La mer chante un refrain nocturne languissant, presque énamouré. Elle tente désespérément d'attirer l'attention d'une lune qui n'y voit que son reflet. Ainsi figés dans une attente infinie, les monstres-cargos et les bateaux forment un cimetière d'animaux gigantesques et sinistres. Le port s'est tu, muet, le cœur au bord des lèvres de cette ville malade.
Simone rajuste le col en fourrure de son manteau. Réflexe ancien. Le vent froid ne plante pas ses crocs sur sa peau déjà glacée. Voilà plusieurs heures qu'elle l'observe de son promontoire : un toit de taules agglomérées surplombant un entrepôt. De ce point de vue, elle a tout loisir de le regarder assis prêt de la fenêtre en verre dépoli et ébréché par endroit. Elle est presque certaine qu'il l'a repérée : elle a laissé suffisamment de piste pour que ce soit le cas. Si elle avait voulu être discrète, il n'aurait jamais su qu'elle était là.
Madame fait des choix stratégiques.
Ce manège dure depuis près d'une semaine.  Elle se poste à cet endroit précis, y reste une heure, parfois deux. Toujours les mêmes : entre deux heures et quatre heures du matin. Elle laisse flotter son parfum qui imprègne le béton désarmé : une fragrance raffinée sans être capiteuse. Parfois, elle laisse un objet à dessein : là une boucle d'oreille, ici un mégot de cigarette marqué de rouge à lèvre.
C'est une tentative d'approche.

Elle attend patiemment qu'il y réponde.

Les choses ne peuvent rester ainsi pour le bien d'Asmodée, de Malsheem, de tous. L'heure est sombre, le monde se réduit, se confine, et Unseelie les rendra bientôt tous fous. C'est la dernière fenêtre de tir qu'elle possède pour ramener le fils au père. Après, ce sera sans doute sans retour. Les rapports qu'elle possède dessinent étrangement une corrélation entre les meurtres perpétrés par les Hurlants et les cas de chrysalides. Ça n’est peut-être qu'une coïncidence, cependant son instinct affûté lui hurle le contraire
Après, ce sera la guerre.

Pardonne-moi, Asmodée.
Il faut au moins que j'essaie.

Deux heures et demi du matin. Le lendemain est bien entamé. La Nuit a tissé son voile sur le port désaffecté, vidé de sa substance et de ses odeurs de marée.
Tout le monde finit par fuir la ville, petit à petit. Unseelie les chasse de son territoire quand la chose ne décide pas de s'en faire des minions. C'est le destin des Choisis, de ceux qui se gorgent de la mélodie des frémissements d'ailes de papillons.
Kolbeinn en deviendrait presque sourd.

Son téléphone est secoué de conversations cryptées, dont il n'a pas grand-chose à faire. Des codes, dans son vieux débris de cellulaire datant d'un autre siècle. Plus difficile à pirater, de nos jours. Bien plus simple de protéger le peu de secrets qu'il lui reste.
Il sait ce dont il s'agit et décide pertinemment qu'il pourra l'effacer plus tard sans même prendre le temps de le lire. Hatem a du mal à respecter les limites de la notion de vie privée. Cet imbécile martèle sans arrêt les touches de son portable et la patience épuisée de pratiquement tout les membres du groupuscule.

L'esprit du viking est affairé. Il scrute, le corps lourd contre le mur. Un même rituel depuis des lunes, qui attise ses instincts de prédateur.

Elle est là.
L'Ombre.

D'un mouvement lent et calculé, ses yeux givres percent la vitre poussiéreuse. Malgré la crasse extérieure, il parvient à la repérer. Sans difficulté. Elle prend toujours ce même angle, son regard se confond dans l'obtus en plongée.
Elle persiste, elle et ses signes indiscrets, ses indices laissés ostensiblement pour permettre de dresser un portrait mental de l'intéressée.
Pour ce soir, le vampire est d'un tempérament magnanime. Presque joueur, une rareté quand on le connaît. L'invitation cessera d'être ignorée.

