Here I go once again trying hard to pretend
There's a future in your man made rules

Jo et moi, c'est une vieille histoire d'amour. Son bar est le premier bar devant lequel j'ai garé ma moto en arrivant dans cette ville, avec ma bite et mon couteau (ou plutôt mon clito et ma machette.) Entendons-nous, c'est clairement pas le rad le plus cossu de  Tir Na Nog, tout juste une gargote potable où la seule chose à boire de valable reste la bière irlandaise. Mais il a gardé ses valeurs familiales, le Jo, et il a la confiance de l'honnête citoyen, du monsieur tout le monde qui lit sont journal avec le café du matin ou qui s'envoie un godet après sa journée de boulot.
Je lui ai fait de nombreuses infidélités, on va pas se mentir, mais toujours j'y reviens, comme on retrouve ses bonnes vieilles charentaises : élimées mais confort, un parfum de "à la maison", en somme. J'ai pris l'habitude d'entretenir le contact avec Jo et ainsi, de mesurer le pouls des habitants de la cité. La quarantaine et le couvre-feu ont niqué la plupart des petits commerces, mais Jo' maintient le sien vaillant, comme un phare au milieu de la Nuit.

Le couvre feu est dans moins de deux heures quand je pose mon cul sur un des tabourets du comptoir. Y'a pas un chat, c'est craignos pour son turbin. On papote pendant que ça se remplit. Jo s'étonne que j'ai repris mes études et se marre en me balançant que l'apocalypse nous pend au nez. Je l'envoie chier en lui commandant une deuxième binouze qu'il agrémente d'olives fourré. Le vieux s'en va servir quelques clients fidèles. J'étais l'un d'eux avant, mais la clientèle s'est bigarrée. Le pub s'étoffe à présent de quelques tronches patibulaires, des marins qui rongent leur frein et que l'oisiveté rend cons.
D'ailleurs, j'en vois un qui s'approche d'un petit rouquin au minois d'agneau qui se noie dans des fringues de premier de la classe. Forcément ça dénote. D'autant que ses manières douces et gracieuses irritent le gros lourd. L'un d'eux se lève, en jetant des regard goguenard à ses potes.

- Hé p'tite pédale... Tu prends combien ? Je grimace en voyant le choupinet s'effaroucher. L'autre connard insiste. Franchement, tu racoles, hein ? Avoue... Mes potes et moi on aimerait bien se faire sucer un coup par un mec. Alors ? Tu prends combien ?
- L'est trop cher pour toi, tête de fion.

Le gars se retourne, lippe qui pend, genre chien méchant. Je lui agrippe le paquet et opère une rotation du poignet qui lui vrille les couilles. Il se met à couiner comme une truie.

- Fais honneur à ta vieille mère ! S'cuse-toi auprès d'ce charmant monsieur qu'tu viens d'importuner.

Sa bande de pote s'est levée, mais Jo, circonspect pose un fusil gros calibre sur son comptoir avant de reprendre innocemment le nettoyage de ses verres. Je vous ai pas dit ? Jo est un ancien chasseur en retraite qui, sous couverture de son honorable boutique, offre des primes aux chasseurs freelance en échange d'une preuve de décès. Les mecs se dégonflent comme les burnes que je tiens toujours dans mon poing et se rassoient illico.

- Je m'excuse! Je.. j'm'excuse! chiale l'importun.

Je lui rend le contenu de son slip qu'il tient en marchand comme un pingouin en s'éloignant le plus loin de nous.

- Quel gros naze. Je m'assoie à la table de Mignon-Rouquemoute. Ca va, pas d'bobos ?

Suffit que je pose la question qui faut pas et le pisoï se transforme en puma. Je le regarde faire avec un haussement de sourcil étonné. Le déferlement de saloperies dans une bouche aussi sage, ça me fait ricaner comme un-e con-ne. Sauvage, la gueule de minet!

- Hé beh.... C'est bon, t'es calmé, l'ami ? Il a sacrément dû te bourrer le mou pour que t'en vienne à sortir ton couteau à beurre. Je lève une main en signe de paix. T'inquiète, j'viendrais pas t'faire chier et de toute, mon lapin, tu trouv'rais pas d'bite à couper.

Je me marre de ma blague pourrie aussi sûrement qu'avec des plaisanteries "caca-pipi". Je suis resté-e un grand enfant.

- Merci d’être venue !
- Bah de rien écoute ! J'ai cru que t'étais en galère, mais tu pouvais gérer sans moi, visiblement !
- Puis-je vous offrir quelques choses à boire ?

Le petit chaton me prend la pogne avec des yeux si brillant qu'on le croirait sorti d'un des shôjos de Vesper. Je me fends d'un baise-main hyper galant, parce que oui, je suis capable d'être à la fois sexy ET courtoi-se.

- Fais pas tant d'manière pisoï! Tutoie-moi ! Mon blaze c'est Ciulin. Clin d'oeil aguicheur. Et je dis jamais non à une jolie petite brune bien moussue. Je fais signe au proprio. Jo tu nous en mets deux ? Et pitié pas tiédasses !
- C'est toi qui les chauffe à force de rouler du cul dans mon bar.
- Qu'est-ce que tu veux... je suis resté-e une grosse allumeuse !

