La conversation échappe soudain à mon controle. Comme souvent quand Salomon est dans l'équation. Vioréa, qui est très bien au fait de tout les protocoles sociales et Sal qui n'y connait rien forment un duo nucléaire qui éclate sur la révélation candide de ce dernier.

-Vous dites cela en connaissance du fait que je suis un démon. D'où l'emploie d'un artifice ironique ! Ai-je mis dans le mille ?

Je pousse un long soupire avant même la fin de sa phrase. Cette soirée est longue, vraiment, vraiment très très longue. C'est fou ce qui tombe sur la tête de cette petite en peu de temps. Elle s'écarte - évidemment. Je la laisse faire, bien entendu. Aucune raison de l'empecher de s'écarter de ce qui lui fait peur. Des années de conditionnement anti-créature surgissent immédiatement : panique, terreur, rejet...

-Vous êtes un démon ?!

J'ouvre la bouche mais on me coupe l'herbe sous le pied, une fois plus. Putain, qu'est-ce qu'il parle vite...

-Bien entendu, tout comme Elie.

Vioréa manque de s'étouffer. Forcément. Se débat et s'éloigne jusqu'au mur pour se rouler en boule dans un coin. Salomon pose sur moi un regard plein d'incomphréhension. Je lui souris, me lève et le gratifie d'un petit calin.

-T'inquiète, je gère. Va voir ton frère, explique lui ce qu'il se passe. Trouvez un truc. Vous êtes les personnes les plus intelligentes que je connaisse. C'est pas la seule à avoir ce truc. Trouvez moi des infos, n'importe quoi. J'me fous de savoir que c'est impossible, j'veux juste savoir comment on rend ça possible, ok?

Je lui remet une meche de cheveu en place.

-Allez, file. J'te recontacte plus tard, ok?

Je me tourne vers Vioréa. Je m'approche. Suffisamment loin pour ne pas l'angoisser. Suffisamment près pour qu'elle me voit. Je m'assoie par terre, contre le dos du canapé.

-C'est un cauchemar.

J'aimerais bien, crois-moi.

-J'vais ouvrir les yeux et ça sera juste un badtrip...
-... Vioréa... Je suis désolée, j'aurais aimé que ça se passe différemment.

Je me gratte un peu la tête. Je sais pas bien ce que je suis sensée faire...

-Je comprends que t'aie peur... A ta place... A ta place je serais terrifiée aussi mais personne va te faire de mal. Ni moi, ni Sal. Toi et ton père vous vous entendez pas mais tu crois vraiment qu'il m'aurait laissé en vie si j'avais représenté une menace..?

Je renifle.

-Bon, c'est peut-être pas mon meilleur argument... Ecoute... Pour le moment, voilà ce que je te propose : je ne peux pas te laisser toute seule vues les circonstances mais si tu as peur d'être dans la même pièce que moi, il y a 4 chambres à l'étage. Choisis en une, enferme-toi. Je ne bougerais pas du salon. Si tu veux, on peut discuter de tout ça, maintenant ou plus tard. Quand tu te sentiras prête à avoir cette discussion. Si tu veux rentrer, je peux te ramener ou demander à quelqu'un de confiance de le faire. Par contre, je ne peux pas cacher à ton père que tu es gravement malade, Vioréa. Déjà parce que c'est ton père et aussi parce que si on doit te soigner, il reste une ressource importante parce qu'il a des connexions partout avec le gratin des spécialistes. J'laisserais pas une possibilité de te soigner de côté. Ca veut pas dire que j'lui dirais ce qu'il s'est passé ce soir. Au pire, je verrais avec Sorin pour qu'il dise que c'est lui qui m'a appelé, si tu veux.

Salomon est tout déconfit. Il regarde Elie avec une mine sincèrement navrée.

- Elle ne savait pas ? Elle... Nom d'un guzmania ! Je .. je suis désolé! C'est une bourde abominable.
-T'inquiète, je gère. Va voir ton frère, explique lui ce qu'il se passe.
- Entendu, Entendu ma petite fraise des bois. Je vais faire cela.
- Trouvez un truc. Vous êtes les personnes les plus intelligentes que je connaisse. Il semble flatté par la remarque et un sourire illumine son visage de statue grecque. C'est pas la seule à avoir ce truc. Trouvez moi des infos, n'importe quoi. J'me fous de savoir que c'est impossible, j'veux juste savoir comment on rend ça possible, ok?

