Ruchbach, Shadir et Caph s'alignent, jouent tour à tour sur la toile sombre.
Forment Cassiopée, trônant dans les cieux, Reine de gloire et de prétention.
Elle est bien rare, ces derniers temps.

Les étoiles scintillent au-dessus du Moonlight. Les néons brillent en bataille, lumières dans le vide de la nuit récemment tombée. La ville n'est pas calme pour autant, son bruit sourd s'élève tout autour, le centre-ville s'exaltant des promesses de la fin de semaine. Beaucoup de jeunesse insouciante, tourbillonnant dans les frasques du quotidien.

Selen s'imprègne de l'effervescence lointaine, fumant à l'extérieur, rituel de sa journée de travail abattue. Le ciel l'appelle, chaque soir. Celui-ci ne manque pas, la fumée se tisse et s'élève contre les voûtes prédictives.
Un groupe d'adolescents passe, rieurs, décadents. Selen pense à sa fille, partie dormir chez une amie. Elle aussi profite de ces moments d'innocence, malgré sa vie hors norme. Et c'est dans ces instants précis qu'il sent le poids de la paternité abîmer ses épaules larges, quand l'inquiétude pour sa progéniture vient teinter ses moments seuls. Elle croît en silence, l'infâme, depuis son arrivée à Tir Nà Nog.

Qui sait ce que Mère Nuit réserve à ses enfants ?
Même lui, Son Apôtre, combat dans la brume.

Mais son attention dérive des alentours quand une silhouette imposante se découpe dans la lumière de sa vitrine. Il est arrivé, massif, avec son cheptel d'ombre et de poussière.

Le Taureau.
Kaelig.

Kaelig au visage creusé, aux traits plus mornes qu'à l'accoutumée.
Kaelig qui n'a pas surgi depuis une éternité.

« Bonsoir, Frère. »

Le roumain roule naturellement. Il n'y a bien qu'avec les siens que le Corbeau peut se permettre ce naturel qui désarçonne parfois les locaux avec son accent à couper au couteau. Le ton est franc, factuel comme toujours, mais teinté de cette reconnaissance entre proches, de cette chaleur qui transparaît sous la houlette de chefs de clan. Un demi-sourire pointe même, témoin de franche camaraderie.

Guère plus, car Selen observe. Quelques secondes à peine pour comprendre que quelque chose diffère, sans savoir quoi. Que le regard est lourd et que les maux sont grands. Écrasant sa cigarette sur le trottoir, le tatoueur a pourtant une vague idée de ce qui pourrait éventuellement alléger son âme, le temps d'un instant.

« … Il me reste de quoi boire. Entre. »

La porte est passée, le salon est vide. Le patron est toujours le dernier à partir. Les machines sont rangées, tout est propre et prêt pour le lendemain. L'ambiance idéal pour des retrouvailles entre solitaires mal lunés.
Dans l'arrière boutique, le propriétaire des lieux sort deux bières locales, fleuron de l'Irlande dont un de ses employés n'a pas arrêté de lui rabâcher les oreilles. Et à défaut d'en trouver des roumaines pure souche, il doit bien avouer celle-ci fait très bien l'affaire.

La mousse posée sur une table, Selen prend place et sa bouteille entre les doigts, avisant son ami.

« Allez, pose-toi. Ça fait sacrément longtemps qu'on ne t'a pas vu dans le coin. »

Et ça doit faire tout autant de temps que tu portes cette charge supplémentaire sur ton dos.
Tu plies sous la tempête, Kaelig, mais tu te briseras tout aussi facilement.
Prend garde, frate.

I'm flowing with the waters
I'm spinning into orbit
So won't you come on home
And make it alright...

Le monde s'est éteint.
Mon phare n'a plus de lumière.
Le courrier a été livré.

Elehiel est partie.

Elle fut fêtée, dansée, aimée, jusqu'à l'aube. Mon coeur s’est fait cendre. Dans trois mois, reviendra une autre "elle", subtilement la même  et complètement différente à la fois. J'ai besoin de figer ce qu'il me reste d'elle sur le cuir, parmi la constellation de mes combats. Une cicatrice de plus. Une belle cicatrice.
J'ai tenté de pleurer sans y parvenir. La petite Léviathan a du m’essorer comme une éponge. Je n'ai pas fui. Sol aride pour palpitant blessé. Je veux avoir mal, éprouver la douleur, déverrouiller ce qu'il me reste d'eau sous la couenne.

Mes pas me conduisent au seul endroit qui va de soi.

L'Ami -le seul qu'il me reste- est là, fumant sa cibiche sur le pas de la porte comme s'il attendait ma venue. Peut-être est-ce le cas, après tout. N'est-il pas notre devin  à tous? Selen glisse sur moi son regard fendu. Son expression demeure imperturbable.
Une décennie nous sépare sans jamais avoir creusé l'écart. Il m'a toujours fait l'effet d'être incapable d'appartenir à sa génération. Étranger à la mienne, nous nous sommes toujours parfaitement accommodés l'un de l'autre. Des silences confortables. Des gestes qui tiennent du par coeur. Nous nous devinons comme deux bestiaux élimés par cette foutue vie dédiée à la Nuit.
Ma haute silhouette avale la lune et sa clarté familière, là, au seuil de son antre.

