Lay down,
lay down on my shoulder,
take me to the water,
lets not talk it over
We're islands in an ocean...

- Les étoiles te regardent marcher.
Elles s’apitoient de ton chagrin,
Ô beau marcheur, prends donc ma main,
Et remontons la voie lactée...

Quelques que notes qui ploient en funambules sur les cordes d'une guitare sèche. Quelques notes et une voix claire qui souffle sur le pavé.
Tyr na Nog, la belle noctambule, se fiche pas mal de la petite chanteuse aux allumette et de son cul en tailleur sur le trottoir. Ma casquette fait la gueule, bombée d'à peine quelques centimes. M'en fiche! La musique me nourrit l'âme et me gonfle le bide de nourriture imaginaire.

- Soyons des enfants sous la pluie,
Saute-mouton et flaque de suie,
Loup qui hulule et Lune qui rit.
Ô beau marcheur, vois, tu souris!

Sage le Coyote, écoute, roulé en boule, la tête enfouie dans ses pattes usées par le bitume. Je ne sais pas pourquoi l'animal me suit, mais je ne l'ai pas chassé. Il me tient chaud, les nuits venteuses où je ne trouve ni corps, ni lit. Sage mon sauvage ami, mon totem, mon gardien. Parfois nous avons de longue conversation silencieuses, rien qu'avec les yeux.

Soudain, on vient s’asseoir sur mon coin de caniveau. Je perds le fil de ma chanson, déconcentrée par l'arrivée impromptue. C'est un garçon, un joli garçon, avec une carcasse trop grande pour son regard tombant et juvénile. Frimousse qui me plait, qui m'inspire !

-Non allez y !

Il a l'accent alangui par un flegme anglais qu'il n'affiche pas, pourtant. Il a le timbre musical. Je me demande quelles sont ses intentions... J'aimerais bien prendre une douche et dormir dans un lit ce soir.

- Tu me regardes et la course
de nos comètes jumelles
Se fait tempête sans sommeil
Ô mon marcheur de tendresse...

Ma guitare sautille sur quelques trilles entêtantes, ma voix se faisant brume pour mieux emmailloter la dernière note. Fin du spectacle. Il n'y aura pas de rappels.

- Vous jouez depuis combien de temps ?
- Je suis née dans une guitare, fais-je avec mon plus grand sérieux.

J'éclate brusquement de rire, animant toutes mes tâches de rousseurs de fossettes. Sage lève le museau, surpris pendant sa sieste, avant d'en revenir à la placidité que lui inspire ce paysage trop urbain.

- Tu peux me tutoyer, tu sais... Tu peux m’appeler Lucy, aussi, que j'ajoute avec un mordillement de lèvres effronté. Et toi, public, c’est quoi ton petit nom ? Tu t'assoies sur les trottoirs depuis combien de temps ?

-Bastian. Avec un a…
- Tu m'apprends un truc, je pensais que ça s'écrivait avec un.. W ! J'éclate d'un rire qui fait voler mes tâches de son. Sage grommelle, visiblement gêné par le raffut. Lui,  c'est Sage. Il aime pas être en ville. Je le comprends un peu... Je viens lui frotter le pourtour de l'oreille. Je sais qu'il adore ça.

Bastian "avec un a" est nerveux. Il triture ses doigts frénétiquement. Il vibre d'une hystérie intérieure qui agite sa jolie bouille de tics inconscients. Il a le regard perdu, c'est mignon.

- J’ai fait une crise d’insomnie. Alors je suis parti me balader dans la nuit. J’ai pas eu d’autre idée de venir ici. Et je t’ai vue et voilà. Comment cela se fait que tu es encore dehors à cette heure là, toi ?

Par jeu, je laisse mes doigts pianoter sur sa cuisse et remonter vers ses pauvres phalanges qu'il malmène. Je fais danser Indexs et Majeurs sur la piste de ses paumes ouvertes. Je nous trémousse sur un rythme imaginaire. Toudidoudidou...

- Parce que je n'ai pas de "Dedans", tout simplement... que je souffle les yeux baissés sur la valse infantile de nos mains, un moment d'intimité singulier entre deux parfait étrangers. Il y a de la magie, je trouve, qui pétille lors d'une première rencontre, même si ce doit être la dernière. Je le distrais des tensions qui l'habite. Peut-être que ça marchera, après-tout. Tu as l'âme vagabonde et moi se sont mes pieds. Gloussement léger. Pourquoi le sommeil est-il si vilain avec toi, Bastian avec "a", hum ? Pourquoi fuirait-il le lit d'un adorable minois comme toi, dis-moi ?

