Riley a besoin de se défouler. Le départ d'Ohanzee ce matin, sans même lui dire au revoir, la mise dans un état de nerfs auquel elle n'est pas habituée. La méditation ne lui servira à rien elle le sait. Ses muscles picotent, la démangent. Elle veut suer, oublier, se défouler.
Ne plus songer à ses yeux sombres qui lui aspiraient l'âme, ce beau visage si expressif...Non. Il est parti. Fin de l'histoire qui n'en était même pas une malgré les moments partagés.

Après quelques recherches elle a rapidement trouvé l'Arena et a décidé de tâter un peu de son ambiance. Plus elle évite ses collèges mieux elle se porte. Elle s'y rend dès que possible en fin de matinée. L'ambiance est plutôt chaleureuse et moderne. A la réception elle donne obligeamment ses coordonnées pour s'inscrire puis file dans la grande salle équipée des derniers appareils de musculation et a le plaisir de constater qu'elle est seule. Parfait.
Sans attendre elle protège ses mains avec des bandes épaisses de tissus et attaque un pauvre sac de frappe qui a le malheur de croiser sa route. Elle enchaîne coups de pieds et coups de poings sans répit. Sa queue de cheval lui fouette la nuque tandis que la sueur commence à dégouliner sur son corps. La musique l'entraîne dans son rythme sans que Riley ne faiblisse jamais.
Malheureusement pour elle l'oubli n'a qu'un temps et des flashs de la soirée d'hier soir lui traversent l'esprit. Elle s'acharne sur le sac avec force et précision mais rien n'y fait. Elle n'arrive pas à l'ôter de sa tête. De frustration, elle envoie un magistral coup de pied dans le sac qui balance sur son attache. Riley pousse un juron et se décale pour ne pas se prendre le retour dans la tête.
Vaincue, elle essuie son front et boit à sa gourde à grandes goulées. La journée va être longue...

You gave up and you started thinking
They were true

If you are beauty and combination
Body at work and a mind on vacation

Le plan se peaufine. Bientôt, nous serons fin prêts pour investir le brouillard. J'en ai des frissons d'excitation et d'angoisse. Cette opération est la première des Dormeurs, notre profession de foi en quelque sort. Il y aura de la casse, c'est à parier. Je ne sais pas comment Elie arrivera à encaisser les pertes. Soyons honnête, en la matière j'ai un recul  horriblement cynique sur la question. Depuis que j'ai plongé dans ce puits à douze ans, j'ai vu mon comptant de têtes tomber : mes camarades, mes frères, mes enfants. Ma propre existence se pose sur la balance chaque Nuit. J'ai appris à pleurer mes morts en me relevant l'arme au poing. Un reflexe transmis générationnellement : De Ciulin à Sorin, en passant par Cristian, Mihai ou Iula; même Viorea ne lui en déplaise, tous ont hérité de la même résilience. J'aurais aimé leur apprendre avec moins de coup de godasses dans la gueule. Je n'aurais clairement jamais la médaille du père de l'année mais je me soigne.
Elie me soigne.

- Salut Justine! Comment va ?

Je fais la bise à l'une de mes chasseuse qui tient l'accueil.

- Damian n'est pas avec toi ?
- Ca va ! On est pas mariés, Boss! Elle éclate de rire avec une moue boudeuse. Elle demeure cependant une excellente partenaire pour le démon et une véritable amie. J'crois qu'il s'est soulevé un joli petit cul de bidasse hier... Il aura sans doute un peu de retard pour te servir de partenaire de chauffe.
Soupir de vieux con. Ils aiment bien ça au fond, quand je joue les paternels indignés.
- Petit couillon, moi qui espérais m'épargner la paperasse qui m'attend sur mon bureau.
Justine se marre.
- On a une petite nouvelle si tu veux. Jamais vue encore... Ceci étant elle est bien charmante, ajoute-t-elle avec une lueur de convoitise dans le regard.
Je frappe sur le comptoir.
- Popopopo, gamine! On se tient, ici. On est un établissement convenable!
- Bah ok, j'te laisse faire le vieux beau... Après tout les petites jeunes ça te connait!
- Ferme ta grande gueule Just'.
- Moi aussi, je t'aime, boss!

Elle claque un bécot en l'air, alors que je m'éloigne en ricanant. J'espère que Justine ne crèvera pas dans cette expédition. J'aime bien Justine. Je me change dans les vestiaire, préparant scrupuleusement mes poings. Silencieux comme une ombre - les habitudes ont la peau dure- je me glisse dans la salle et observe la fameuse demoiselle.
Grande tige brune, musclée.
Bonne droite, bon placement de pieds, trop large ouverture dans sa défense.
On reconnait tout de suite les gadjos qui ont reçu une formation militaire : ils ont cette signature un peu rigide en commun.
Elle est jeune.
Et super énervée.
Par bien des aspect, elle me rappelle Iula : même potentiel, même façon de compenser le manque de force par l'agilité, même émotivité qui pousse à l'imprudence. Je me demande ce que devient ma nièce depuis son départ de Tir Na Nog pour voguer en solo. Elle n'écrit pas beaucoup. Ceci étant, je sais que Cristian ne la perd pas de vue. Mon propre fils me fout parfois les jetons dans sa capacité à retrouver l'introuvable.

- Hé bien, il a du sacrément vous manquer de respect ce sac de sable, que je fais avec un sourire tranquille. Je tends une de mes énormes paluches enrubannées vers elle. Kaelig Taur, je suis le taulier de l'endroit. Militaire, je présume ? Je me gratte la barbe. Toutes les nouvelles têtes le sont plus ou moins depuis la quarantaine... Vous avez un bon jeu de jambes. Ca vous tente de le tester contre un adversaire qui.. disons peut se défendre ?

Je tapote ce bon vieux sac malmené, d'un air éloquent.

- Hé bien, il a du sacrément vous manquer de respect ce sac de sable.

Riley se tourne vers le nouvel arrivant et écarquille les yeux devant sa carrure de colosse. Bordel ! Même à l'armée il n'en faisait plus des modèles comme ca. Plus que son physique impressionnant c'est surtout son charisme certain qui la frappe, le genre "meneur d'hommes". Elle en a assez vu dans sa vie pour pouvoir les reconnaître. Passée la première impression, elle se ressaisit et accepte la main tendue.

- Kaelig Taur, je suis le taulier de l'endroit. Militaire, je présume ? Toutes les nouvelles têtes le sont plus ou moins depuis la quarantaine...

- Lieutenant Riley Finglas, se présente-t-elle a son tour avec un sourire amical. Elle pose sa gourde et croise les bras sur sa poitrine pour le toiser par en-dessous. Le "Kaelig Taur", hein ? Vous êtes plutôt connu dans mon unité...Ils n'ont que votre nom à la bouche et c'est pas franchement pour chanter vos louanges, si vous voyez ce que je veux dire...lance-t-elle avec une moue amusée. J'avais hâte de vous rencontrer.

Ses yeux englobent la salle et son sourire s'élargit.
- Plutôt sympa comme endroit.

- Vous avez un bon jeu de jambes. Ca vous tente de le tester contre un adversaire qui.. disons peut se défendre ?

Riley éclate de rire.
- Peut se défendre, hein ? Pourquoi j'ai l'impression que c'est l'euphémisme du siècle ? Mais pourquoi pas. Comme vous l'avez deviné j'ai besoin de me défouler et le sac vient de rendre les armes alors...

Elle inspire à fond et se met en posture de défense, sentant déjà l'adrénaline gonfler ses veines. Pourtant deux yeux sombres la hantent toujours...

Eh puis merde pour la défense !

Vive et agile, elle passe à l'attaque feintant un coup droit pour tenter de toucher son flanc de son autre poing. Elle fait pleuvoir les coups sentant bien qu'il se contente de garder sa défense haute et alerte pour la parer avec une grande facilité, comme s'il lisait ses mouvements à l'avance. Enfin elle trouve une faille et s'y engouffre. Sa jambe part à toute vitesse et touche avec satisfaction l'épaule de son adversaire. C'est alors qu'elle réalise son erreur.

- Lieutenant Riley Finglas. Le "Kaelig Taur", hein ? Vous êtes plutôt connu dans mon unité...
- Vous m'en direz tant, que je ponctue avec un sourire finaud.
- Ils n'ont que votre nom à la bouche et c'est pas franchement pour chanter vos louanges, si vous voyez ce que je veux dire...
- C'est que nous avons nos propres règles dans cette villes, voyez-vous... Et nos propres petits arrangements.
- J'avais hâte de vous rencontrer.
- Voilà chose faite, Lieutenant !

Je lui propose un petit échange sur le ring qu'elle accepte volontiers. Les ressorts du sol matelassé grincent sous nos poids. Dans l'enclave des cordes, je mets mon casque et j'arme mes poings de gants que j'achève de lacer avec les dents. L'habitude.