- Bună seara, frate
- Bună fiul lunii.

Sa lippe s'étire en un imperceptible sourire, d'aucun dirait un rictus. Ce serait mal le connaitre. J'y fais écho avec une expression bourrue. Nos codes, nos lois.

- … Il me reste de quoi boire. Entre.

J'entre.
Mon manteau glisse sur un des fauteuils vide. Je ne me sens pas moins lourd pour autant. Je ne sais pas quand j'ai dormi pour la dernière fois. Vraiment dormi. Sans voir son visage détendu et retrouver la sensation de son corps inerte entre mes bras.

- Allez, pose-toi. Ça fait sacrément longtemps qu'on ne t'a pas vu dans le coin.
- Je ne fais pas un parrain idéal, en ce moment... Pourtant la présence radieuse de Lua me ferait du bien. Trop de vie, peut-être, alors que je vogue encore sur le Styx. Pas même un prieten convenable, soyons honnête...

Rire qui sonne comme une quinte de toux sèche.
Je me frotte le front, usé, avant de m'emparer de ma bière et de trinquer le goulot de mon camarade.

- Mes Nuits sont sans étoiles. J'imagine que tu sais...

Pour Lavinia et moi, pour Elie, pour le bordel avec Ciulin, et mes autres gosses... Tout ça.... Les nouvelles vont vites et j'imagine que Magda s’est empressée d'en faire des gorges chaudes. J'aime cette vipère autant que je voudrais l'étrangler. Elle n'en reste pas moins ma seule autre "amie" en vie.

Combien de champs de batailles ?
Combien d'êtres perdus ?
Combien, Selen ?

-.... J'ai besoin que tu m'en tatoue une.

Silence.

- ....D'étoile.

Une étoile bleue turquoise.

Le poids du monde ne suffit pas. Il faut se rajouter la honte, la culpabilité et les terreurs. Kaelig se sait robuste depuis toujours. Il porte autant dans les yeux que dans le cœur la ferveur et les valeurs des Sang-Coureurs.
Mais la roche s'érode et le Corbeau le voit, du haut du ciel. Il n'y a rien de pire que de constater la détresse d'un des siens, en proie aux vagues incessantes de tumultes. Alors quand le Taureau se fait faible et s'excuse, Selen ne peut laisser passer ce genre de comportement.

« Doucement, frate. Arrête ça. Je ne te blâme en rien. », reprend-il d'un ton plus ferme. Il veut qu'il comprenne.

Il ne pourrait pas l'accuser d'être mauvais en ses « obligations ». Lui-même a été au plus bas, sans jamais réellement remonter. Tout juste l'illusion de, quand les autres ont besoin d'un pilier. Mais il sait, Selen, à quel point la douleur efface les alliés. Il sait qu'il n'y a rien à faire d'autre qu'attendre qu'elle s'efface suffisamment pour parvenir à grappiller les quelques mains tendues. La sienne le sera toujours.

Une gorgée au goulot trinqué, quand le corbeau demeure pensif aux mots laconiques de son frère d'arme. Oui, il sait. Enfin, il sait sans savoir. Beaucoup de bruits, beaucoup de paradoxes et de contraires, les élans corrosifs vont bon train quand il s'agit du désarroi d'un chef de clan. Selen hausse les épaules, lassé de tout ce fratras. Ce n'est pas ce genre de brouhaha qui lui apportera des réponses concrètes.

« J'entends les rumeurs. Mais je préfère écouter ta vérité. »

Et il attendra, le temps qu'il faudra, que Kaelig soit prêt à transvaser un peu de ce poids. D'ici-là, il ne peut qu'étirer ses doigts jusqu'à ce qu'il les saisisse, extirpé de la spirale vicieuse qui semble l'embarquer.

Une première demande émerge du chaos. Un tatouage. D'une étoile.

Hm.

Selen demeure impassible, bien que son cœur résonne. Les souvenirs remonte, les symboles aussi. La constellation sur son bras, pour honorer la naissance de Lua. L'astre du berger, Vénus, protégeant le Corbeau dans son dos et témoignant de la lumière d'Olimpia qui brillera à jamais.

Tout autant d'étoiles, pour tout autant d'êtres chers.

J'ose croire que leur lueur n'est pas morte avec eux.
Les nôtres, nos ancêtres, nos amis, notre famille,
Tous ceux qui nous regardent depuis le voile réconfortant de Mère Nuit.

« … Elle doit être vraiment spéciale. » Temps d'arrêt. Les yeux sont désormais à la recherche des pierres sans éclat. « La personne à qui tu la dédies. »

Forcément. Et les bruits courent, courent autour d'une gamine frêle aux cheveux bleus. Selen n'est pas sourd. Il ne sait simplement pas ce qui est vrai, dans le fracas des illusions.

