Leur paix relative ne pouvait pas durer.
Il aurait été naïf de le croire.
Les militaires ne le sont pas.

Malgré tout, l’attaque en prend plus d’un par surprise et pendant quelques minutes, c’est le chaos qui règne un peu partout. Mais déjà on s’organise, on s’arme et on riposte.

Une fois sortis des baraquements, O’Shea et Rory partis se mettre à l’abri et Caleb disparu pour lancer l’alerte, Lexi prend soudain conscience de ce qui arrive comme si elle sortait de transe. Non seulement Gi-Ja est quelque part là-dedans à peine armé, mais les civils, eux, étaient une proie facile, privilégiée. C’est eux que visent l’attaque, il ne faut pas être grand clerc pour le comprendre.
Pendant que Devane leur donne des instructions, elle se tourne machinalement vers les tentes, une terreur absolue au creux du ventre et du cœur.

Lounis… Bassem… Angus…

Seuls, sans défense…
Elle s’en veut terriblement de n’être pas restée là-bas cette nuit. Tout ça parce qu’elle prenait la deuxième garde de nuit et qu’elle ne voulait pas les réveiller en partant…
« Idiote ! Triple idiote ! »
Sa décision est prise en quelques secondes, le temps de recharger son arme en munitions à la verveine.
- Devane, faut que j’y aille. Maintenant.
Elle recule déjà vers sa destination et le Sergent-Major fronce les sourcils.
- On a des ordres soldat Hailey. On doit aller vers le point de ralliement et récupérer ceux qui se sont déjà fait chopper.
- Je peux pas… je peux pas…
Son visage exprime combien elle a peur, combien elle a besoin de s'assurer qu'ils sont en sécurité. Elle échange un regard avec Ciulin, espérant qu’iel comprendrait mieux, n’étant pas dans l’armée.
- Allez-y, je vous y rejoindrais dès que je peux.
- Dans tes rêves !
- S’il te plait Mason, ils sont ma famille aussi…
C’est certainement déloyal d’utiliser les sentiments à cet instant mais la situation ne lui laisse pas le choix.
- Putain…  Devane gratte ses cheveux coupés raz.Tu fais chier Lex ! T'as de la chance qu'on ait pas le temps pour argumenter. Il s’avance et lui colle un nouveau chargeur dans les mains. Grouille toi et rejoins-nous vite ok ? T’as pas intérêt à crever maintenant où j’vais me faire défoncer.
- Promis, Sergent-Major.

Elle lui adresse un faible sourire de reconnaissance et se met aussitôt à courir. Jamais elle n’a été aussi vite de toute sa vie. Elle dérape sur une flaque de sang qui s’écoule d’un corps inanimé mais ne prend même pas le temps de vérifier si son collègue est encore en vie. Elle fait un détour pour contourner une escarmouche, tirant brièvement sur un vampire en train d'attaquer l'un des siens. Sa peur d’arriver trop tard est si grande qu’elle annihile tout autre. Heureusement, elle a fait le chemin entre la caserne et le camp si souvent qu’elle pourrait l’effectuer les yeux fermés.

Arrivée aux premières tentes, c’est la panique. Des gens sortent, hurlent, courent dans tous les sens. Elle leur crie où aller, relève une femme qui a trébuché dans la panique et abat deux vampires au loin qui s’approchaient dangereusement. L’arme levée, elle vérifie les environs sans plus voir de silhouettes menaçantes. Alors elle court à nouveau. Son adrénaline et son inquiétude atteignent un pic qui la laisse fébrile et tremblante alors qu’haletante, elle arrive en vue de la tente des Al hamoud.
Alors elle les appelle, la voix tendue, et prie tous les dieux de l’univers pour qu’ils soient là, qu'ils aillent bien.

La nuit étend ses heures, rythmées par le métronome des ronflements d'Angus et de la respiration paisible de Bassem. Incapable de dormir, Lounis écrit, attendant que le sommeil le happe, que Morphée soit indulgent avec lui. L'agitation d'un mauvais rêve le force à garder l'oeil ouvert.
Il n'a pas été visité par le souvenir de Nawal depuis longtemps, ni par celui du jour fatidique de son arrestation par les soldats de Bachar ou de la désillusion de savoir que leurs parents l'avaient eux-mêmes vendue pour préserver une sécurité illusoire. Son coeur comme son esprit demeurent encore blessés et pourtant, il n'a pas su nourrir de ressentiment à l'égard de ses parents. Comme  Psyché trahie par ses soeurs, il n'a jamais cessé d'aimer cette famille qui s'est effritée au fil des drames et des transhumance, dont il demeure le survivant amputé.