Je lui "pouic" le nez avec un franc sourire.

- Je peux te chanter une berceuse si tu veux...

Je sens clairement qu'il tremble. La compulsion est brutale, il faut qu'il serre les poings malgré lui, comme on ne peut lutter contre l'envie de gratter un bouton qui vous démange.

Je dépose un bécot léger dans le creux de chaque paume.

- Bisous qui guérissent ! Que je prononce telle une formule magique. Cette fois je masse les coussinets de ses pouces. C'est triste de ne jamais pouvoir se reposer. Dormir ça a ça de chouette qu'on peut rêver! C'est important pour nos cerveaux englués dans le quotidien de nous faire galoper au pays des songes pour régler héroïquement tous nos problèmes...

Je continue de caresser, toucher, palper ces grands doigts nerveux pleins de mauvaises énergies. Je fais mine de les retirer, entités transparentes et fébriles aux bout de mes phalanges.

- Moi pour bien dormir, j'ai jamais trouvé mieux qu'un bon orgasme. C'est hyper relaxant, tu n'as pas idée ! Tu as déjà essayé ?

Je ris un peu en observant ses réactions enfantines.

- Peut-être que tu as simplement besoin de dormir avec quelqu'un pour te calmer. C’est ça que je voulais dire... Mais l'orgasme ça reste vrai, hein !

Je glousse et mes yeux pétillent plus fort que les étoiles.

- Tu veux que je te montre ?

Je ris pleinement, toute amusée par la pureté juvénile du Bastian. Il est charmant, comme un enfant trop grand, trop doux, peu à même de comprendre le cynisme navrant de ce monde.

Je t'aime bien, Bastian avec un "a".

- Mais non, adorable idiot, je te parlais de dormir. Je pichenette son nez, pour jouer, gentiment. Je te propose d'être présente pour apaiser ton sommeil : ni plus, ni moins. Je serais ton doudou pour cette nuit et nous verrons bien si ça fonctionne. Et puis si ça ne fonctionne pas, au moins aurons nous essayé !

Je me lève, tout de go, et lui tends la mains.

- Viens ! Allons chez toi trouver ce coquin de Morphée !

Je percute soudain sur l'évidence.

- Oh.. J'oublie parfois que je ne suis qu'une inconnue un peu bizarre. Je souris. Si tu crains de m'ouvrir ta chambre, on peut aussi en louer une dans un de ces hôtels qui borde la place. J'attrape ses doigts dans les miens. Et si cela te gêne toujours, dis-toi que tu me fais simplement la charité : je le vivrais très bien. Je lui souffle à l'oreille : Promis, tu te chargeras toi même de tes orgasmes que.

Je glousse de nouveau, pétillant d'hilarité. J'espère qu'il saisit tout de même le second degré.

- Ouais, va pour l’hôtel. J’dois avoir de quoi payer dans mes poches.
- Ça sonne comme un plan, ça ma foi !
- Ouais, pour le moment on va se contenter comme ça. C’pas contre toi, tu es mignonne, hein ? Mais bon, pas mon truc.
- Ton truc c'est plutôt les garçons ? Fais-je du tac au tac, le sourire malicieux.
- Ouais non c’est pas ce que je voulais dire, bref !!!

J'éclate d'un rire qui pourfend l'hiver et ramène le printemps. Oui c'est présomptueux, et alors ?! Tous les artistes ont leur petit égo à polir.

- Allons-y, Alonzooo !

Ma guitare sur le dos, j'attrape résolument la main de Bastian, sifflotant gaiement un air entraînant :

- Il en faut peu pour être heureux
Vraiment très peu pour être heureux
Il faut se satisfaire du nécessaire
Un peu d'eau fraîche et de verdure
Que nous prodigue la nature
Quelques rayons de miel et de soleil
Je dors d'ordinaire sous les frondaisons
Et toute la jungle est ma maison
Toutes les abeilles de la forêt
Butinent pour moi dans les bosquets
Et quand je retourne un gros caillou
Je sais trouver des fourmis dessous
Essaye c'est bon, c'est doux
Il en faut vraiment peu
Très peu pour être heureux!

