Le son du graphite glisse sur les lignes sinueuses. Mes doigts s'agitent et compilent bon nombre de rapports diverses, d'observations sur mes élèves et leurs progrès. Le temps file mais je rattrape sa course au galop. Des dossiers faisons table rase, du travail hâtons-nous de nous délier ! Une verve nouvelle agite mon cœur, quelque chose emprunt d'une énergie folle gouvernant mon corps et mon esprit.
Quelque chose en rapport avec les événements qui ont récemment soulevé ma longue vie.

J'imprime un enthousiasme naissant pour l'avenir. Je sais qu'il est fou de croire que je serais exonéré des conséquences manifestes de mes décisions, mais je n'ai pu me soustraire à l'écoute de mes instincts insidieux.
Mes sentiments, mon âme, mon Eau. Tout en moi crie au renouveau. Au soulèvement. A la foi d'un futur possible hors des girons de mon tourment.

Cet Espoir porte un prénom que je n'ose ourler de mes lèvres qui le quémandent encore, pourtant.
Mon esprit fébrile s'écarte vers les superbes chemins sinueux de ses traits à explorer... Alors que je devrais travailler.

Allons, Amon, un peu de concentration.

D'autant que la réalité me ramène à moi à coups secs contre la porte de mon bureau. Coup d’œil à la lourde pendule en bronze. Parfaitement à l'heure, comme je l'escomptais.
Je me lève et lisse légèrement ma veste. J'accueille mon invitée d'un sourire sincère, rafraîchi.

« Bonjour, Waladi ! »

Je laisse Enyo entrer, la laissant prendre ses marques dans ma petite pièce à vivre du manoir. J'y passe le plus clair de mon temps quand je ne donne pas mes leçons. Ce bureau est un peu devenu l'extension de ma maison.
Mes yeux se tournent vers elle, la détaillant légèrement d'un regard bienveillant. Ces derniers temps... Je n'ai pas été aussi présent que je le voulais. Je regrette ce fossé qui se creuse en dépit des années à rattraper. Et les conflits gravitant autour de ma personne ont eut tôt fait de me rappeler que j'ai bien plus à protéger que moi-même. Enyo reste, et a toujours été, l'une de mes priorités les plus cruciales.
Toutefois... Je ne l'ai pas conviée pour badiner inutilement. Nous devons parler sérieusement, ma chère fille et moi.

« Tu veux boire quelque chose ? J'ai préparé un matcha blanc avec des gâteaux aux fruits confits, si cela te dit. »

Enyo est agacée en continue depuis un long moment. Fatiguée, courbaturée, constamment à vérifier ses différents contacts, à gérer les nouvelles crises. Le challenge, elle apprécie, sans aucun doute mais là, ça n'a rien d'un challenge. C'est une purge, ni plus ni moins. Elle se bats à l'aveugle, enchainée à un mur et ça ne lui va pas. Parce que le manque d'information n'est pas dû à la volonté de l'enemi mais du supposé allié. Ce même allié qui exige une transparence totale, ce même allié qui exige qu'elle suive des règles précises "pour son bien".
Son escapade meurtrière avec Klaudia ne l'a pas beaucoup calmé.
Cependant, elle n'a pas le choix, elle a rendez-vous au bureau de son père. Il l'a convoqué. Il n'a pas mentionné pourquoi. Il ne le fait de toute façon quasi jamais. Elle toque à la porte à l'heure précise.
Elle a laissé ses élèves sortir plus tôt exprès. Parce qu'elle enseigne désormais et ça lui plait plus qu'elle n'accepte de l'admettre, elle y trouve un challenge, celui de rendre accessible aux plus simples d'esprit des notions de survies, de combats, de contrôle...

-Bonjour, Waladi !
-Bonjour... Amon.
-Tu veux boire quelque chose ? J'ai préparé un matcha blanc avec des gâteaux aux fruits confits, si cela te dit.

Sucre. L'idée de sucre lui fait accepter la proposition à la seconde où Amon la profère.

-Oui.

Elle va s'installer à son bureau.

-Tu m'as convoqué. Pourquoi?

Elle n'a ni le temps, ni la patience de tourner autour du pot. Alors comme d'habitude, elle va droit au but.

Sa voix donne le ton. Les échos distants brisent en silence l'ambiance calfeutrée de mon bureau. De la colère. De l'épuisement. Tout se lie sur le visage de mon enfant.
J'en décrypte les contours en silence. Je contemple ma faute. Je choisis d'y mettre un terme et de réparer mon manque de discernement.
De longues secondes s'écoulent quand sa question retombe.
En vérité, initialement, ça ne concernait qu'une partie du programme de l'école. Une banalité pédagogique dont j'aurais pu babiller longtemps comme avec une étrangère.