Sonne les premières notes de la valse.
Commence alors le menuet.

Finglass prend l'initiative. Je la laisse venir. Je laisse toujours venir. L'analyse est la clé de voute de toute victoire. Connaitre son adversaire rend la riposte létale. J'évite sans effort ses tentatives de touche. Le lieutenant a tout de la tête brulée. Véloce, agile, tout cela est indéniable, mais d'une impatience crasse. Elle ne contrôle pas encore pleinement ses instincts, ça se sent. Il y a de l'immaturité, de la colère, du ressentiment sous la maitrise affichée.
Une frustration immense.
Cela ne la rend que plus faillible.
Une fois le point culminant de sa confiance en elle atteint, j'esquisse soigneusement la faille qui lui servira de piège à loup. Elle s'y engouffre avec toute l'énergie dont elle dispose. Marrant quand même comme tous ces petits jeunes sont férus de coup de pieds sans maitriser correctement leurs assises. D'une simple prise, je coince sa cheville fermement contre mon épaule et balaie brusquement son point d'appui restant. Elle bascule le cul sur le ring, fer en l'air. Je la libère et m'écarte cordialement, non sans un sourire.

- Vous êtes une intrépide, lieutenant. C'est une qualité, sauf quand on oublie de sécuriser ses appuis. d'un mouvement de gant, je l'invite à se relever. Deuxième round, Riley. Montrez-moi de quel bois vous vous chauffez...

J'attends patiemment qu'elle se sente prête à recroiser le fer. Appelez-ça de la galanterie si vous le voulez. Après deux trois passes gentillettes, j'imprime subtilement et graduellement ma cadence. Malgré ma taille imposante, je vais vite, je frappe juste. Je finis par réduire la distance, grignotant sur chaque marque de manœuvre. Elle finit par être prise en étau entre moi et les cordes, avec comme seul possibilité celle de parer comme elle peut. Je ne lui laisse pas le répit de réfléchir pour contrecarrer. Je vois dans son regard à quel point l'impuissance la rend furieuse, à quel point la situation lui rappelle sans doute une autre vécue trop récemment. Mon côté instructeur reprend le dessus.

- Relâchez-là, Riley! Relâchez là cette putain de rage qui vous obscurcit le jugement ! ALLEZ ! ME LAISSEZ PAS GAGNER ! RAHAT !

- Vous êtes une intrépide, lieutenant. C'est une qualité, sauf quand on oublie de sécuriser ses appuis.

Dos contre le ring elle frappe son poing sur le sol de frustration. Il a raison, elle fait n’importe quoi ! Elle ne réfléchit pas, laisse parler ses émotions et ses instincts. Elle sait pourtant qu’une bataille ne se gagne jamais de cette façon. En même temps, se faire maîtriser de telle manière a quelque chose d’excitant. Savoir que votre adversaire est plus fort que vous vous oblige à vous dépasser. Et s’il y a une chose à laquelle Riley excelle c’était bien ça : persévérer, travailler, surpasser, vaincre. D’un mouvement lest, elle se remet sur ses pieds et étire les muscles déjà endoloris de ses épaules.

- Deuxième round, Riley. Montrez-moi de quel bois vous vous chauffez...

Riley plisse les yeux et cogne ses gants l’un contre l’autre, espérant réveiller le self-contrôle qu’elle exerce d’habitude très facilement sur son corps et son esprit.

- Ah ! Donc on s’appelle par nos petits noms. Parfait Kaelig, je vais faire de mon mieux … Elle se replace presque avec une certaine grâce en face de Taur.

Le temps de reprendre une profonde inspiration, de calmer ses nerfs, puis la dance reprend, rythmée cette fois par son colossal adversaire. Concentrée, elle le laisse faire et recule, centimètres par centimètres, le laisse gagner du terrain jusqu’à se retrouver en mauvaise posture, presque acculée contre les filets. Cette situation ne lui plait pas, l’impuissance la reprend avec violence même si elle fait partie de la stratégie. A quoi bon lutter quand on connait d'ores et déjà l’issue finale ?
Elle ne le reverra pas. Elle allait perdre. Oui c’est exactement ce qu’elle pourrait se dire.

- Relâchez-là, Riley! Relâchez là cette putain de rage qui vous obscurcit le jugement ! ALLEZ ! ME LAISSEZ PAS GAGNER ! RAHAT !

- Puisque c’est demandé si gentiment, déclare-t-elle avec un soupçon de défi.

Sauf que le Lieutenant Riley Finglas n’abandonne pas pour si peu et même au tapis, elle se relève autant de fois qu’il le faut. La contre-attaque est plus maitrisée, plus calculée. Imperceptiblement, elle augmente la cadence de ses coups, arrive peut-être à le surprendre une fois où deux. Elle prend garde à ses appuis, ne basse sa garde que lorsqu’elle sait exactement où placer son coup suivant. L’impulsivité aveugle et stupide a laissé la place à des actions plus contrôlées. Elle pousse son corps encore, elle ne doute pas un instant que son adversaire saura suivre ce nouveau tempo. Esquive à droite, uppercut, parer, coup de pied dans les flancs. Petit à petit elle le fait reculer pour se retrouver à nouveau au centre du ring.

Miracle. Elle oublie. Elle s’oublie.
Son univers s’arrête au filet du ring, ses gants sont devenus une extension d’elle-même, toute son attention est focalisée sur Taur et sur l’anticipation de ses mouvements, sur la meilleure façon de le contrer et de le toucher.

Les coups pleuvent, le temps se suspend, elle n’a aucune idée du temps passé sur ce deuxième round.
Une minute ? Une heure ?

Aucune importance. Elle est en train de lui montrer de quel bois elle est faite.

La lueur de son regard change. La posture se modifie subtilement. La riposte orchestrée est plus ferme, mieux sentie, tout simplement mieux calculée.

C'est bien, gamine!
Tu reprends du poil de la bête!

J'esquisse un sourire satisfait. On en apprend toujours plus sur quelqu'un en faisant parler les poings qu'en jouant sur les mots. Une fois balayés les sentiments négatifs qui lui obscurcissent l'esprit, Riley fait preuve d'une maitrise admirable. On sent le travail acharné qu'il a fallu pour développer des réflexes qui ne lui étaient pas naturels. A la différence de Ciulin, par exemple, qui a l'instinct d'un fauve et l'intelligence inné du combattant, Riley est une besogneuse qui a besoin de toute sa concentration pour sublimer ses acquis.

Je prend un plaisir certain à cet échange.  Elle a du répondant, de la suite dans les idées. Elle fait montre de plus de créativité que le bidasse commun.

A surveiller de prêt.
On a jamais assez de Dormeurs.

Pendant qu'on s'excite avec bonheur sur le ring, la salle se remplie peu à peu de ses habitués. Des dormeurs exclusivement. D'ordinaire nos ronds de jambe avec Dam sont bouclés quand ils arrivent, mais je me suis laissé emporté avec Riley. Du coup, une petite troupe de spectateurs encercle les cordes : Silvio pousse des petits sifflements admiratif, ponctuant nos plus belles passes, Bella rit au éclats, Rowan et Gavin se lancent dans des encouragement simiesques tandis que Dominique  contrebalance en brandissant des "Allez beauté!" par solidarité féminine. Les autres applaudissent et commentent : chacun y va de son petit pronostic.

Finalement, je décide de mettre un terme à la récréation -votre échauffement bande de trouffions!- en portant un coup décisif mais courtois à ma valeureuse adversaire. Alors qu'elle s'ouvre légèrement, j'opère un enroulement brusque autours d'elle qui fait qu'elle se retrouve dos avec mon torse. Je l'attrape par la taille. Balayette leste de ses chevilles. Elle me bascule dans les bras façon danseuse de tango.

Sans Elie, je n'aurais jamais eu l'idée de ce mouvement.

- Mais noooon ! beugle Dominique dépitée.
- Popopopopow!!!! claque Rowan tandis que Gavin tape paume à plat sur la surface du ring pour saluer le beau geste.
- Je déteste quand il fait ça... bougonne Mika. C'est presque de la triche!
- Moi j'aimerais bien qu'il me le fasse... lance Bella, faussement aguicheuse en lançant un clin d'oeil à Riley.

Je redresse mon honorable adversaire.

- Désolé ,Lieutenant, fais-je à sa discrétion. Je commençais à fatiguer et je devais garder la face. Merci d'avoir joué le jeu et préservé l'orgueil d'un vieil homme. Sourire affectueux. Je retire mon casque et mes gants. Je suis en nage. Bon les tire-au-flanc, là on est pas au cabaret! Vous voulez pas qu'j'vous paie des cocktails aussi !? Je rigole à moitié. Au boulot !
- Ouuuh le taurrreau voit rouuuge ! lâche Silvio avec son inimitable accent italien.