Nouvelle lampée.

« Où est-ce que tu veux la faire ? »

Quand les mots ne viennent pas, reste à graver le dessin.
Une façon d'exprimer l'indicible chagrin.

- J'entends les rumeurs. Mais je préfère écouter ta vérité.
- Salvie este Corb, que je ponctue en levant mon verre et en buvant à mon tour.

Le silence, pourtant, est ma seule réponse à son honnêteté. Ma bouche ets encore scellée par le chagrin, les regrets, et tout ce qu'il reste à accomplir seul, désormais.

- … Elle doit être vraiment spéciale. La personne à qui tu la dédies.

Les prunelles enfoncées profondément dans leurs orbites me scrutent. Deux fentes animales qui s'ouvrent sur le cosmos. Je ne peux pas m'y dérober.

- Où est-ce que tu veux la faire ?
- Sur le torse. Au niveau du cœur. Je déglutis, la gorge nouée. Elehiel était exceptionnelle. J'ai.. J'ai vécu dans le noir, toutes ces années. Je secoue la tête. Toutes ces années, Virgil...

Je passe une main sur mon visage, sur mes yeux trop usés pour pleurer. Le sel s’est cristallisé.

- Pourquoi est-ce que j'ai l'impression de comprendre si tard... ? J'ai presque parcouru toutes mes Nuits. Et je ne saisis le sens de mon existence que maintenant... Mon visage s'est perdu entre mes doigts. J'ai mené la mauvaise croisade, je me suis perdu...

Les larmes montent, se refusent pourtant à moi.

- Je suis perdu...

Je prends une inspiration, une goulée d'air qui me fait mal aux poumons. J'échappe à mes paumes pour balayer la pièce du regard avant d'affronter de nouveau l'ami et le corbeau.

- Tu peux me le faire, alors ?... Maintenant ?

Le Corbeau écoute, l'ouïe fine avisée et ouverte à la peine de l'Ami. Il reste là, ailes au repos, à observer les traits s'affaisser sous le poids qui entraîne un peu plus le Taureau chaque seconde. L'animal renâcle entre chaque mot avoué, soulevant le silence poussiéreux que les révélations entraîne.

Et Selen ne dit mot. Selen ne peut rien dire, face à l'étendue Évidence qui ploie devant lui. Il ne peut que terminer sa bouteille, et chercher un quelconque reflet dans les yeux de son vis-à-vis. Sans le vouloir, la question soulève l'espoir, la confiance qu'il lui accorde. Ce qu'il y lit pourtant, c'est la marque d'un avenir qu'il voudrait taire.

Cassiopée tombera de son trône, et mourra dans les éclats d'ancêtres disparus.

« Viens. Et enlève ton haut. »

Le ton est bourru, comme à son habitude. La demande est pourtant acceptée, en dépit des horaires tardifs. Il n'y a pas d'heure pour les cœurs liés et les familles en détresse. Selen part le premier vers l'une des pièces où son établi d'encre et ses machines sont rangés. D'un geste machinal, avant même de les réveiller, c'est d'un bloc de papier et d'un crayon dont il s'empare. Toujours un croquis préparatoire avant le trauma des chairs.

Place prise sur une chaise, le dos rond et la jambe croisée comme support à l'art, sa main gauche s'agite quand les mots viennent, à nouveau, chercher preneur. L'absence de bruit, autre que celui du graphite et des voitures de passage, confèrent au tout son intime solennité.

« … Aucun d'entre nous n'a réellement trouvé son chemin, frate. En dépit de nos visions... En dépit de nos certitudes... nous errons tous dans le noir. C'est notre voile... notre façon d'être. »

Nous sommes les enfants de l'Obscur, du Sombre attirant, des tendresses que l'Inconnu apporte.
Nous lisons dans les écritures nocturnes ce que les diurnes ne peuvent comprendre.
Nous empêchons la Bête de se repaître d'innocents en offrant nos corps en pâture.

Nous courrons après le Sang versé, et celui qui reste à répandre.

La main crée déjà les piques de l'astre sur le papier.

« Chéris cette lumière que la Nuit t'a donnée. Elle est encore là. Tu la portes en toi. »

Les paroles glissent et tanguent, porteuse d'une foi à laquelle le Corbeau voudrait croire pour lui-même. Il veut préserver le brasier jeune de son compagnon, quand le sien a revêtu d'autres formes, d'autres étincelles qu'il aimerait voir à nouveau crépiter.

Tu as cette chance, mon frère d'arme.
Te voilà plus clairvoyant que moi, à cet instant-là.

« Ce sera ta seule guide pour retrouver ta route. Ou en tracer une nouvelle. »

Le crayon cesse sa course, l'étoile est posée. Indice vers la voie à emprunter, comme une boussole symbolique. Selen montre dans toute sa neutralité presque candide le résultat de ses recherches graphiques. Le bloc est tendu vers le Taureau pour qu'il puisse ou non donner son aval.

Cela reste son chemin, sa propre voie à emprunter.
Selen n'en est que le cartographe commandité.