Mais non.
Me voilà incapable d'aborder le sujet comme si de rien était.
Le problème est autre.
Je ne peux plus voir Enyo comme une extension de moi-même, avec les mêmes traumas. Avec les mêmes émois. Omnisciente et intuitive.
C'est impensable et impossible.

Aussi, d'un soupire serein, je lâche ce poids qui comprimait ma poitrine jusque là.
Balayons les peurs et ouvrons les cœurs !

« … J'ai été un imbécile. »

Pire. Je fus un bien piètre père.
J'ai fermé les yeux sur des souvenirs feutrés quand l'avenir avait besoin de moi.

Mes doigts se crispent sur ma tasse fumante. Admettre est aisé. Assumer l'est un peu moins. Mais je ne reculerai pas.
Je ne reculerai plus.

« Ces derniers temps ont été difficiles à gérer et je n'ai pas su comment réagir convenablement. Beaucoup de choses se sont produites et... j'ai voulu te tenir en dehors de mes affaires les plus sombres sans t'en dire plus, ou pas suffisamment, dans l'espoir de t'en protéger... c'est une erreur que je regrette. »

Je soutenais son regard jusqu'ici mais il finit par se dérober dans la porcelaine.
J'ai honte.
C'est tout là mon Mal. J'ai honte et je peine à m'en défaire.

Je ne veux pas qu'Enyo me haïsse.
Je ne veux pas qu'Asmodée ou Simone connaissent tout de mes crimes.
Je ne veux pas que Nathan cesse de me regarder de sa tendre manière.

Mais je dois savoir que tout ceci fait parti de moi et qu'il ne sert à rien de s'en détourner. Ce qui est fait est fait.

« Je ne voulais pas que tu portes le poids de mon passé, pas après nos retrouvailles. Pas après tout ce temps... Mais il semblerait que ce soit inévitable, compte tenu des circonstances. Toi et moi le savons... il est proche. Alors je vais cesser de me dérober. De te distiller stupidement des informations à distance. Je ne veux plus de ça. Tu vaux plus que ça. » Une pause. Mon regard se perd un peu plus dans le liquide lacté avant d'arborer une résolution ferme et s'ancrer dans celui d'Enyo.
Mes pupilles sont devenues mordorées. Même mon déguisement humain ne tient plus sous ma décision. « Je suis désolé d'avoir agi comme ça. Mais c'est terminé. Je vais désormais répondre à toutes tes questions, si tu en as. J'en ai assez de me taire... et je veux que tu saches que je te fais confiance, waladi. »

Je sais que tu as grandi. Que tu as vécu. Que tu as subi.
Tu n'es plus une petite fille.
Mais tu restes tout de même ma fille...

Alors nous ferons front ensemble. Je te le promets.

Le silence s'étend et Enyo n'a pas de temps à perdre. Elle l'observe se taire, elle l'observe froncer les sourcils légèrement, se crisper. Elle voit tout ça.

-J'ai été un imbécile.
-Euphémisme.

Elle ne se retient pas. Elle est trop fatiguée pour suivre les petites règles de gentillesse, trop agacée pour chercher à jouer les filles parfaites. Ce qu'elle n'est pas. Il s'abime à regarder sa tasse tandis qu'elle ne détourne plus le regard de lui.

-Ces derniers temps ont été difficiles à gérer et je n'ai pas su comment réagir. Beaucoup de choses se sont produites et...

Il ne les mentionne pas. Il cache, encore une fois, pourtant, elle a été aux premières loges de beaucoup d'entre elles. Elle était là.

-J'ai voulu te tenir en dehors de mes affaires les plus sombres sans t'en dire plus, ou pas suffisamment, dans l'espoir de t'en protéger... c'est une erreur que je regrette.

Et c'est une erreur qui énerve Enyo. Parce que ce n'est pas faute d'avoir demandé, pas faute d'avoir tenté et elle a reçu du silence, des fuites et un combat à mener - qui n'est pas le sien- seule. Les yeux d'Amon fuient à nouveau. Enyo, quant à elle, est parcouru de contractions faciales de colère. Elle est furieuse. Parfaitement furieuse et les excuses ressemblent à de l'huile sur un feu.

-Je ne voulais pas que tu portes le poids de mon passé, pas après nos retrouvailles.

Elle lève les yeux au ciel, elle sent le mélodrame. Elle pousse un long soupire épuisé avant de refixer ses rétines sur lui.

-Pas après tout ce temps... Mais il semblerait que ce soit inévitable, compte tenu des circonstances.

Elle a un rire bref et acide. Oh, donc nous y voilà. Ce petit discours n'est là que parce qu'il n'a "plus le temps". Parfait.