L'attroupement de Dormeurs se disperse avec des rires. Mika nous lance une paire de serviettes et des bouteilles de flottes. Au moment de donner la sienne  à Riley, il  lui fait un sourire appuyé.

- J'espère que la prochaine fois, vous lui collerez une raclée !
- Je rêve où y'a des baffes qui se perdent !?

Le gosse s'éloigne en gloussant plaisamment. L'ambiance est bonne. Moi aussi je suis de bonne humeur, à présent.

- Alors Riley ? Vous vous sentez le coeur plus léger ?

- J’en avais besoin. Merci pour le coup de main…et la leçon !
- Ce fut un plaisir! On le renouvèle quand bon vous semble, fais-je avec un large sourire sincère.
- Vous êtes un sacré boxeur ! Ça se sent que vous avez ça dans le sang, je suis presque jalouse…
- Ahahahah... Je suis juste sur le ring depuis mon plus jeune âge. Mon paternel était lui-même un pratiquant d'une grande exigence.

Et un fieffé connard qui nous tabassait, mes frères et moi. Soit tu savais parer et rendre, soit tu perdais ton nez, ton râtelier et ta dignité. Les humiliations de l'ancien patriarche sont légendaires.

- Vous ne ressemblez pas à l’image que je m’étais faite de vous !
- Oh... Pas trop désappointée, j'espère ?

Je m'essuie le visage avec ma serviette. Après quelques échauffements, mes Dormeurs se sont mis en rang sur des tatamis face aux miroirs. Owen arrive me fait un vague salut avec sa bouille de nounours débonnaire et se place en professeur pour apprendre une nouvelle série de pas chorégraphiés. La danse fait partie de notre routine à présent.

- Et donc, c’est quoi votre job à vous et à tout ce petit monde qui nécessite de l’entrainement ? Ils me semblent un peu trop nombreux pour s’occuper tous de la salle de sport, même si je dois avouer qu’elle est nickel.

Le coule sur le lieutenant Finglass un regard d'évaluation que je ne prends même pas la peine de maquiller.

- Merci de ce compliment ! Hé bien, disons que l'Arena est une vaste entreprise de réinsertion. La plupart des gens que vous voyez là sont d'ex-détenus... des Fosses Infernales de Kali.... de jeunes fugueurs, des gosses qui auraient pu mal tournés, des vétérans de guerre devenus gênants,... des gens qui se sentent un peux exclus de la société et qui se cherchaient un but. Mika, ... Je désigne le jeune qui nous a donné l'eau et gratifié Riley d'encouragements,... était SDF et tapinait pour avoir de quoi manger; Justine ... Je montre la standardiste qui à présent pirouette gracieusement sur elle-même,...est une ancienne athlète primée qui a vu sa vie devenir un enfer après une mauvaise blessure et une dépendance aux opiacés. ici, on leur offre une chance de se réinventer au travers du sport et de la danse. Ma compagne est chorégraphe. Elle a pas mal réformé la vision de chacun sur cette pratique.

J'invite Riley à nous asseoir sur un banc, tout en pratiquant des étirements.

- Tir Nà Nog est une ville un peu spéciale... J'imagine que vous avez eu le loisir de le remarquer. Nous permettons aux citoyens de s'armer et trouver un peu de tranquillité d'esprit.

- Oh... Pas trop désappointée, j'espère ?
Riley éclate de rire.
- Oui et non ! Disons que vu les portraits peu flatteurs que j’ai entendus, je vous imaginais moins…amical. Du coup je suis presque déçue de ne pas trouver une sorte de Hulk en moins vert.

Elle observe ensuite avec une certaine curiosité ses employés commencer un entrainement qui ressemble plus à de la danse qu’autre chose. Tête penchée et sourcils froncés, elle tente de comprendre le but de la manœuvre.
Riley n’est ni aveugle, ni stupide et sens bien que le regard qu’il lui jette soudain n’a rien de concupiscent ou de charmeur puisque c’est à peu de chose près le même que celui dont elle gratifie ses hommes après une mission. Il l’évalue, sans qu’elle ne sache pour quoi exactement. Elle le laisse faire tranquillement, bras croisés puis sourit.

- J’ai passé le test ?

Mais Taur se lance ensuite dans l’explication de ce qu’il fait au quotidien et Riley doit bien avouer qu’elle admire un peu cet homme et ce qu’il a entrepris pour tout ces gens. Pourtant, un petit quelque chose lui souffle qu’il n’est pas foncièrement honnête avec elle sans qu’elle n’en prenne ombrage. Après tout, elle fait partie du corps militaire avec qui il semble avoir quelques griefs.  

Riley accepte l’invitation et vient s’asseoir à ses côtés, suivant machinalement les mêmes étirements tout en forçant sur ses épaules rudement mise à l’épreuve aujourd’hui.

- Tir Nà Nog est une ville un peu spéciale... J'imagine que vous avez eu le loisir de le remarquer. Nous permettons aux citoyens de s'armer et trouver un peu de tranquillité d'esprit.

Elle désigne les « danseurs » du menton.
- Ce que vous faites pour eux est admirable. Mais oui…j’ai cru comprendre que cette ville avait ses …particularités. Avec son atmosphère un peu étrange on pourrait presque dire qu’il y a comme … de la magie dans l’air ?

Elle lui jette une petite œillade en terminant sa phrase pour juger de sa réaction.

- Et contre quoi exactement, les citoyens de cette bonne ville ont-ils besoin de s’armer ? J’y suis depuis presque deux semaines, mais je ne suis pas encore tombée sur quoique ce soit de foncièrement dangereux.

- Ce que vous faites pour eux est admirable. Mais oui…j’ai cru comprendre que cette ville avait ses …particularités. Avec son atmosphère un peu étrange on pourrait presque dire qu’il y a comme … de la magie dans l’air ?

Je toise la jeune femme avec un sourire en coin.

- Le terme est on ne peut mieux choisi.
- Et contre quoi exactement, les citoyens de cette bonne ville ont-ils besoin de s’armer ? J’y suis depuis presque deux semaines, mais je ne suis pas encore tombée sur quoique ce soit de foncièrement dangereux.
- Oh vraiment ? Cette fois je laisse filer un rire de poitrine. Tant mieux. C'est que mon "travail" s'avère efficace. Ceci étant... ne me faite pas croire que vous êtes plus bête que vous ne l'êtes. Votre manière de vous battre montre bien que vous savez vous adapter confrontée à l'inconnu. Un brouillard stagnant ça n'existe pas Riley... inutile d'être météorologue pour le dire.

Du coin de l'oeil j'aperçois la tignasse  rose de mon étoile. Il va falloir qu'on fignole les dernières étapes du plan d'exploration et commencer à communiquer la date. Je donne une tape dans le dos du lieutenant.

- Le boulot m'appelle ! Ce fut un plaisir de croiser le gant avec vous, en tous les cas. Revenez quand vous voulez, votre présence cadrera à merveille avec l'Arena. Et si vous avez besoin d'un peu de coaching ou des questions sur notre bonne vieille ville "magique", ma porte vous sera toujours ouverte.

Je lui offre un large et chaleureux sourire.
Je la sens bien cette gosse.
Mon instinct me souffle qu'elle a le potentiel pour nous rejoindre. Le temps me donnera ou non raison.

***

Quelques jours après l'expédition dans le brouillard...

Dear darkness
Dear darkness
Now it's your time to look after us

L'Arena est fermée depuis plusieurs jours maintenant. Assis sur les marches de la mezzanine menant à mon bureau, je contemple la salle vidée de toute vie. Combien en ai-je perdu cette fois-ci ? Combien de vies balayées par Unseelie ? Le combat était inégal.

Je les ai conduits à une mort certaine.

Miranda, Khalid, Josh, Bella, Silvio, Morris, Bella, Dominique, Jonas, Mika... Humains comme démons, pour porter fièrement le nom de Dormeur, finiront dans les Fosses de Kali. Contraction de mâchoire. Elle ne le fera pas de cadeau, c'est le prix à payer pour faire partie de la rébellion. J'aurais du crever avec eux. J'aurais du les accompagner là bas. J'aurais dû si Elie ne m'avait pas insufflé ce qui lui restait d'énergie.
Les larmes me montent aux yeux.
Je la sais dévastée. Elle fait front, mais elle est secouée.

J'ai assassiné les nôtres.
Toute sa famille.
Tout est  de ma faute.
Ce voyage était désespéré et sans retour.

J'essuie mon visage d'un balayage de paume calleuse. Je me rince le gosier avec mon troisième godet de Tuiça cul-sec. La bouteille est entamée au tiers. J'avais besoin de ce temps de décompression en solo.

On tambourine à la porte d'entrée du club.