Je me retourne en riant et en tapant sur le plat de la table.

- Et toi, c'est quoi ton petit nom ?

J'étais pas dans l'idée de chopper ce soir, mais mon charme me rattrape et il est aussi choupinet qu'imprévisible ce pisoï là...

- Et non tu ne risques rien… Ma colère n’est pas dirigée contre toi.
- Bah encore heureux, dude ! Je me marre, pas franchement effarouchée par la démonstration de violence rentrée. Toujours se méfier des agneaux.
- On va dire que des fois mon cerveau poke, et que je ne me maîtrise pas vraiment.
- Aaaaaah le fameux "switch on"... J'connais bien !

Fût un temps, pas si reculé, où il se déclenchait souvent chez moi aussi : provoc, picole, grain de folie et un rien de sauvagerie. J'avais des pulsions nihilistes de "sans lendemain". Et puis... La vie. La vie m'a changé-e. Parfois, cette salope équilibre ton karma avec du bon. Moi, j'en ai suffisamment bouffé pour qu'elle m'offre l'Amour. Le Les Vrais.

- Eoghan, mais appel moi Eo’…
- Grave mims! Va pour Eo'...
- Alors je vais paraître pour un inculte, mais que veut dire pisoï?
- "Chaton" en roumain. Chuis roumaine... Mais bon j'ai tellement baroudé d'puis. L'Irlande c'est l'second pays où chuis resté-e aussi longtemps crécher.

Jo nous sert sa mousse distillée maison. La quarantaine vous oblige a être créatif pour maintenir un biz. Eoghan nous la siffle comme si sa vie en dépendait.

- Sacrée descente... que je siffle, admiratif-ve.
- Tu as l’air si franche de toi… Comment fais-tu ?
- Comment j'fais quoi ? que je lui demande avec douceur en passant un pouce sur sa moustache d'écume de de bière pour la lui enlever. Je suce l'excédent d'un geste naturel et nonchalant. Tu veux dire, avoir une grande-gueule ? Parait que chuis née comme ça. Petit rire. Le reste ça se travaille... On a tous des fêlures, faut en faire des forces, des armes affutée. Mon look prête à confusion ? Bah ok, allons-y à fond ! Retournons les mecs hétéros comme des chaussettes et faisons mouiller leurs meufs comme des fontaines. C'est pas moi que ça gêne, c'est eux.

Je plisse les yeux en buvant une gorgée de binouse.

- Qu'est-ce qui t'turlupine Eo', dis-moi ?

- Je ne sais pas vraiment qui je suis… Je ne me sens ni homme, ni femme, mais je ne suis pas aucun des deux…

Je sirote ma binouze sans interrompre maon comparse. Les mots s'affranchissent de sa bouche par poignées. Le débit s'accélère à mesure qu'iel se libère.

- Pourquoi… Pourquoi je n’arrive pas à trouver ma place dans ce monde… C’est comme si quoi que je fasse, j'étais jugé en permanence… Et quand ce ne sont pas les autres, je me juge en fonction de ce que pourrait dire ceux que je vais croiser… Je ne peux pas être moi… Je ne sais pas qui je suis… Excuse-moi de te déranger avec mes névroses…
- Y'a pas d'mal, pisoï.
- Tu venais sûrement ici pour te détendre et voilà qu’un parfait inconnu te prend pour un psy…
- C'est toujours plus simple d'causer à un parfait inconnu, c'est prouvé.
- Laisse-moi t’offrir une nouvelle bière…
- Pas b'soin d'acheter ton oreille attentive, hein, chuis acquis-e. Mais j'dis jamais non à une tournée !

Petit rire tranquille. Pendant que Jo' nous prépare de nouvelles mousses, je pose une main compatissante sur l'épaule d'Eo.

- Hey, moi j'crois qu'y a un truc fondamental qu'tu devrais évacuer d'l'équation : les Autres. On s'en fout des autres! On s'en fout de c'qu'ils pensent. Leurs avis ça a pas à avoir d'impact sur ton cheminement perso. S'trouver, pisoï, c'est parfois l'affaire d'une vie entière ! Alors faut apprendre à s'concentrer sur la piste que tu es en train d'défricher plutôt qu'les voix parasites extérieures. La seule qui compte, c'est celle de ta conscience. Crois-moi. Elle sait mieux qu'toi c'qu'y te faut. T'inquiète que quand t'auras réussi à appliquer ça, ben ça finira par être plus vivable.

Je plonge le nez dans ma nouvelle bière et lape le résidu de moustache sur le haut de ma lèvre.

- 'Tention, hein ! Ca veut pas dire devenir un odieux connard égoïste, juste t'laisser une place. Un peu d'espace. T'écouter toi, comme j't'écoute moi, là. Tu piges ? T'as qu'une vie, pisoï, alors vis-la ! Femme, homme, les deux, pas du tout ... On s'en ballec au fond : expérimente, baise, mange, n'importe quel autre activité qui t'fasse te sentir vivant.... Vis ! Cette chienne de pute est courte et l'bail est non r'nouvelable. Alors fonce, gâche rien. Là... par exemple... Qu'est-ce que t'aimerais faire ?