Souplement, la fenêtre s'ouvre, lente. La bête émerge de sa grotte et rejoint les toits. Les hauts sauts ne l'ont jamais effrayé, pas même lors de sa mortalité.
La taule gémit sous ses pieds. Un bruit lancinant dans la pénombre quand il finit par atterrir à quelques mètres de la Mystérieuse.
Pas un mot. Une simple masse de quasiment deux mètres, géant silencieux sous les étoiles.

Sa main finit par se perdre dans les plis de son cuir, compagnon face à l'éternel. De la poche interne émerge une des boucles d'oreilles négligemment laissée sur le pas de sa porte.
Dans sa large paume tendue vers la silhouette, le cristal brille à la lumière des rayons lunaires.

« Vous avez perdu ça. »

Profondeur rauque et vibrante, chargée de presque un millier de siècles.
Les orbites claires fixent leurs consœurs, prunelles éloquentes et dans l'attente d'une réponse. Elle sait qu'il sait. Ce n'était pas une perte, mais une approche.
Kolbeinn a encore le temps qu'elle s'explique, avant que l'aube ne les chasse.
Dans l'obscurité Mère, les monstres comme eux sont rois et reines.

La confrontation sera donc pour ce soir. Son correspondant est repu de leur correspondance cryptique. Il veut un visage à associer à l'ombre qui veille à ses faits et gestes. La bise marine souffle fort cette nuit. La chevelure de Madame claque au vent comme un ruban de tissu sombre.

L'homme est grand, massif, peut-être davantage que son père, et d'un blond aryen qui accroche la lune. Il pose sur elle deux pupilles d'un bleu glacier qu'il n'a pu hériter que de son géniteur. Le métal ploie et grogne son indignation à la réception du colosse. Juchée sur les aiguilles de ses escarpins, Madame ne vacille pas le moins du monde. Elle prend néanmoins la mesure de sa petitesse face au géant millénaire. A l'aulne de ses gestes économes et de l'avarice de ses mots, elle encaisse de plein fouet son aura imposante d'Ainé.

Cependant, n'est pas Simone Montespan qui veut.

- En effet, lui répond-t-elle d'une voix profonde et maîtrisée.

Simone s'approche de son interlocuteur avec une lenteur calculée. Chaque que pas met en lumière sa grâce naturelle et l'élégance de sa taille corsetée dans un trench-coat de cuir noir. Une fois à sa portée, elle se pose de biais et dégage son cou en soulevant sa chevelure de corneille. Le lobe à nu réclame la jumelle de la boucle suspendue à son oreille gauche.

- Auriez-vous l'amabilité de me l'accrocher, je vous prie ?

Par le présent geste, je te signifie que je reconnais ta préséance d’Aîné.
Par la demande suivante, j'atteste de la bienveillance de mes intentions.

Kolbeinn la fixe, un long instant. Son attitude est élégante et désarmée. Beaucoup de vampires ont oublié les principes hiérarchiques des anciens Morts avant eux. Sa consœur n’est qu’une nouvelle-née à son échelle, mais elle au fait des codes face à ses aînés. C’est un point qu’il note dans un coin de son esprit, tout comme ses yeux aussi francs que prudents. Oui. Elle est encore bien jeune. Son regard reflète encore un tant soit peu de cette humanité dont il s’est absout avec les siècles. Peut-être est-elle de ceux qui croient encore à un vain repentir.

Dans le silence le plus pur, il considère l’oreille nue, puis la boucle si minuscule au creux de sa large paume. Un reflet de lune ronde s’enchevêtre dans la goutte de cristal, seul grain de lueur dans l’obscurité réconfortante des Enfants de la Nuit.
D’un geste étonnement délicat de la part de l’homme du Nord, Kolbeinn s’approche et remet lentement le bijou à sa place initiale, parachevant le tableau mystérieux que cette vampire-ci s’est amusée à peindre.

Mais lui n’a plus envie de jouer.

Il renâcle une seconde, reculant d’un pas, préférant la neutralité de la distance.