- Rahat, c'est fermé...! Les gens sont devenu cons.. 'savent plus lire... que je bougonne dans ma langue natale en me resservant un verre.

L'importun insiste.
Avec un soupir rugueux, je me lève, descends lourdement l'escalier métallique et me dirige vers le corridor d'entrée, passant devant les vestiaires et finalement le comptoir d'accueil. On continue de s'acharner sur la porte à double battants, laquée de rouge.

- Voilà ! Voilà j'arrive ! ... 'font chier...

La surprise me fige quand je découvre le Lieutenant Finglass dans l'encadrement.

- Riley ? Murmure un peu rauque.

Un gêne désagréable me submerge. J'aurais préféré qu'elle ne me voit pas dans cet état : hirsute, enrubanné ça et là de gaze, la tronche encore tuméfiée de m'être bouffé de la Chrysalide, sertie de valeureux pansements, et avec quelques grammes de trop d'alcool dans le sang.

L’Arena n’est jamais fermée d’habitude. Jamais. Il y a toujours quelqu’un pour l’accueillir dans la salle de sport qui est devenu un lieu familier pour elle. Aujourd’hui, elle est venue en quête d’espoir, de solutions.

Je veux survivre à tout ça. Je veux être heureuse. Avec lui. Ohanzee.

Elle a beau avoir ses propres raisons de rendre visite à Kaelig Taur, Riley sent que quelque chose ne va, sans savoir quoi exactement.
Instinct, sixième sens.
Peu importe, ce quelque chose lui hurle que la situation n’a rien de normale.
C’est pourquoi elle insiste autant, tambourinant de toutes ses forces contre les pauvres battants et faisant totalement fi du mot gribouillé à la va vite.

- Voilà ! Voilà j'arrive ! ... 'font chier...

Ouf ! Quelqu’un enfin ! Elle reconnait aisément la voix de stentor de Taur. Mais une autre inquiétude la prend : Si Kaelig est là, pourquoi cette soudaine fermeture. Pour faire bonne mesure, elle frappe une ultime fois puis patiente.
Lorsque le géant ouvre enfin les portes, elle s’avise de son état en quelques secondes, les yeux ronds, la bouche ouverte. Les multiples pansements qui le recouvrent, son air hagard, son visage tuméfié. C’est comme si les Enfers l’ont avalé puis recraché.

- Riley ?

La voix est éraillée, peu assurée. Même à quelques pas de lui, elle note une forte senteur d’alcool dans son souffle. Il titube un peu et elle se porte machinalement à son secours, le soutenant comme elle peut.

- Merde Kaelig ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Elle le pousse un peu vers l’intérieur et referme derrière elle comme pour protéger l’image du meneur d’hommes. Si quelqu’un le voyait dans cet état, les rumeurs ne manqueraient pas de courir partout en ville et la jeune femme sait à quel point une mauvaise image peut saper l’autorité du plus grand des chefs.  
Le silence qui règne à l’intérieur des lieux est brutal, anormal presque effrayant. Aucun rire, aucune musique, aucune taquinerie ou joute verbale. Riley analyse vite la situation. Quelque chose de grave vient de se passer, il ne s’agit pas simplement du congé annuel de ses employés.

Maintenant qu’elle y prête plus attention, elle comprend enfin de quoi Kaelig à l’air, elle a déjà vu cette image une fois dans son propre miroir.
Il ressemble à un survivant.

Elle pose une main amicale sur son bras, le regarde avec une douceur teintée de compréhension et demande d’une voix ferme :

- Racontez-moi tout sans omettre les détails. J’en sais bien plus que vous ne le pensez.  

Rahat!
Je n'ai pas le temps de réagir. J'ai beau bien encaisser la tuiça, ça émousse mes reflexes de vieil homme. Le lieutenant s'invite vivement dans mon espace, referme la porte. Trop tard pour l'envoyer chier. Elle essaie de me soutenir comme un infirme. Ca m'offusque salement et je me dégage, sans doute un peu trop sèchement.

- Qu'est-ce que tu fais là, Riley ?


Pas l'énergie du vouvoiement. Je suis fatigué et j'ai pas envie de faire d'effort.

- Rentre chez toi. Le club est fermé pour un moment....


Je laisse échapper une expression douloureuse malgré moi, une infime contraction de mâchoire. Peut-être qu'il n'ouvrira plus jamais. Ca me colle un cafard monstre, ce genre d'idées noires. Je crois que plus je vieillis, moins j'ai le cœur solide pour ces conneries.
Riley me lance un regard vibrant de compassion, de gentillesse, d'envie d'aider. Ca me touche et ça m'emmerde à la fois. Me fais pas ces yeux là, fillette, ça érode ma volonté.

- Racontez-moi tout sans omettre les détails. J’en sais bien plus que vous ne le pensez.  
- T'es pas prête, fată. Toi... toi tu connais que la guerre à la régulière : tu penses qu'en face ça se jouera au poing ou à la gâchette, que l'horreur est humaine...  Rire sans joie. T'es pas prête. Faut que tu te barres de cette ville tant que tu le peux et que tu n'y reviennes plus jamais.

Ca sort tout seul de ma bouche. Caillasse abrupte. Je charrie du gravier et je dis de la merde. Casse-toi! Ce n'est pas une bonne idée d'être spectateur de ces moments là. Ces moment où je transpire les regrets par tous les pores.

- Désolé, je.. Je suis pas de bonne compagnie aujourd'hui. Vă rog, pars, fuis ce foutu mouroir.

Silence. Regard embué. La picole me donne souvent l'envie de chialer. Curieux

- J'ai franchement pas envie de t'enterrer....  Je t'aime bien, Riley...

- T'es pas prête, fată. Toi... toi tu connais que la guerre à la régulière : tu penses qu'en face ça se jouera au poing ou à la gâchette, que l'horreur est humaine... T'es pas prête. Faut que tu te barres de cette ville tant que tu le peux et que tu n'y reviennes plus jamais.

Son rire fait froid dans le dos, preuve de son état de détresse.
Pourtant elle reste plantée devant lui, les pieds bien ancrés dans le sol, la posture droite, les bras croisés. Quand elle prend la parole, son ton est calme, posé.

- Vous pensez sincèrement que la guerre est « humaine », que les choses se font « à la régulière » ? Elle a à son tour un petit rire amer. Vous savez bien que non, c’est juste la loi du plus fort, du plus malin, de plus endurant ou tout simplement du plus chanceux. Peu importe l’ennemi en face. Vous croyez que j’ai jamais fait face à l’horreur ? L’Homme n’a pas besoin d’être doté de pouvoirs, de griffes ou de crocs pour commettre des atrocités.

- Désolé, je.. Je suis pas de bonne compagnie aujourd'hui. Vă rog, pars, fuis ce foutu mouroir.

Voir un grand homme comme Taur à terre est un spectacle déconcertant mais aussi terriblement humain. Il n’est pas le premier à chuter, elle espère juste qu’il trouvera la force de se relever parce qu'elle commence à l'apprécier et qu'elle sent que sans lui pour veiller sur la ville, les choses n'iront pas en s'améliorant.
Il semble au bord de la rupture et ça lui déchire le coeur de le voir dans cet état. Pendant qu’il parle, Riley tente d’examiner posément la situation. Qu’est-ce qui a bien pu mettre cette force de la Nature sur les genoux ?
Un différend avec d'autres créatures surnaturelles ?
Non, une menace tangible ne ferait sans doute qu'attiser sa colère, pas son désespoir.
Une seule réponse lui apparait quand bien même elle dévaste le peu d’espoir qu’elle entretient encore. Parce que si elle a raison, elle ne trouverait pas ce qu’elle est venue chercher ici. Et cette seule idée lui glace le sang.

- J'ai franchement pas envie de t'enterrer....  Je t'aime bien, Riley...

L’image de son corps, étendu, dans un cercueil, du néant qui attend tout un chacun après la mort, la heurte quelques secondes. La crainte que cela lui arrive n’a jamais été aussi forte, aussi insupportable qu’aujourd’hui.
Sauf qu’elle refuse de se laisser paralyser par la peur. Elle ne le peut pas.
Un sourire sincère fleurit toutefois sur ses lèvres. En quelques semaines, cet homme lui exprime plus de sentiments que son propre père dans toute sa vie. Sur un coup de tête, elle s’approche et le sert brièvement contre elle puis le tient par les épaules à bout de bras.