-Toi et moi le savons... Il est proche.
-Inexact. Il est là depuis des semaines.
-Alors je vais cesser de me dérober. De te distiller stupidement des informations à distance. Je ne veux plus de ça. Tu vaux plus que ça.

Un belle nouveauté. Au delà du fait qu'elle se fiche pas mal de valoir plus que ça, Enyo estime qu'il est trop tard. Elle avait besoin de ces informations bien plus tôt. Elle voit Amon tourner Djinn et elle ne parvient pas à compatir, ne serait-ce que de loin. Elle trouve ça ridicule. Tout ça. Trop tard.

-Je suis désolé d'avoir agi comme ça. Mais c'est terminé.

Elle hoche vaguement la tête. La vérité, c'est qu'elle n'y croit pas et que ça ne change absolument rien aux faits.

-Je vais désormais répondre à toutes tes questions, si tu en as. J'en ai assez de me taire... et je veux que tu saches que je te fais confiance, waladi.

Elle l'observe avec une froideur caractéristique.

- Je me fiche de savoir que tu me fais confiance, Amon. Tes excuses ne changent rien au temps que j'ai perdu à vous protéger, toi et Nathan. Rien aux heures de recherches afin de trouver une solution à un problème que tu ne souhaites pas régler. Il n'est pas proche, Amon. Il est en ville et ça fait très longtemps qu'il tente de t'atteindre, très longtemps qu'il s'amuse.

Elle s'arrête, elle laisse l'information infusée.

-Mais bien évidemment. Tu n'as rien vu. Hier, j'ai tué deux de ses envoyés. Ils avaient une parfaite petite blague pour toi. Je les ai arrêté alors que tu allais rejoindre Simone Montespan au café de la troisieme rue dans Westside. 17h45, tu as aidé une vieille personne à monter dans le bus. Tu es arrivé en retard. 18h10, un sifflement t'as fait tourner la tête...

Elle se lève et il y a des marques de luttes qui ne trompent pas et pour autant, elle ne bronche pas.

-Je n'ai qu'une seule question et je tiens à t'informer avant de la poser : je sais que tu ne répondras pas ce qu'il faut répondre. Tu n'en es pas capable. Mais parce que je suis encore assez attachée à toi pour te poser la question, je le ferais.

Elle s'approche, pose ses mains de part et autre de la chaise d'Amon et s'abaisse pour le regarder.

- As tu l'intention de permettre la mort de Nadim Hatem ? Car tu es actuellement l'unique chose qui empechent bien des gens de mettre un terme à son existence et à ses petits jeux.

Bruit de verre cassé. Pourtant, rien n'est tombé. J'ai l'impression que ce sont les fragments de ma détermination qu'il va falloir ramasser.
Enyo a usé de sa vérité pour m'écraser, du poids de ses paroles acerbes. Je n'arrive pourtant pas à être en colère. Ce qu'elle vient de m'asséner me fait l'effet d'un coup sourd, déchirant mes chairs et mes certitudes.
Mes yeux la fixent. Eux-mêmes ont tout perdu. Pas une once de stupeur grossière, ni d'incrédulité factice. Il n'y a, dans ces deux billes d'huile sombre, rien d'autre qu'une réalisation amère.

Je savais sans doute au fond de moi que mon jeu ne tiendrait pas.
Qu'elle verrait au travers de ma sincérité.
Que je ne peux faire davantage pour me convaincre que tout va bien se passer.

Mon corps tremble de l'intérieur. C'est une sensation terrible que de réaliser l'impensable.
Je me sens maître d'un destin qui n'est pas le mien.
Je me sens témoin de vies affectées par la mienne.

Je ne peux pas regarder Enyo dans les yeux. Je ne peux pas rester debout. C'est comme une brusque fatigue de retour de choc. Mon regard visualise ses paroles, les retravaillent, en boucle dans ma tête. J'y associe des idées, des images, des peurs concrètes. Je soustrait le déni. J'y ajoute de la haine. Le résultat de l'opération matraque mon cœur en pièces.

"Tu réfléchis trop."
Les mots de mon Maître cognent à leur tour, et se superposent à ceux de ma fille.

Elle était toute seule.
Je n'ai rien fait.
Je n'ai rien voulu faire.

Les blessures de ses bras me hurlent au visage. Elles irritent le rythme frénétique de mon palpitant. Tout s'imbrique et me tétanise. Les pièces du puzzle de Nadim me paralysent.

Et le pire, c'est que je le savais.
Je le savais, mais je n'ai rien voulu savoir.
Des nuits blanches à me raccrocher à des souvenirs passés, à subir un processus que j'ai pourtant déjà élucidé dans l'esprit de mes patients. Sans comprendre que j'en était atteint aussi, depuis sans doute bien trop longtemps.

