenue, à la fraîche. Entre nous, pas de chichis. Sa tête de fouine m'avait trop manqué.

« Hey beau cul, j'te dérange ? » Clin d'oeil complice. « J'me disais que je passerai bien la soirée avec mon couz préféré. T'es occupé-e ? »

J'attends pas la réponse et lui brandit directement le pack que j'ai ramené à l'occasion, décalant légèrement la porte pour pouvoir entrer.

« T'façon même si tu l'étais, j'ai amené des bières. On refuse pas des bières. »

Ciu, et moi, c'est un vieux contrat entre paumés à la gueule de minet.
Et nous restons des gens charmants, au demeurant.

The world is a curse, it'll kill if you let it
I know they got pills that can help you forget it
They bottle it, call it medicine
But I don't need drugs

'Cause I'm already high enough
You got me, you got me good

Le volant perd les pédales. La bagnole se barre en roue libre, bouffant quelques piétons sous son capot. Elle se gadine la borne incendie et se tape plusieurs rouleaux  spectaculaire avant de s'enflammer. Ca devrait me foutre un seum infernal mais ça me colle un vieux rire satisfait. Défoncer de la tire sur GTA c'est hyper relaxant quand tu passes tes journées le nez plongé dans des bouquins d'histoire pour écrire un putain de mémoire sur le syncrétisme chrétiento-folklorique au cour des siècles en Irlande. Pourquoi je me suis engagé-e sur la voie de la culture, putain ? J'ai la cervelle gavée comme une éponge. T'appuies dessus ça dégorge de la chronologie et du mythe païen.

Le "game over" s'affiche en pixel néon sur l'écran large quand la sonnette fait des siennes. Je balance la manette sur le canapé avant de me lever. Je suis seul-e à la maison, aujourd'hui. J'ouvre la porte, la jolie gueule d'un petit renard paumé me sourit dans l'encadrement. Il a cette expression particulière que je lui connais si bien : le "J'en chie à la casa, fais moi planer." J'ai un petit sourire de connivence. "Si y'a que ça pour ton bon plaisir, cousin ! J'ai le coeur sur la main et la main dans ton slip, toujours!"

- Hey beau cul, j'te dérange ? J'me disais que je passerai bien la soirée avec mon couz préféré. T'es occupé-e ?
- J'étudies...En théorie. Mais pour ta mouille, mon Renardus, j'ai toujours du temps. T'sais bien!

Il me cale un bécot, je lui claque la fesse quand il entre. Les vieilles habitudes. Je réceptionne les binouzes avec un ricanement de petit con. L'école est finie !

- T'façon même si tu l'étais, j'ai amené des bières. On refuse pas des bières.
- On r'fuse jamais les bières  de un prieten ! C'est comme l'pain et l'sel, mon frère !

J'emprisonne sa nuque avec mon coude et je lui roule un patin aussi spectaculaire que les roulades de ma caisse sur GTA.

- Remerciements pour la tise! que je lui balance avec un haussement de sourcil de grand séducteur avant de me rendre dans la cuisine pour remiser les bouteilles au frigo. De là je continue la conversation, un volume au dessus. Tu veux faire une partie avec moi ?! J'essaie d'écraser un max de poussettes pour chopper le haut fait !

Ciu est une valeur sûre dans ce paysage de merde. Iel est p'tèt pas « vraiment » de ma famille de sang, mais ça reste un lien plus fort encore qui nous unis. J'ai encore le souvenir des bisous de gosses pendant les cousinades, quand iel avait déjà ses hormones d'ados que lea travaillait. Pas que j'étais plus chaste qu'iel sur ce point-là, mais boooooon.
On était des gosses, avec la manière d'aimer des gosses.
Et j'suis plus qu'heureux d'voir qu'avec le temps, ça n'est allé qu'en s'améliorant.