- Moi aussi je vous aime bien, Taur… C’est le brouillard hein ? Unseelie … c’est ça qui vous a mis dans cet état… Je ne peux pas fuir, Kaelig. Même si je suis terrifiée. Parce que si je m’en vais, je laisse derrière moi quelqu’un de trop impliqué dans tout ça pour pouvoir me suivre, quelqu’un a qui je tiens énormément. Alors je n’ai pas le choix. Je vais me battre. Mais je n’ai aucune idée de comment m’y prendre…sorciers, vampires et autres…ça me dépasse complètement. Il faut que j’apprenne parce que finir au cimetière ne fait pas partie de mes plans.
Affirmation ferme, détermination féroce.
Et …j’espérais que vous pourriez m’aider. Son sourire s’affaiblit. Mais j’imagine que je ne débarque pas au meilleur moment…

- Moi aussi je vous aime bien, Taur… C’est le brouillard hein ? Unseelie … … c’est ça qui vous a mis dans cet état…

Je tique.
Comment est-elle au courant de ça ?
Les brumes de ma propre déprime alcoolisée se dissipent quelque peu. Ma cervelle se mobilise pour mieux capter son discours.

- Je ne peux pas fuir, Kaelig. Même si je suis terrifiée. Parce que si je m’en vais, je laisse derrière moi quelqu’un de trop impliqué dans tout ça pour pouvoir me suivre, quelqu’un a qui je tiens énormément.

Elément intéressant que voilà. La petite s'est acoquiné avec un être surnaturel, ou du moins apparenté à. Je plisse les yeux. Pour qu'il soit si hautement intriqué aux affaires du Brouillard, c'est qu'il fait parti d'instances qui en ont fait leur priorité. Nous ne sommes pas trouzemille sur le créneau de la connasse-papillon.

- Alors je n’ai pas le choix. Je vais me battre. Mais je n’ai aucune idée de comment m’y prendre…sorciers, vampires et autres…ça me dépasse complètement. Il faut que j’apprenne parce que finir au cimetière ne fait pas partie de mes plans. Et …j’espérais que vous pourriez m’aider. Mais j’imagine que je ne débarque pas au meilleur moment…

Son ton pugnace et décidé me fait l'effet d'un sérieux coup de fouet. Il est peut-être temps d'arrêter de se chialer sur le râble pour reprendre les choses en mains. Cette donzelle compte sur une figure pour la guider. Je ne vais pas souffler mon haleine de tuiça sur ses espoirs. Pas de repos pour les braves.

Ne vous inquiétez pas, camarades.
Vous n'êtes pas morts en vain.
La relève arrive.

- Ton timing est assez merdique, on ne va pas se mentir... Je suis secoué d'un vieux rire. Suis-moi. J'ai besoin d'un café bien serré.

Nous quittons le hall d'entrée pour suivre le couloir menant à la salle. Je monte les escaliers en fer blanc menant à mon bureau en mezzanine, ramassant ma bouteille de liqueur au passage. La pièce comporte deux bureaux. Le premier, en latéral, est encombré de figurines cartoon rigolotes, de breloques colorées, de CD empilés n'importe comment et de photos diverses et variées d'Elehiel et de ses proches : Moi, Enzo, Ciulin, Owen, Nathan... Le second fait face à la verrière et se montre plus sobre. Derrière, il y a une desserte avec une cafetière et une armoire dont la porte baille. Je range la gnôle de dans et referme, privilégiant un mug que je glisse sous le bec de la nespresso.

- Café ? J'ai du thé sinon. Je désigne la bouilloire.

J'empile les dosettes et remplit le réservoir de flotte.

- Parle-moi de ton fameux "quelqu'un" ? Un ami ? Un amoureux ? En général... on rentre dans notre monde par tradition familiale, par accident ou... par amour.

L'amour fait faire bien des choses. Je suis bien placé pour le savoir.

- Ton timing est assez merdique, on ne va pas se mentir... Suis-moi. J'ai besoin d'un café bien serré.

Petit sourire d’excuse même si, au final, Riley pense qu’elle n’est pas si mal tombée. Sa présence oblige au moins Kaelig à sortir de cet état apathique dans lequel il semble s’être plongé et interrompt son tête à tête avec une bonne bouteille d’alcool déjà bien entamée si elle en croit son odorat. S’apitoyer sur soi ne permet malheureusement jamais d’avancer. Les coups de pied aux fesses, qu’ils soient psychologiques ou physiques, par contre… Et elle est prête à en distribuer autant qu’il faut pour survivre.
Elle le suit dans une partie de l’Arena qu’elle n’a encore jamais visité et le silence qui y règne est encore plus insolite que dans l’entrée. Elle monte quelques marches à sa suite et déboule dans un coin bureau en mezzanine, où elle avise deux bureaux à la décoration si différente qu’elle en sourit.

- Café ? J'ai du thé sinon.
Elle désigne celui qui déborde de figurines, de bibelots et de couleurs du pouce.
- Je parie que c’est le vôtre ! Café s’il vous plait. Je ne suis jamais contre une bonne dose de caféine en ce moment…

- Parle-moi de ton fameux "quelqu'un" ? Un ami ? Un amoureux ? En général... on rentre dans notre monde par tradition familiale, par accident ou... par amour.

Riley passe une main nerveuse dans ses cheveux et ne sait pas trop si elle peut s’assoir. Elle reste donc au milieu de la pièce à méditer sur les informations qu’elle peut ou non partager avec lui, les mains dans ses poches arrière. Après tout, elle ne sait pas grand-chose sur cet homme…encore moins sur sa « position » dans ce monde surnaturel qu’elle effleure à peine. Elle le dévisage un long moment, hésite, cogite puis finit par lâcher.

- Troisième option. Il est sorcier. Je suis désolée d’être aussi cryptique mais tant que je ne comprendrais pas mieux ce qui se passe vraiment ici, je préfère protéger ses arrières. Il refuse de quitter la ville tant que le problème Unseelie ne sera pas régler et il est hors de question que je parte sans lui. Sauf que…je sais bien que cet adversaire n’est pas à ma mesure, votre état ne fait que le confirmer. Mais je ne veux pas non plus qu’il se batte seul contre cette chose…l’immobilisme c’est pas mon truc.

Légère grimace.

C’est pour ça que je suis venue vous voir. Je veux qu’on survive à tous ça, lui et moi. Aujourd’hui j'ai parfaitement consciente que je ne suis pas à la hauteur. Et pour assurer sa protection, il faut que je le devienne. D’une façon ou d’une autre. L’armée n’a plus rien à m’offrir, j’ai donné mon congé…ce qui me rend d’une certaine façon plus vulnérable encore.

Nouvelle grimace.

Désolée, je vous déverse un peu tout comme ça vient.

Sa remarque sur l'attribution des bureau m'arrache un petit rire. La machine à expresso ronronne et remplit une première tasse.

- Hum....Fais-je en la lui tendant. Je vais être parfaitement honnête avec toi : j'avais comme projet de te détourner de l'armée pour venir intégrer mes rang, mais si tu me mâches le travail...Je lui souris avec la plus grande franchise.

Je lance un second café, version mug cette fois. Elie m'a customisé une tasse avec des feutres sharpie indélébiles. Elle a dessiné deux tomates mignonnes avec des petites yeux et des petits pieds qui se tiennent par la main. Il y a des coeurs partout et le slogan dit : "I LOVE YOU FROM THE HEAD TO-MA-TOES". Chaque fois que mon regard tombe dessus, je souris comme un crétin. Cela ne manque pas.

- Je vais te faire un topo, Riley, mais je préfère que tu t'assoies quelque part avant. Je vais jouer franc-jeu, aussi j'aimerais que tu fasses pareil en me causant de ton sorcier. Sans ça, je vais avoir du mal à vous aider.

La machine s'arrête de gronder, indiquant que ma dose de caféine est prête. J'en bois une gorgée fumante.

- Bien. Tu as pu remarquer que Tir Na Nog est un aimant à emmerdes. J'entends par là que jamais une ville en ce monde n'a connu une telle concentration d'êtres appartenant au surnaturel. Et je sais de quoi je parle, j'ai été élevé dans les Carpates. Globalement, l'univers surnaturel se divisent en quatre catégories : Les morts -démons ou fantômes, les premiers s'occupant de la gestion des seconds et de l'après-vie;  Les créatures -vampires, loups-garous, djinns, changelins et autres, car il y en a beaucoup d'autres; les "magiciens" - ceux qui le sont par nature et héritent d'un don et ceux qui pratiquent librement en usant de grimoires, d'artefacts, et autres babioles; Et enfin les Chasseurs - ceux qui sont sensés protéger les populations humaines de tous les joyeux drilles sus-nommés. Les Chasseurs évoluent soit en solitaires, soit en ligues plus ou moins armées, plus ou moins religieuses. Tout dépend de qui a fondé le "club" au départ.

Je marque une pause consacrée à la vidange de ma tasse.