Il dépose un baiser sur son frond.

- Je trouverais ma douce enfant. Ne suis-je pas la Maladie incarnée ! Nul ne dupe le Jardinier des Enfers bien longtemps !

Il disparait comme il est venu, dans un tourbillon de senteurs florales.
Viorea n'a prêté attention à aucun des mots sortant des ces bouches ennemies. Prostrée, épuisée, elle se pince l'intérieure du bras en sanglotant. Tout cela est réel, douloureusement réel.

-... Vioréa... Je suis désolée, j'aurais aimé que ça se passe différemment.
- T'es désolée ?! Elle a un rire qui frôle l'hystérie. T'es DESOLEE ??! T'as ruiné ma vie !
- Je comprends que t'aie peur... A ta place... A ta place je serais terrifiée aussi mais personne va te faire de mal. Ni moi, ni Sal. Toi et ton père vous vous entendez pas mais tu crois vraiment qu'il m'aurait laissé en vie si j'avais représenté une menace..?

L'argument a le mérite d'être valide. L'adolescente fronce les sourcils en essayant de trouver de quoi la contredire sans y parvenir. Le reste du discours d'Elie la pousse dans les bras de la confusion et de la colère.

- POURQUOI?! Hein ? Pourquoi tu fais genre que t'es concernée parce qu'y m'arrive. C'est bon, tu l'a eu mon père! Arrête tes simagrées, t'a plus besoin d'te forcer à jouer les gentille. Qu'est-ce que ça peut te foutre ce qui m'arrive ? Dis ce que tu veux à mon père, je m'en tamponne les reins! Tu te fous bien de ma permission. Tout le monde s'en fout. Personne me consulte depuis que je suis née : Est-ce que j'ai eu envie de quitter la Roumanie ? Nan. Est-ce qu'on m'a demandé si je voulais être chasseuse ? Nan. Est-ce qu'on s'est questionné sur comment je vivais la séparation de mes darons ? Que dalle ! Même la vie a décidé sans moi que j'devais crever. Elle émet un ricanement grinçant. Et toi, la salope qui m'a volé mon père, la putain de créature démoniaque, tu t'inquièterais de mon sort ??!! AHAHA! C'est la meilleure et la plus triste des blagues. Elle se remet à chialer. A quoi j'pouvais m'attendre de la part de l'autre con, de toute façon.... Après s'être marié à une sorcière c'est assez logique qui se tape une démone. C'était le palier suivant...

Elle inspire brusquement, renifle s'essuie rageusement les yeux.

- Y'a une baignoire ici ? Parce que si tu te sens coupable, fais moi au moins couler le bain de ta vie en gaspillant le bain moussant le plus cher que t'as. Puisque je vais crever, autant que ce soit avec une peau de bébé.

-T'es désolée ?! T'es DESOLEE ??! T'as ruiné ma vie !


Il faut une sacrée couche de déni pour dire ça. Il faut vouloir un coupable facile. C'est un rôle que je suis prête à porter s'il le faut mais viendra un moment où il faudra qu'elle se rende compte de ce qu'il s'est passé réellement. Qu'elle comprenne d'où vient ce mal-être et qu'il remonte à bien avant mon arrivé. J'ai été la goutte d'eau qui a fait déborder un vase prêt à exploser.
Il fallait qu'il déborde et qu'il explose, d'une manière ou d'une autre. Pendant que j'essaie de la rassurer, elle explose comme une grenade et une part de moi est infiniment soulagée qu'elle lâche du leste.

-POURQUOI?! Hein ? Pourquoi tu fais genre que t'es concernée parce qu'y m'arrive.
-Parce que c'est le cas.
-C'est bon, tu l'a eu mon père!
-Ca a jamais été le but de la manœuvre.
-Arrête tes simagrées, t'a plus besoin d'te forcer à jouer les gentille. Qu'est-ce que ça peut te foutre ce qui m'arrive ? Dis ce que tu veux à mon père, je m'en tamponne les reins! Tu te fous bien de ma permission. Tout le monde s'en fout bien de ma permission. Tout le monde s'en fout.