Un frôlement lui fait relever la tête.

Il espère secrètement qu'il s'agit de Lexi. Il aurait grand besoin de la chaleur de sa présence, tout de suite. Sa tête blonde ne franchit pas le seuil de leur tente. A la place un autre mouvement d'air, suivi d'un râle persifflent dans l'atmosphère.
Cette fois, Lounis s'alarme.
Il a vécu trop de descentes surprises de la police militaire, trop d'alerte à la bombe, pour ne pas reconnaitre les signes avant-coureur d'une échauffourée. Il réveille Angus en lui intimant la plus grande discrétion. Le vieil homme s'arme aussitôt de son couteau à poisson et du stricte nécessaire, tandis que Al hamoud, une main sur sa bouche, force Bassem à ouvrir les yeux.

Brusquement, une lumière crue baigne les tentes, révélant des ombres multiples et inquiétantes dont une massive et lupine. Dans les haut-parleurs de la caserne, un tube de Lady Gaga dégeule ses paroles sur un rythme éléctro. La réaction ne se fait pas attendre et des ordre sont lancés suivi de hurlements sauvages et de cris de détresse. Plutôt que de passer par l'entrée, Angus découpe leur tente et leur ménageant une sortie à l'arrière. Un choix judicieux puisqu'il échappe ainsi à deux agresseurs faisant brutalement irruption.

Dehors un chaos indicible les attend.

Les tentes sont pillées, saccagées, pour mieux attraper leurs occupants. Certains sont tirés par les cheveux ou une jambe comme de pauvres poupées de chiffon. Les soldats de leur camp n'ot pas encore eu le temps de réagir et le peu ayant tenté de le faire se font massacré sous leurs yeux de la manière la plus crasse. La masse des civiles est poussée comme du bétail dans une nasse visant à les capturer.
Vivants.
Il les veulent vivants.
En témoigne les véhicules réunis pour faire monter leurs proies dedans.

- La Guerre, gémit Bassem terrorisé. La Guerre nous a retrouvés !
- Il faut gagner la forêt ! aboie Angus, dont la voix est habituée à couvrir des tempêtes.

Lounis hoche la tête et tenant fermement son frère par la main, le trio tente de se frayer un chemin hors du piège qui se ressert autour d'eux. Mais c'est sans compter sur la ténacité de vampires affamés qui se dévoilent, crocs dehors.

- Barre-toi Lounis ! J'vais les retenir !
- Non ! couine Bassem.
- Barrez-vous j'vous dis ! fait le pêcheur en avançant tremblant, son couteau en main.

Lounis hésite. Une seconde de tergiversation de trop. Angus se fait balayer d'une mandale impressionnante laissant les deux frères complétement sidérés. Le vampire aux allures de cauchemar attrape négligemment l'humain par la cheville et s'apprête à l'emporter.

- Laisse-le !!! S'époumone alors le jeune syrien en se précipitant sans réfléchir sur le monstre pour retenir son père d'adoption.

Les griffes de la bête se referment alors sur sa gorge et le soulèvent de terre comme s'il ne pesait rien. Il gesticule, se débat, cherche l'air qui lui manque. A quoi bon être un avatar si il est su faible ? S' il est incapable de sauver sa propre famille ?

Rien.
Aucune réponse.

Deux vampires sortent de la tente et sans même réfléchir, elle arme et tire. Deux balles, deux trous dans leurs têtes. Ils s’agitent mais la verveine se propage déjà et endolorie leurs cerveaux.
La peur au ventre, elle s’approche de la tente. Elle a le cœur qui cogne si fort qu’il lui fait mal, la respiration rapide alors qu’elle enjambe les créatures inertes.

Elle repousse le drap d’un mouvement vif et s’y introduit, fusil levé. Personne. Aucune trace de lutte mais un morceau de l’arrière de la toile largement découpé. Un instant, le soulagement lui coupe les jambes.
Elle se plie en deux en se forçant à respirer doucement.
- Du nerf, merde ! … bouge ! s’encourage-t-elle.

Elle s’engouffre à son tour dans la porte de sortie qu’ils ont pratiqué et tente de regarder la scène avec lucidité. La forêt. Ils ont forcément pensé à y aller. C’est là que les militaires ont programmé une évacuation si nécessaire.

Lexi se remet en posture de combat et avance. L’herbe sèche ne lui laisse que peu de chance de les traquer mais elle aperçoit ici et là le pas plus lourd d’Angus. Elle tente d’abattre quelques silhouettes bien trop floues pour son œil puis indique à une famille désœuvrée de courir vers les arbres.