- Moi, je suis un Chasseur. Je suis humain, comme toi. J'appartenais et j'ai même dirigé une organisation très ancienne roumaine vouant un culte à Mère-Nuit et dont la politique était plutôt... radicale. Mes ancêtres ayant buté Dracula, ça explique peut-être un peu le traditionalisme excessif de mes vieux. Bref. Là n'est pas la question : ce qu'il faut retenir, c'est que j'ai changé de vision des choses et que je ne bouffe plus de ce pain là. Elie, ma compagne est un démon. Mes enfant sont des sorciers de par mon ex-femme. Mon meilleur ami est un devin animorphe... Tout ça pour dire que j'ai vite soupé des étiquettes et des cases. La Vie réelle possède des frontières bien plus floues que ce qu'on nous donne à penser.

Je la laisse digérer ce petit laïus. Nous sommes à peine aux amuse-bouches.

- Ce qu'il faut que tu retiennes de tout ça, c'est que c'est éminemment politique. Il y a plusieurs courant de pensées qui secouent le monde surnaturel mais si je dois les résumer je dirais qu'on ces grands mouvements là : les isola-protectionnistes - "On ne se mélange pas et/ou on vit caché.", les suprémacistes - "Les surnaturels sont supérieurs au bétail humain ou les Humains sont supérieurs à ces monstres", les partisans du "Vivre ensemble" dont je fais parti et les opportunistes pragmatiques qui vont profiter des retombées suscitées par l'agitation des trois autres. Cette ville est une putain de poudrière qui possède un ou deux groupuscules dans chaque catégorie. A cela s'ajoutent les différents covens de sorciers qui sont bien moins sympathiques que dans Harry Potter, les meutes de loups-garous indépendantes, le conseil des Djinns qui se veut absolument neutre, les panthéons de dieux dont les avatars se baladent dans les rues, et les citoyens humains lambdas qui ne soupçonnent rien au bordel ambiant. Je pourrais te nommer tous ces groupes mais j'ai peur que ça te fasse une overdose de noms que tu ne retiendrais pas. On y reviendra dans le détail...

Je pose ma tasse dont le cul produit un petit "poc" sur le bois de mon bureau.

- Au centre de tout ce foutoir, il y a le Brouillard, les papillons, la maladie qui sont le produit d'Unseelie. C'est elle qui nous a tous attirés à Tir Na Nog et pour le moment, nous avons tous joué le rôle qu'elle espérait que l'on joue. Nous avons tous contribué au chaos et la mise en quarantaine de cette ville. Je ne sais pas ce qu'elle veut, je ne sais pas ce qu'elle prépare. Mais elle se place au dessus de toutes les querelles que nous connaissons déjà. Elle menace tout le monde jusqu'au Pandémonium et ses princes-démons qui se chient littéralement dessus face au problème. C'est pour ça qu'à mon sens, la seule réponse à apporter à cette curva... Je crois que la Tuiça a débridé un peu mon vocabulaire... C'est de faire front commun, tous ensemble.

Silence. Je scrute les réactions de la jeune femme.

- Tu dois avoir trouzemilliard de questions, Fiica mea. Je répondrais à chacune d'entre elles, mais avant, je veux savoir qui est ton gars et si il est sûr.

- Hum.... Je vais être parfaitement honnête avec toi : j'avais comme projet de te détourner de l'armée pour venir intégrer mes rangs, mais si tu me mâches le travail...

Riley accepte le mug qu’elle entoure de ses doigts pour les réchauffer et secoue la tête en riant doucement.  

- Ah ? J’avoue que c’est plutôt flatteur. Et pour être tout à fait franche aussi, j’espérai un peu ce genre de proposition. L’inactivité me rendra folle de toute façon. Même si avant d’accepter quoique ce soit, j’ai besoin de savoir dans quoi je m’engage…

- Je vais te faire un topo, Riley, mais je préfère que tu t'assoies quelque part avant. Je vais jouer franc-jeu, aussi j'aimerais que tu fasses pareil en me causant de ton sorcier. Sans ça, je vais avoir du mal à vous aider.

La machine tourne dans un bruit infernal et Riley consent à poser ses fesses sur un bout de bureau avec un petit sourire malicieux, comme une bonne fille obéissante. Elle est plus que prête à entendre ses explications, elle est venue pour ça après tout. Sa demande de lui livrer des informations sur Ohanzee lui semble légitime. Sauf elle hésite toujours. Elle ne voit pas de quel droit elle peut se permettre de révéler des choses sur son compagnon sans en avoir parler à l’intéressé avant. Mais elle sait aussi qu’elle a besoin de l’aide de Taur.

Elle trempe ses lèvres dans le café chaud avec bonheur tout en l’écoutant lui expliquer les différents acteurs liés au surnaturel dans la ville. Elle hausse un sourcil à la mention des Carpates. Là où Stoker à placer le château de Dracula ? L’existence de toutes ces créateurs étranges le choc moins que de savoir que les fantômes sont gérés par les démons…qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

- Moi, je suis un Chasseur. Je suis humain, comme toi. J'appartenais et j'ai même dirigé une organisation très ancienne roumaine vouant un culte à Mère-Nuit et dont la politique était plutôt... radicale. Mes ancêtres ayant buté Dracula, ça explique peut-être un peu le traditionalisme excessif de mes vieux.

- Dracula ? Genre…le Dracula de « fiction » ?

- Bref. Là n'est pas la question : ce qu'il faut retenir, c'est que j'ai changé de vision des choses et que je ne bouffe plus de ce pain-là. Elie, ma compagne est un démon. Mes enfants sont des sorciers de par mon ex-femme. Mon meilleur ami est un devin animorphe... Tout ça pour dire que j'ai vite soupé des étiquettes et des cases. La Vie réelle possède des frontières bien plus floues que ce qu'on nous donne à penser.

Si son message est : ne pas se fier aux apparences, ça elle le savait déjà.
Il continue par lui dévoiler les différents mouvements de pensées liés au monde surnaturel et les organisations qui s’y rattachent. Elle reste très attentive, le corps penché vers Taur, pour bien comprendre ce nœud politique. Elle sait bien que c’est le nerf de la guerre, comme à l’armée d’ailleurs. Si elle avait pu, elle aurait pris des notes. Elle approuve en tout cas le nouveau credo du Chasseur et est heureuse d’avoir croisée le chemin d’un tel personnage.

Il poursuit ensuite sur Unseelie et elle grimace en constatant que personne n’a d’infos fiables sur ce truc. Or, comment essayer d’anticiper les évènements et s’en débarrasser si personne ne sait ce que c’est exactement…Sourcils froncés, elle réfléchit puis pousse un long soupir dépité, les épaules basses. Elle ne s’attendait certainement pas à une solution minute mais ne rien avoir du tout vient de lui porter un coup.  

- Tu dois avoir trouzemilliard de questions, Fiica mea. Je répondrais à chacune d'entre elles, mais avant, je veux savoir qui est ton gars et s’il est sûr.

Elle relève la tête pour croiser son regard, lui adresse un petit sourire pour le surnom qu’elle devine affectueux et boit son café d’une traite pour se donner un peu de temps. A la place de Taur, elle se poserait la même question. Elle espère qu’Ohanzee ne lui en voudra pas de révéler une partie de son histoire, mais elle ne peut pas continuer à le protéger seule.
Elle prend donc une profonde inspiration et se lance.

- Il s’appelle Ohanzee et… il était détenu par l’ICV. Là-bas, ils se servaient de lui et de son pouvoir en le maintenant dans une sorte de bulle hors du temps où il n’était même pas libre de sortir ou d’exprimer ses opinions. Il était plus considéré comme un objet, un cobaye que comme un être humain ! Ils ont profité de lui sans aucun remord, ni aucune humanité.
Elle crache presque cette dernière phrase, encore pleine de rage contre le traitement qu’il a subi.
Et quand je l’ai rencontré… il pensait que sa vie ne valait rien. L’emprise psychologique qu’ils avaient sur lui s’apparentait presque à une sorte de syndrome de Stockholm. Mais il a réussi à se défaire de l’influence de cette bande de connards en blouse blanche. Et depuis…elle hausse les épaules…lui et moi on vit ensemble… Il est plus que fiable Kaelig. J’ai croisé un paquet de personnes dans ma vie, mais je n’ai jamais rencontré un homme comme Ohanzee…il n’a pas une once de méchanceté ou de malignité en lui.

Son expression exprime la force des sentiments qu’elle éprouve. Elle passe une main dans ses cheveux soudain un peu gênée et baisse les yeux.

- Voilà, je ne vois pas trop quoi dire d’autre…
Pour ce qui est des questions…C’est quoi ces papillons exactement ? Et cette histoire des démons qui s’occupent des fantômes et donc des morts ? Ca veut dire quoi ? Pas de Paradis pour nos âmes ? Et je suis assez d’accord sur la logique de rassembler le plus de forces possibles contre Unseelie…mais qui est allié avec Les Dormeurs ? Si je vous rejoins, à quoi je m’engage ?