Ce qu'elle dit était vrai et elle a toute les raisons du monde d'avoir mal au point de me hurler dessus. Alors je laisse s'écouler tout ce qu'elle a à faire écouler, je ne la quitte pas des yeux. J'écoute, les oreilles grandes ouvertes, le coeur en sang. Elle pleure, elle rit. J'ai l'impression que toute les digues pêtent puis soudain, c'est l'arrêt brusque. Reniflage et tentative de chantage. Ca me tire un sourire triste.

- Y'a une baignoire ici ? Parce que si tu te sens coupable, fais moi au moins couler le bain de ta vie en gaspillant le bain moussant le plus cher que t'as. Puisque je vais crever, autant que ce soit avec une peau de bébé.

Je me redresse et la détaille.

-Tu te trompes. Je ne me sens pas coupable.

Je hausse les épaules.

-Mais j'te ferais couler un bain.

Je me lève pour allumer l'eau dans la baignoire XXL de Enzo. J'mets du bain moussant et je reviens m'asseoir en face d'elle, par terre.

-J'ai volé Kaelig à ta mère. Pas à toi. Et oui, je m'inquiète de ton sort parce que tu comptes. Crois-le ou pas mais j'suis sincère. Prends le comme une blague ou pas mais si t'appelles en ayant besoin d'aide, j'serais là. Pour moi, tu fais partie de ma famille. Aucune intention de remplacer ta daronne, honnêtement. T'as déjà ne serait-ce que dit à ton père que tu voulais apprendre à combattre, ces derniers temps? Tu d'vrais essayer, tu serais surprise.

J'inspire doucement.

-Et tu crèveras pas. J'trouverais une solution avec ton père ou non, comme tu voudras, toi. La vie est une énorme salope et elle t'a pas spécialement épargnée... En vrai, j'trouve que vu le merdier par lequel t'es passé, tu t'en tires avec les honneurs mais à un moment donné, tout ça, là... Le fait que tu te sentes dénuée de tout choix dans cette famille, va falloir le dire - ou le crier - aux vrais personnes concernées. J'ai aucun problème avec le fait que tu me haïsses. Vraiment aucun. Le fait est que j'ai été la personne à donner une nouvelle perspective à ton père sur sa vie et son mariage et que je partage désormais sa vie. Mais j't'ai jamais arrachée à la Roumanie, j't'ai pas non plus empêcher d'être une chasseuse. Si tu veux que les choses avancent, vraiment. Va falloir en parler avec ton père. Parce que toi et lui, vous vous ressemblez : tu parles pas de comment la séparation t'a affecté. Il te pose pas la question. Y a un status quo dégueulasse qui s'installe où vous vous pourrissez tout les deux la vie alors qu'il vous suffit de crever l'abcès. Hurlez-vous dessus, si ça vous chante, mais communiquez. T'as toutes les raisons du monde d'être en colère, Vioréa. C'est pas moi qui vais te dire que t'abuses. Simplement, tu peux pas rien dire aux personnes concernées et être choquée que ces mêmes personnes comprennent rien à ce que tu vis. Ils sont pas télépathe.

Je me lève et lui tend la main. Y a de grande chance que mon monologue à la con me saute à la tronche.

-Ton bain est prêt, j'viens d'entendre l'eau s'arrêter. Allez, debout, Miss Taur...

-Tu te trompes. Je ne me sens pas coupable.

Tu devrais connasse !
Tu devrais mille fois !

Mais même pour elle, les mots sonnent creux, moins puissants. Elle est éreintée de sa propre colère.

-Mais j'te ferais couler un bain.

Lorsqu'Elie revient, Viorea s'est ramassée en boule dans le canapé, un coussin dans les bras. Elle sanglote en silence, le regard verrouillé sur un point fixe, inaccessible au commun des mortels.

-J'ai volé Kaelig à ta mère. Pas à toi. Et oui, je m'inquiète de ton sort parce que tu comptes. Crois-le ou pas mais j'suis sincère. Prends le comme une blague ou pas mais si t'appelles en ayant besoin d'aide, j'serais là. Pour moi, tu fais partie de ma famille. Aucune intention de remplacer ta daronne, honnêtement.
- P.. Pourquoi faut qu'ce soit toi... Pourquoi faut qu'ce soit toi la seule qui prend vraiment soin d'moi....? La putain d'ironie....
- T'as déjà ne serait-ce que dit à ton père que tu voulais apprendre à combattre, ces derniers temps?
- La bonne blague! Il est terrorisé qu'jui fasse une "Ciulin".
- Tu d'vrais essayer, tu serais surprise.
- N'importe quoi...