J'ai perdu l'individu que je suis dans celui que j'étais autrefois.
Celui qui aimait son sourire à en mourir.
Celui qui a tué pour satisfaire nos âmes. Celui qui s'est battu.
Celui qui a choisi d'oublié les paumes des mains sales pressées contre les ligaments déchirés de sa gorge.
Celui qui aurait dû mourir, ce jour-là, dans une caverne d’Égypte, s'il ne s'était pas défendu.

Comme un réflexe ma main se glisse contre la peau de mon cou. Une caresse silencieuse et lourde. Je ne me souvenais pas que c'était encore douloureux.
Que tout était encore trop douloureux pour avancer.

Alors, Amon,
Maintenant que tu sais.
Maintenant que tu ne veux plus oblitérer,

As tu l'intention de permettre la mort de Nadim Hatem ?

« … Oui. »

Murmure à fleur de lèvres. Mon regard glisse, du vide dans le sien. J'ignore quel genre d'expression parcoure mon visage.
Je me ressens hors du temps.

Ailleurs.

Loin.

« Mais je veux être présent. »

Et voir.
Je veux le voir.
Je veux le faire.

Je veux me défaire.

Le silence qui suit sa question et sa froideur, le nombre d'expressions faciale passant sur le visage d'Amon et la sensation visible qu'il s'enfonce en lui-même pousse Enyo a se dire qu'il va répondre non.
Tel que l'expérience avec ce Amon retrouvé lui à montrer, il ne pourrait pas répondre oui. Il est possible qu'il ai changé sur des sujets, c'est probable. Mais c'est seulement probable.
Sa main se fixe sur son cou, Enyo l'observe avec la même irritabilité. Ce n'est pas parce qu'elle reconnait les signes du trouble qu'elle décide d'y prêter attention. Elle est au-delà de ça. Elle sent l'air qui vibre au rythme de la respiration tantôt coupée tantôt accélérée. Elle sent la danse d'un milier de particules de poussière en suspension.
Elle se prend à lui dire mentalement : "Attention, Amon. De ta réponse se décidera mon avenir à Tir Na Nog."

-Oui...

Enyo hausse un sourcil étonné et penche la tête.

-Mais je veux être présent.

Elle plisse les yeux et l'observe juste assez longtemps pour être sûr qu'il n'a rien à ajouter. Quand elle estime le temps suffisant. Elle glisse la main dans sa poche, sort son téléphone. Elle ne quitte pas Amon des yeux. Ses doigts s'agitent sur son téléphone sans qu'elle ne daigne lui accorder un regard. Elle pose l'appareil sur son oreille. Ca sonne une seule fois et Nathan décroche. Il n'a pas le temps de parler qu'elle lache.

-Nathan. Enyo. C'est fait. Il a dit oui. On passe à la suite.

Elle raccroche quasi immédiatement. Elle n'a toujours pas dévier son regard, avec l'étrange fixité qui la caractérise. Elle range l'objet et continue.

-Nous le tuerons pour toi. Tu regarderas, tu n'interviendras pas puis tu passeras à autre chose. C'est clair?

J'ai la sensation qu'un poids de cent tonnes vient de briser une serrure vieille de cent ans. En vérité, elle est encore plus ancienne que ça. La rouille l'avait déformée, rendue corrosive pour mes pensées. Mais d'un coup bref et lourd, elle s'est brisée.

En morceaux à mes pieds.

J'ai accepté.
J'ai dis Oui.

Il est désormais impossible de reculer.
Je n'en ai plus envie.

J'ai passé trop de temps à m'enfuir sans savoir où courir. L'important, c'était d'aller loin. Très loin. Trop loin.
J'ai en face de moi les raisons de mon combat à venir, bien ancrées dans leur fermeté. Les mots d'Enyo me donnent du corps à la réalité. Elle invite un autre à témoigner de ce qu'il va se passer. Tout est calculé, depuis longtemps.

Mon cœur manque un battement.

… Nathan... ?

… Bien sûr...

J'aurais dû m'en rendre compte bien plus tôt. De ceci, et de bien d'autres choses.
Ils sont pourvus du courage que je n'ai jamais eu.

Je hoche machinalement la tête à ses mots. Je ne peux pas promettre, sans savoir. Je ne peux qu'accepter en sachant pertinemment que je demeurerai celui qui connaîtra le mieux la cible. Lui et ses pièges.

Car il sait sans doute, déjà. Il doit attendre. Il ne doit souhaiter que cela.

Mais ça ne fait rien.

Je serais là.

Je ne fuirai pas.
J'affronterai et plongerai la tête la première pour le sacre d'une liberté chérie.

Mon moi d'antan pourra se faire pardonner à celui que je suis aujourd'hui.

Enfin.

Tout va changer.

Inéluctablement.

Il est temps.