Elle en demande sans doute trop à la fois, mais maintenant qu'elle tient quelqu'un prêt à lui en dire plus elle ne va pas le lâcher...

J'écoute Riley me parler de ce "Ohanzee". A ses expressions, la véhémence de son ton vis à vis de l'ICV ou la tendresse des qualificatifs employés ne fait guère de doute sur la profondeur de ses sentiments. Il y a de ces rencontres, comme ça, qui vous chamboule l'existence. Moi non plus, je n'avais pas rencontré de femme semblable à Elehiel et j'aurais pu user des mêmes mots pour tenter de l'expliquer.

- Voilà, je ne vois pas trop quoi dire d’autre…
- Ohanzee, ça n'est pas un prénom commun. C'est amérindien, non ? On en croise pas beaucoup dans le coin. Je sirote une lampée de café. Quel est son don exactement ? L'IC..V. ne s'acoquine jamais avec des sorciers parce qu'ils sont rarement seul : il y a un coven tout entier pour les défendre, ou à défaut une famille pour faire solidement rempart. En général il se concentre sur les "monstres" et préfèrent les disséquer. Il doit être vraiment très spécial ton Ohanzee pour avoir été séquestré aussi précieusement dans les locaux de la branche-mère de l'Institut, très spécial et très seul. Un renégat peut-être ?

Je lui ménage le temps de la réflexion pour me répondre en éclaircissant sa lanterne sur quelques sujets :

- Les papillons sont venus avec le brouillard. Ils sont la manifestation maléfique d'une entité qui a été appelée par les gens d'ici Unseelie, soit "Fée mauvaise", ou "Méchante fée".Nous savons assez peu de chose sur elle et ses motivations, si ce n'est que le brouillard était une première étape. Les papillons sont une seconde, puisque certains sont porteurs d'un virus qui transforme peu à peu le contaminé en papillon humain. On les appelle Chrysalides et ces choses perdent leur humanité pour œuvrer tel un essaim pour Unseelie. Nous avons tenté d'explorer le brouillard... Ma voix vacille, plus rauque. J'y ai perdu la plupart de mes Dormeurs, des gens que tu côtoyais tous les jours, Riley...

Longue inspiration.
Grosse gorgée de café.

- Pour ce qui est des démons... Oublie toute forme de visions idéologique et idéalisée fournie par les diverses religions de ce monde. Vois ça plus comme une grosse administration gérée par un patron appelé "Pandémonium" donc les employés sont basiquement les "démons". Un démon n'est rien d'autre qu'une âme humaine qu'on a déformé pour qu'elle deviennent un parfait petit fonctionnaire. Pas de Paradis, pas d'ange, pas de connerie de ce genre : juste un gros centre de tri et de classement. Certaines âmes ont droit à une résurrection, d'autres terminent torturées dans les Fosses pour devenir démon et servir les différentes branches administratives, mais la plupart sont archivées dans des sorte d'herbiers cosmologiques. Quelques âmes errantes se baladent en dehors du système, des anomalies passées entre les grandes mailles du filet et qui font la joie des médiums. C'est assez décevant, j'en conviens...


Je marque une pause.

- Je ne peux pas encore te révéler avec qui nous travaillons, mais sache que ce sont des gens fiables, solides et prêts à souscrire au "vivre ensemble" que nous défendons. Venir avec nous c'est t'offrir une protection, un réseau efficace, vaste et sécurisé et surtout, du soutien. Ohanzee et toi même feront partis d'une famille qui se sert les coudes et qui fait front pour défendre les siens. Cela ne t'engagera jamais à plus que tu ne peux offrir. Néanmoins, ce que tu t'engages à faire, tu l'assumes et tu le fait. La seule chose qu'Elehiel et moi exigeons c'est une totale et absolue franchise de ta part. Une pleine confiance en somme.  Bien entendu, cela ne t'empêchera jamais de remettre certaines décisions en cause ou de débattre pour étayer ton point de vue. Tu es libre d'être qui tu es, mais nous sommes un peu comme les Mousquetaires de Dumas : "Un pour tous et tous pour un." Lorsqu'il s'agit d'agir nous usons d'une même voix et brandissons un même poing. C'est tout.

Je la laisse méditer ceci. Elle a beaucoup à penser.

Riley triture son mug, vide à présent, alors qu’il la presse gentiment d’en dévoiler plus sur Ohanzee. Elle l’observe, le jauge encore et encore. Si ces informations la concernaient directement, elle n’aurait sans doute pas hésiter un seul instant. Mais voilà… certains liens, certaines alliances lui échappent encore entre les différents groupes qui régentent la ville. Elle scrute son regard franc, prend une profonde inspiration et lui dit tout ce qu’il y a à savoir, espérant de tout cœur ne pas le regretter.

- Je suis persuadée que c’est comme ça que beaucoup le voyaient là-bas…un monstre. En tout cas c’est comme ça qu’il se percevait. Oui son prénom est d’origine sioux. Il est métisse et effectivement…spécial.
Elle a un bref sourire. Oui il l’est. Dans tous les sens du terme.
- Il est né dans le Massachussetts à la fin du XVIIe siècle. Il a … des visions du futur et … il est mort alors qu’il avait à peine vingt ans sous les coups de son père. Elle déglutit, resserre ses doigts sur la tasse, se refusant de penser à son corps mort dans un cercueil. Il pense que c’est une amie sorcière de l’époque qui lui a sauvé la vie et l'a plongé dans une sorte de … sommeil. Un peu comme la Belle au Bois Dormant. Sauf qu’au lieu du prince charmant, c’est l’ICV qui l’a retrouvé, il y a presque dix ans. Son passage entre la vie et la mort l’a ouvert à un autre don. Il est aussi…elle cherche le bon mot…médium ? Donc oui il était très seul. Avant !
Constat affirmé avec force.  

Il lui explique ensuite les papillons et le peu de chose qu’il sait sur Unseelie. La vérité est encore plus glaçante que ce qu’elle a pu lire sur les rapports de l’armée. A la mention de son expédition ratée dans le brouillard, l’émotion le submerge à nouveau. Elle pose son mug sur le bureau et se rapproche pour poser une main amicale sur sa large épaule qui semble aujourd’hui porter tout le poids du monde. Elle pose sur lui un regard plein de compassion, comprenant parfaitement ce qu’il traverse.
- J’ai…j’ai cru comprendre oui. Je suis tellement désolée Kaelig. Si je peux faire quoi que ce soit…

Elle le laisse reprendre contenance en buvant son café et se tient simplement devant lui, prête à entendre la suite. Enfin c’est ce qu’elle croyait. La révélation du sort qui attend tous les humains, bons comme mauvais la stupéfie complètement. Elle passe les doigts dans ses cheveux et émet un rire sans joie.
- On ne peut pas dire que je m’attendais à grand-chose…et pourtant je suis effectivement quand même déçue. Donc…mon frère n’est absolument pas dans un monde meilleur rempli de partie de poker et de boissons à volonté… il…il pourrait être en train d’être torturé en ce moment même.
Elle a soudain la nausée. Pas de Puissance Divine, pas de Paradis.

Mon Dieu ! Quand Ohanzee l’apprendra !

Que fera-t-il sans sa foi pour le guider ? Un instinct primaire lui dicte de ne jamais lui révéler.
Jamais.
Elle a trop peur qu’il s’effondre.  Il a déjà tellement enduré… Elle doute pouvoir l’aider à se relever de ça. Pourtant il risque de l’apprendre...un jour ou l’autre…doit-elle tout lui avouer maintenant ?
Le pourra-t-elle seulement, alors qu’elle craint tant les conséquences et répercussions que cela aura sur lui ?

Kaelig enchaine sur sa philosophie des Dormeurs, ce qu’il attend d’elle si elle s’engage à ses côtés. Elle garde le silence un moment. Ses paroles apaisées et pleine de bon sens lui plaisent. La franchise ? Elle en est capable à partir du moment où elle leur fait confiance. Et son instinct lui dicte que malgré les déconvenues qu’ils ont subies, elle peut confier sa vie et celle d’Ohanzee à Kaelig Taur et à sa compagne aux goûts colorés. Finalement ça ressemble beaucoup à ce qu’elle a connu à l’armée.
A une différence près et même majeure.
Elle pourra émettre son opinion sur ce qu’il se passe au sein du groupe.
Riley finit par hocher doucement la tête et lui présente sa paume.
- Ok. Je marche à une condition. J’ai besoin de votre confiance aussi. C’est du donnant-donnant. Pas de cachotteries, j’en ai marre des petits secrets à la con qui gangrènent tout. Si je m’embarque là-dedans, je veux être au courant de ce qu’il se passe. Dans ce cas alors… je mets mes simples compétences d’humaine dans ce monde de dingues au service des Dormeurs.
Finalement, elle se rend compte qu’elle accepte autant pour Ohanzee que pour elle. Elle a toujours eu besoin de se sentir utile.
Un large sourire étire ses lèvres, rayonnant, confiant.
- Alors quoi ? Y’a un rituel de passage ? Une cérémonie ? Dites-moi juste que je ne vais pas devoir prononcer un discours…

La gamine s'épanche un peu plus sur son iubitul. Je tique à la mention du siècle. Le gosse a bien quatre siècles de plus que moi sans avoir pactisé avec qui que ce soit. Effectivement, pas commun.