Elle se mordille nerveusement l'ongle du pouce. En réalité, elle n'a jamais osé. Cela aurait été braver les aspirations de sa mère, elle qui avait enfin une fille "qui lui ressemble vraiment." Et maintenant ? Maintenant elle allait mourir. Qu'est-ce que ça changerait ...?

Elehiel poursuit son discours. La fatigue et le choc de sa fin prématurée ont comme purgé Viorea de toute capacité à se foutre en rogne. Du coup, elle écoute, elle absorbe les mots et, sommes toutes, ne les trouve pas complétement dépourvus de sens. Une part d'elle s'offusque d'être touchée par le compliment qui lui est fait, une autre est soulagée qu'on reconnaisse sa souffrance. On valide sa colère. On légitime son sentiment de mal-être.
Pour la première fois depuis longtemps, Viorea se sent comprise.

Dommage que ce soit toi.
... Mais je vais me contenter de ce que j'ai.

-Ton bain est prêt, j'viens d'entendre l'eau s'arrêter. Allez, debout, Miss Taur...


Elle attrape la main tendue et se lève sans piper mot. Avant de refermer la porte de la salle de bain pour avoir un peu d'intimité et d'espace pour penser, elle se tourne vers sa "belle-mère".

-T'aurais des fringues de rechanges ? et...Tu peux appeler Tata, steplait ? Pour... pour qu'i vienne ? demande-t-elle d'une petite voix.

Elle me brise le coeur. Ca me fait un mal de chien de la voir dans cet état. J'aurais presque préféré continuer la petite joute verbale du début. Pleine de colère rentrée et de tristesse modelée. J'ai l'impression de l'avoir privée de quelque chose. Pourtant, je ne vois pas comment le dialogue pourrait s'installer si sa forme d'expression ne devient pas plus pure. Assez pure pour être comprise par les gens qui l'entourre en tout cas. Pourquoi moi ? Parce que j'ai été cette gamine remplie de colère qui avait besoin que quelqu'un voit au-delà. Parce que ta souffrance resonne en moi trop fort pour que je l'ignore et ton espoir hurle une mélodie silencieuse qui ne trouve écho que dans mes oreilles. C'est pour ça qu'il est temps de communiquer avec les autres. De communiquer à ceux qui t'ont mise dans cet état.

Ce n'est pas grave si tu les froisses ou si tu les vexes. Il faut assainir tout ça avant que ça te dévore et t'emmène sur des chemins plus dangereux encore.

-La bonne blague ! Il est terrorisé qu'jui fasse un "Ciulin".
-Non, il était terrorisé de te faire un "Nelu", Vioréa. Tu d'vrais essayer, tu serais surprise.
-N'importe quoi...

Je vois bien qu'elle ne croit à ce qu'elle dit qu'à moitié. Il y a d'autre chose qui entrent en jeu. Des choses qui sont hors de ma portée. Je n'ai jamais fait partie d'une grande famille comme la sienne et encore moins d'une famille traditionnelle. J'imagine à peine le poids sur ses épaules. La seule chose que je sais, c'est ce que m'en a dit Kaelig, il y a longtemps. Chez les Sang-Coureurs, les femmes sont des mères avant tout. Des ventres sur pattes qui ne sont là que pour perpétuer la famille.

Quelle pression pour une enfant qui veut juste découvrir le monde.

Je l'aide à se lever et je m'apprête à partir quand elle m'appelle.

-T'aurais des fringues de rechanges ?
-Oui, j'te dépose ça devant la porte. Pour ce soir, survet comfy et demain, tu m'piqueras c'que tu veux, ok?
-Et... Tu peux appeler Tata, steplait ?

Je souris doucement.

-Pour... pour qu'i vienne ?
-Pas de soucis, j'l'appelle de suite. Il arrivera dans pas longtemps. Prend ton temps et appelle si ça va pas.

Je la laisse tranquille et j'attrape mon téléphone pour appeler Kaelig pendant que je vais dans la chambre pour récuperer de quoi s'habiller à Vioréa.

-Kaelig? Tu peux venir chez Enzo, steuplait. J'ai Vioréa avec moi et elle te réclame. Elle a besoin de toi, là.

Une fois l'appel terminé, je dépose les vêtement à la porte comme promis et retourne dans le salon attendre.

Quelle soirée absolument foutraque.