Je sais le tas de trucs moches qu'iel a vécu.
J'ai pas toujours pu être là.
Mais je rattraperai ça.
J'ferais n'importe quoi.

Son sourire m'en colle un. J'rapplique dans sa zone pour venir lui rendre la pelle roulée facçon artisan des chantiers, claque au cul de retour à l'appui. Mes airs de minets ne trahissent pas tant mes manières à la bonne franquette.

« Mais de rien, BG ! Ce sera quoi ma récompense si j'te ramène un bon vin ? »

Et je rebondis aussi sec sur ce qui m'a intrigué en premier, au-delà de nos habitudes de gamins trop consanguins.

« T'étudies, toi, au fait ? Sans déconner ? Mais qu'est-ce que l'école après tout ! J'connais que la buissonnière et celle de la drague, où j'ai été major de promo ! »

Je me marre grassement mais en vrai, c'est plus que cool. Ciu avance plus loin que l'héritage sur nos épaules et j'dois bien avouer que c'est une première pour notre garnison de chasseurs trop attachés aux traditions. Même si ça a l'air de changer, ces derniers temps. Et que ça viendrait même de son daron, aka le plus rigoureux du lot.
C'te ville détraque le système, mais pour le mieux faut croire.

Je me demande ce que penserait Aria de tout ça.
J'aurais un milliard de choses à lui raconter, quand on la retrouvera.
Parce qu'on va la retrouver.

Je laisse ma morosité se barrer par la fenêtre la plus proche et admire quand même les lieux, jetant un coup d'oeil circulaire au loft, sifflotant d'admiration.

« Ben dis donc chèr-e couz, tu te mouches pas du coude. Matez-moi ces mètres carrés reluisants ! » Sans attendre, jeme laisse choir dans le sofa comme une fiente de pigeon particulièrement bien brushingué. « Ça me rappelle ma villa de L.A. Tu aurais adoré ! »

Je lea mate en train de rouler sur les trottoirs avec son bolide, rigolant un peu plus avant de secouer la tête.

« Ton jeu m'fait penser à un autre là, où on peut tirer avec un fusil dans l'cul d'un chat ! J'sais plus le nom. » Je me redresse et attrape une des manettes, affûtant mon esprit de compèt'. « J'suis prêt, aboule les poussettes ! »

- Mais de rien, BG ! Ce sera quoi ma récompense si j'te ramène un bon vin ?
- J'laisse ça à ton imagination Renardus! que je fais avec un double haussement de sourcils canaille.
- T'étudies, toi, au fait ?
- Un paquet d'trucs. J'me suis réinscrit-e à la fac. Là c'est de l'histoire.
- Sans déconner ? Mais qu'est-ce que l'école après tout ! J'connais que la buissonnière et celle de la drague, où j'ai été major de promo !
- J'ai eu mon diplôme à celle-là, avant toi, tête de couilles! Allez radine ton cul.

Il regarde ma barraque avec un air d'agent immobilier sur les dents.

- Ben dis donc chèr-e couz, tu te mouches pas du coude.
- C'est quoi c't'expression d'vieillard !?
- Matez-moi ces mètres carrés reluisants !
- Ecoute, moi on m'impose pas d'vivre dans une roulotte merdique, hein... Tu veux faire une partie avec moi ?! J'essaie d'écraser un max de poussettes pour chopper le haut fait !
- Ton jeu m'fait penser à un autre là, où on peut tirer avec un fusil dans l'cul d'un chat ! J'sais plus le nom.
- P'tain j'vois pas c'est quoi, mais ça a l'air fendard!
- J'suis prêt, aboule les poussettes !
- Tu s'ras jamais assez prêt, gadjo!

On commence une partie endiablée. Je maitrise clairement mieux les arcanes du jeu que lui, mais c'est un petit malin qui arrive parfois à me surprendre avec des vieilles feintes de rascal. On se jette des fions à la gueule en rigolant quand je me décide enfin à lui demander pourquoi il vient zoner chez moi. Le cousin débarque jamais sans un besoin de câlins pour chasser son vague à l'âme.