- Des visions du futur... Une sorte d'oracle ou de prophète ? Ca expliquerait que l'ICV le garde jalousement. Il a vu Unseelie ? Il a des éléments qui pourrait nous aider à venir à bout de cette saloperie. Ca pourrait changer beaucoup de...

Je me rends compte que mon emballement m'a fait perdre de vue la dimension humaine de son cas : ce petit gars s'est fait défoncé par son père -Je vais fonder un club des pères merdiques- à une époque d'obscurantisme absolu et il s'est fait récupéré par les tocards extrémistes avec leurs martyrs et leurs croix.

- Excuse-moi... C'était pas correcte. C'est juste qu'on est en chien dès qu'on a la moindre parcelle de piste concernant Unseelie. Cette conasse nous balade et ça me fatigue menu...

Je me frotte l'arrête du nez. La conversation dérive vers les croque-morts du Pandémonium. Je la sens déconfite au plus haut point. Vrai que ça envoie pas du rêve.

-...Donc…mon frère n’est absolument pas dans un monde meilleur rempli de partie de poker et de boissons à volonté… il…il pourrait être en train d’être torturé en ce moment même.
- Ton frère doit simplement avoir été épinglé dans un des grands dossiers cosmiques. Les âmes qu'on balance dans les Fosses remplissent en général des critères bien plus précis : les suicidés, les criminels odieux, les psychopathes.... ou bien ils ont pactisé avec un démon, ou encore ils sont nés d'un parent démoniaque -c'est ce qu'on appelle un "cambion"- ou, enfin, ils ont été maudits..... J'entre dans cette dernière catégorie. Je lui offre un sourire fataliste avant de me préparer une seconde tasse de café. Quand j'aurais cassé ma pipe, Kali réclamera doublement ma tête : parce que mon paternel m'a maudit et parce que je suis un des chefs Dormeurs. Café ?

Elle voulait de l'honnêteté, on ne peut pas faire plus honnête.

- Alors quoi ? Y’a un rituel de passage ? Une cérémonie ? Dites-moi juste que je ne vais pas devoir prononcer un discours…

J'éclate d'un rire franc, massif qui emplit tout l'espace.

- Pas besoin, fetița. Tu as fait tes classes y'a un moment en te battant contre moi et en dansant avec Elie. Et tu connais toute la bande. Mais si tu tiens au discours, je peux arranger ça...

- Des visions du futur... Une sorte d'oracle ou de prophète ? Ça expliquerait que l'ICV le garde jalousement. Il a vu Unseelie ? Il a des éléments qui pourrait nous aider à venir à bout de cette saloperie. Ca pourrait changer beaucoup de...

Riley fronce les sourcils, le visage beaucoup moins avenant. Heureusement Taur s’arrête de lui-même.

- Que ça soit bien clair, Kaelig : Ohanzee ne s’est pas débarrassé de l’ICV pour retomber dans les pattes d’une autre organisation qui ne cherche qu’à exploiter son don. Il viendra vous voir au moment où il l’aura choisi et quand il aura suffisamment d’information à vous communiquer sur Unseelie. Tout ce que je peux vous dire et tout ce que j’en sais, c’est qu’il travaille dessus et qu’il est aussi déterminé que vous à mettre Miss Butterfly KO.

- Excuse-moi... C'était pas correcte. C'est juste qu'on est en chien dès qu'on a la moindre parcelle de piste concernant Unseelie. Cette conasse nous balade et ça me fatigue menu...

Riley se radoucie.
- Je sais. Croyez-moi ; dès qu’on aura quoique ce soit, vous serez le premier à en être informé.

Lorsqu’il lui raconte qui peuple les Fosses et qu’elles l’attendent bien gentiment à sa mort, elle lui tend machinalement son mug vide. Comme si le café allait lui permettre de digérer tout ça…
- On peut vraiment…maudire les gens ? Wahou…intéressant, rappelez-moi de ne plus retourner à l’ICV dans ce cas. On n’est jamais trop prudent. Et vous…vous allez devenir un démon ? Mais vous allez revenir non ? Comme Elie…
L’idée lui semble étrange et elle ne conçoit même pas Tir Na Nog sans lui maintenant. Elle se frotte les tempes, les idées un peu embrouillées.
- Dire que je trouvais ma vie mouvementée avant…  

L’éclat de rire de Taur ramène aussitôt un sourire sur ses lèvres. A vrai dire, elle est assez fière d’avoir réussi à égayer un peu son humeur. Surtout si on considère l’état dans lequel elle l’a trouvé.

- Ahh donc j’avais raison… vous me faisiez passer une sorte de test. Pitié non ! N’arrangez rien. Alors dites-moi ! En quoi ça consiste être une Dormeuse ? Comment survivent les humains dans tout ce bordel ?
Le titre lui fait un peu froncer le nez mais il lui plait !

- On peut vraiment…maudire les gens ?
- Il semblerait que oui, selon certaines conditions particulières.
- Wahou…intéressant, rappelez-moi de ne plus retourner à l’ICV dans ce cas. On n’est jamais trop prudent. Je ponctue d'un petit ricanement rauque, dans ma barbe. Et vous…vous allez devenir un démon ? Mais vous allez revenir non ? Comme Elie…
- Si je reviens, oui. Petit silence. Tout le monde n'a pas la force de caractère d'Elie, tu sais. A côté d'elle, je suis juste un mioche qui me pisse dessus de trouille. C'est un guerrière, elle l'a toujours été : du temps où elle était humaine, comme maintenant. J'aurais peut-être changé, mais j'espère pas fondamentalement. J'ai des choses importantes et solides auxquelles m'accrocher...

Je lui décerne un sourire, certes fatigué, creusé par les avanies du temps, ses chagrins, ses pertes, ses regrets; Tant de regrets; Et pourtant, il n'en demeure pas moins solaire. Vrai. Peu d'êtres ont cette chance de vivre enfin, en phase avec qui ils sont. Cela m'aura pris juste soixante piges. Une goutte d'eau dans l'éternité.

- Dire que je trouvais ma vie mouvementée avant…
- Il n' y a plus de retour en arrière possible une fois qu'on sait. J'espère que tu ne le regrettes pas...
- Ahh donc j’avais raison… vous me faisiez passer une sorte de test.
Je hausse l'épaule avec un soupir vaguement fataliste et franchement cabotin.
- C'est l'apanage des vieux cons de pouvoir jauger la jeunesse, écoute...
- Pitié non ! N’arrangez rien.
- Hinhinhin....Très bien, la cérémonie sera discrète, trois fois rien... Deux tasse de café bien noir pour le toast et moi comme seul témoin!

Je lui tend sa tasse fumante et trinque avec elle.

- Alors dites-moi ! En quoi ça consiste être une Dormeuse ? Comment survivent les humains dans tout ce bordel ?
- Certains te diraient "en apprenant à se battre" et ce ne serait pas complétement faux. Mais en vérité, cela ne suffit pas. Un humain n'a ni pouvoir, ni résistance monstrueuse, ni force miraculeuse... mais il a pour lui une connaissance pointue accumulée avec les siècles et une capacité d'adaptation que les autres races n'ont jamais eu. Il invente et innove pour compenser le reste et la technologie nous offre parfois de belles possibilités de dépasser nos limites. La clé d'un combat dans le monde surnaturel, pour nous, c'est de savoir parfaitement qui est l'ennemi et comment le contrecarrer : la bonne arme, le bon poison, une évaluation rapide des points faibles, c'est ce qui fait la différence entre deux bons combattants jetés dans une mêlée de créatures.
Les Dormeurs ont cela en plus que la danse que nous fait pratiquer Elie crée une osmose de groupe puissante. Nous ne sommes qu'un et nous sommes tous. Nos sens s'aiguisent, se coulent en réponse instinctive, en prolongement de ceux de nos camarades. L'autre point fort d'un simple humain dans ce monde, c'est qu'il n'est jamais seul. Et c'est d'autant plus vrai et fort pour les Dormeurs. Nous sommes proche d'une meute qui veille sur l'intégralité de ses membres et qui tire parti des qualités individuelles tout en équilibrant les lacunes de chacun.

Je m'arrête deux secondes.

- J'ai conscience que ça sonne un peu comme une secte d'illuminés. Mais tu as dansé avec Elie. Tu sais de quoi je parle...