Plus elle s’approche de la forêt plus la foule de civils se fait compact. Si bien qu’elle met du temps à finalement repérer la haute silhouette de Lounis. Alors elle court à nouveau.

On lui passe devant, on la bouscule coupant brièvement la visibilité sur son objectif et en quelques battements de cils, Lounis se trouve entre les griffes d’un vampire qui semble s’amuser de la situation.
Le sang de Lexi ne fait qu’un tour, elle sort sa lunette, inspire profondément et cherche la tête du vampire dans son viseur Lorsqu’elle l’a dans sa ligne de mire, elle cesse de respirer et tire. L’impact projette la tête de la créature sur le côté et son corps s’amollit sous l’effet de la plante.

Folle d’inquiétude, elle se précipite vers eux et s’agenouille devant Lounis pour prendre son visage en coupe, l’inspectant du regard.
- Ca va ? Respire… respire… tout va bien. Tu vas bien, chuchote-t-elle, encore éprouvée par la vision de Lounis à la merci de cette créature. Bassem ?
Elle se relève et entoure brièvement l’enfant indemne de ses bras, déposant un baiser sur le haut de son crâne.
- Ca va aller… je les laisserai plus vous faire du mal. J’te le promets.

Elle repère enfin le vieil homme et vérifie son état. Aucune blessure externe, aucun membre déformé et une pupille qui réagit à la lumière. Bon signe. Angus grogne et ouvre un œil. Lexi le fait asseoir.
- Doucement. Tout doux.
En temps normal, elle devrait le bouger le moins possible mais la situation est loin d’être normale.
- Il faut qu’on bouge Angus. On peut pas rester là, déclare-t-elle en grognant pour le relever.  

Non loin, un grondement terrifiant ébranle la caserne, aussitôt suivi d’un trait de flamme qui illumine leurs mines blafardes et le sourire guerrier de Lexi.

- Neo… il va nous faire gagner du temps. Lounis ? Tu peux aider Angus ? J’ai besoin de mes deux mains. Elle se tourne ensuite vers l’enfant. Hey petite ombre, tu te souviens ? Comme la dernière fois, attrape mon tee-shirt et tu ne le lâches que si un vampire m'attaque. Elle vérifie son chargeur et le réenclenche. Ok, on court et on ne s’arrête pas. Si je vous dis de continuer sans moi, pas de discussion. On y va !

Incapable de faire autre chose que de gratter contre cette poigne qui lui écrase la gorge, Lounis retrouve la sensation familière de se noyer. Seule l'eau manque à l'appel. Il lutte pour dilater ses poumons qui frottent douloureusement contre leur cage d'os. Ses veines gonflent à exploser. Son coeur résonne dans sa tête et se répercute dans tout son être. Ses organes avides d'oxygène menacent d'exploser sous la pression. Un voile tombe sur ses rétines en rideaux pudiques sur sa propre mort.

Car il va mourir n'est-ce pas ?
Cette fois même son essence divine ne le sauvera pas

Détonation.
Brève.
Sèche.
L'étau se relâche.

Lounis s'écroule au sol, à genoux, tremblant. L'air afflue dans sa trachée comme une brûlure incandescente. Il tousse, la tête bourdonnante et la vision floue. Deux mains lui attrapent le visage, ses pupilles mettent un moment à ajuster la focale et identifier Lexi. Il peine à comprendre ce qu'elle lui dit.

- Ba... Bassem...
- Bassem ?
- Chuis là ! s'écrie l'enfant, trop choqué pour pleurer. L'étreinte réconfortante de Lexi lui offre un regain de courage.
- Angus... ? demande Lounis, le timbre encore éraillé.

Il cherche le vieille homme du regard, mais Lexi a été plus vive et devance les intentions de l'avatar, une fois de plus. Même Bassem semble plus solide que lui, car, sentant son trouble, il lui sert la main comme pour lui insuffler de sa vaillance juvénile. Lexi distribue des ordres avec une efficacité redoutable. Un sentiment terrible d'impuissance et d'inutilité ébranle alors le réfugié syrien mais est-ce le moment de s'appesantir sur une blessure d'ego ? Il n'est pas capable de protéger sa propre famille alors il s'en remet à ceux qui le peuvent : Lexi, Neorvrim, les militaires...

La file indienne se met en branle : Lexi en tête, arme au poing, Bassem accroché à sa ceinture, et derrière clopin-clopant, Lounis portant à moitié Angus.