- Bon alors.... qu'est-ce qui t'amènes ? Tu t'es encore fait lourdé par ta régulière ? T'en a une nouvelle ? Ou alors c'est Paula qui fait chier ? Dis-moi tout...

On dézingue à tout va, on roule sur les pixels et les textures qui font du clipping sous notre vitesse. Nos crapules foutent la ville à feu et à sang, et ça fait un bien dingue de penser que tout ça n’aura aucune conséquences. Les passants hurlent, les points sont comptés doubles parce qu’on a déraillé sur le trottoir et qu’on a fait toute une brochette de mamies à cannes au passage. Pfou, on a explosé le high-score en suant sur la manette, c’est quand même le pied !

Je me marre, le coeur plus léger. Le temps de quelques parties, j’ai un peu oublié le reste de ce qui se joue dehors. Jusqu’à ce que Ciu ramène le sujet, alors que j’attrape une autre bière pour apaiser mon gosier rieur.

« Bon alors.... qu'est-ce qui t'amènes ? Tu t'es encore fait lourdé par ta régulière ? T'en a une nouvelle ? Ou alors c'est Paula qui fait chier ? Dis-moi tout... »

J’arque un sourcil vers lea couz, la capsule en bouche. Oh bon sang, Iel est pas prêt.e pour tout ça.
Mais c’est peut-être la seule personne qui peut comprendre ce que j’ai sur le coeur à ce moment précis… iel était avec moi, de l’autre côté.
Iel a vu ce qu’on a traversé.
Et ce qu’il s’est passé.
Ce que j’ai failli faire, et qui m’empêche de fermer l’oeil depuis des nuits.

« Boah, par où commencer… ? »

Je gratte ma tête avec le goulot, prenant une lampée pour rassembler mes pensées. Combien de trucs de taré me sont tombés sur le coin du museau, ces derniers temps, voyons voir ?

« … Je dors pas depuis qu’on est revenus du brouillard, déjà. Je sais pas si… ça te le fait, à toi. Mais j’arrive pas à passer le cap. Pas d’puis... »

Je soupire, les mots ont du mal à venir.

« Pas d’puis que j’ai failli tuer Aria. Qui n’est plus Aria. Qu’est Jolhane, et qui… veut plus me voir. »

Une nouvelle gorgée, va m’en falloir un peu plus. Je commence déjà à revoir poindre la morosité. Fais chier !

« Quant au reste… pour faire simple, ma grand-mère pète un câble, s’embrouille avec tout le monde et surtout avec moi, me traite comme une sous-merde et a envie de chercher des noises à ton père parce qu’il lui a « pris » sa petite-fille. Les Corb peuvent rien faire, les Sarpe tirent la gueule aussi, bref aucune cohésion de nulle part. Et ça gueule de partout chez les renards, y’en a qui veulent l’insurrection, d’autres calmer le jeu, quand certains veulent tout simplement pas se barrer pour plus jamais revenir. Alors entre ça, et la quarantaine de la ville, je commence à en avoir ras la crête. »

Je soupire à m’en fendre la tronche. Je cale ma nuque contre le dossier du sofa, les yeux criblant le plafond de balles. Mais, il reste un truc pas si terrible que ça dans tout ce merdier.

« … Par contre, j’ai rencontré une nana. »

La seule tâche de lumière, couleur néon, douceur bloody mary.
Une des meilleures nuits de ma vie.
Et un drôle de rendez-vous qui a suivi aussi…
Tout ça, pour me rendre compte d’un truc aussi évident que cette ville est folle.

« Et j’crois qu’j’suis mordu d’elle, Ciu. »

Génial. Vraiment génial…
Moi qui pensais que ça m’arriverait jamais, j’ai été piqué par une druidesse aux doigts de fée...