Nous arrivons au guichet de l'hôtel en question. Je laisse Bastian régler la chambre : "Une seule, avec un seul grand lit !" que je précise, accoudée au comptoir, tête renversée: "Je suis sa thérapeute du sommeil !"
Le réceptionniste m'agrée d'un "Oui, bien entendu..." assez dubitatif, je trouve. Homme de peu de foi !

Une fois dans la piaule, je me défais de ma guitare que je pose amoureusement sur un des fauteuils. Je teste ensuite le moelleux du matelas et m'asseyant. Puis en rebondissant sur mes fesses, petits gloussements à l'appui.

- Regarde-moi ça !!! On dirait un trampoline de barbe à papa ! Je tapote la place à côté de moi. Allez, viens voir ! C'est super rigolo ! Je l'agrippe et le tire à moi. On se vautre dans la couette côte à côte. Le plafond est incroyablement blanc. Blanc cassé peut-être. Je me tourne vers Bastian. C'est agréable non ?

Nous restons là, main dans la main, à nous gaver de silence, à nous repaître de la seule musique de nos respirations et des battements réguliers de nos cœurs. Au bout d'un moment, la voix de Bastian s'élève, et son timbre se module sur des notes apaisées.

- Oui… c’est étrange...Peut-être qu’j’en avais besoin finalement… juste… de ça....Merci.

Je me tourne vers lui pour contempler ses yeux brillants d'enfant trop grand. Je lui souris avec la même félicité.

- ... De rien.

Nous avons baissé la voix, sans nous en rendre compte, sans doute pour ne pas briser la beauté de l'instant.
Il faut , cependant, le pérenniser.

- Le mieux pour bien dormir c’est de se mettre à l'aise.

Je retire mes godasses, mes chaussettes trouées, mon blouson et mon futal, ne laissant qu'un débardeur un peu fatigué et une simple culotte. Assise en tailleurs sur la couette moelleuse, je le regarde, les prunelles aussi pétillantes que le moucheté de ma peau.

- A toi !

Je le laisse faire comme il l'entend, prendre son temps, apprivoiser la possibilité de pouvoir enfin jouir d'une nuit calme. Pendant qu'il se désape -ou qu'il ne le fait pas, je ne fais guère attention- je me glisse sous les couvertures, testant le rembourrage des oreillers avec délice. Je tends enfin les bras vers lui, prête à le serrer contre moi pour m'assurer de la quiétude de son esprit.

- Viens, Bastian...

Accoudée sur l'oreiller, le menton dans une main, l'autre jouant dans ses cheveux fous, je l'écoute avec un sourire tranquille.

- J’crois que je vais jamais aussi bien dormir que ce soir…
- Tant mieux...
- Merci encore un fois Lucy...

J'enroule mes bras menu autour de son cou, je pousse sa tête sur mon giron, un baiser sur son front comme toute réponse.

- Dors en écoutant le crin-crin de mon petit coeur. Tu entends ? Badum... Badum... Badum... Il a le bon tempo... Que je souffle en le câlinant jusqu’à ce que ses yeux se ferment complètement. Une fois que je suis presque certaine qu'il dort, je murmure à son oreille. Merci de m'offrir un peu de ta chaleur.

Des draps frais, une douche et peut-être même un petit déjeuner qui sait...
Mes paupières papillonnent et le sommeil m'emporte à son tour.

***

Un bruissement d'ailes.
Un froissement soyeux.
Le matin baignent mes paupières d'un rouge feu.
Je n'ouvre pas de suite les yeux. J'entends la musique paisible de la respiration de Bastian et de son palpitant alangui. Elle me tranquillise. Quelque chose me chatouille le nez et je plisse le museau pour le chasser. Je me blottis contre mon colocataire de lit qui remue en me sentant bouger. Quand j'ouvre enfin les mirettes, toute ma vision est emplie par lui.

- Bonjour... que je fais avec une voix de fillette malicieuse. Bien dormi ?

Nouveau son étrange, un effleurement poudreux.
Je regarde autour de nous et ma voix tressaille un peu, entre surprise et émerveillement.

- Bastian.... regarde !

Toute la chambre est recouverte de papillons multicolores dont la crêpe des ailes translucides colore la lumière de milles reflets. De véritables vitraux insectoïdes.

On se croirait dans un conte de fées.