« J’ai suffisamment attendu. »

Le ton n’est plus aux mondanités de caste. Le jeu est terminé. Il n’a plus l’âge pour la stimulation des énigmes. Ni la patience, au demeurant.

« Vous m’épiez depuis des semaines. Pourquoi ? »

Ses prunelles transpercent celles de sa cadette. Il ne repartira pas sans réponses. Et si cette jeune femme est un tant soit peu intelligente, elle aura compris le message sous-jacent de ses yeux affûtés : Tâchez de ne pas mentir.

Muette, Madame attend que le fils de Monsieur accepte sa marque de courtoisie. Il s'exécute avec une finesse qui tient davantage du dépeceur attentif à ne pas gâcher la viandeque de l'orfèvre. Soit. Charge à elle de prendre note de ce que son silence dissimule mais que son comportement exprime malgré lui. Du poids de ses doigts sur son lobe à son odeur, du frémissement de sa respiration à son absence de battement de cœur. Tout est indice.
Comme un félin humant un confrère malade, Simone décèle une dissonance qu'elle n'explique pas pour le moment. Chez ce vampire, quelque chose s'est dénaturé, mais elle ignore encore quoi.

Comme si la proximité venait de le trahir, Kolbeinn recule avec une brusquerie fauve. Simon, également à elle même, rajuste avec élégance sa magnifique chevelure avant de pivoter lentement son visage vers lui.

- J’ai suffisamment attendu.

Madame sourit délicatement sans pour autant lui offrir de réponse.

- Vous m’épiez depuis des semaines. Pourquoi ?

Malgré le métal ancien qui a forgé ce regard, la Montespan le soutien sans faiblir. Elle est aussi une lame savamment aiguisée. Croiser le fer est l’apanage de tout duelliste qui se respecte quand bien même ce regard lui rappelle celui de son père bien aimé.

- Je me suis établie dans cette ville il y a de cela quelques années. Depuis lors, je garde un oeil sur les compatriotes qui la traverse, que ce soit pour y faire escale ou déposer leurs valises. Je me fais fort de les accueillir ou bien... de les prévenir.

A dessein, elle brise la distance sacro-sainte qu'il entend maintenir. "Je ne vous crains pas" est exactement ce que cela signifie.

- Vous êtes  sans doute le plus vieux de me pairs qu'il m'ait été donné de croiser, et le plus solitaire, également. Pourtant, il est dans notre adn d'être grégaire. Elle tend une main pâle vers sa joue comme le ferait une mère envers son enfant. Qu'est-ce qui vous pousse dans les bras de cette âpre solitude, Kolbeinn ?

Elle ne ploie pas, ou ne courbe l’échine sous ses inclinaisons profondes. Une forme de respect pour l’aîné qui la voit telle qu’elle est dépeinte par sa réputation locale. Car si le drap d’ombre joue à esquiver les palabres d’identité, Kolbeinn ne peut que se rendre à l’évidence en observant davantage l’aura de sa vis-à-vis. Elle correspond belle et bien à ce qu’on lui a raconté, ou plutôt des bribes d’informations qu’il a extirpé de rebelles ça et là depuis son arrivée dans le coin. C’est elle, à n’en pas douter.

La main froide effleure le derme de sa joue. Il ne cille pas. Il a le contact en horreur, mais ce n’est pas son habitude de reculer face à plus jeune. Il se contente de planter son regard givre dans le sien, sans jeter un seul coup d’oeil au geste outrepassant son espace vital.

Un long silence ponctue la fin de sa question. Kolbeinn sait ménager ces temps blancs de discussion.

« Je sais qui vous êtes, Simone Montespan. »

Syllabes détachées, d’un ton égal, neutre au possible. Une formule soufflée entre ses dents serrées. Il a essayé, lui aussi. D’être cette sorte de guide pour les égarés.

Ce n’était tout simplement pas son domaine.

« Vous chaperonnez nos semblables au cœur de cette ville et certains vous voient comme un phare dans notre Obscurité. C’est tout à votre honneur. »

Sa voix s’éclipse des ténèbres pour un ton plus courtois, mais d’autant plus ferme. Il apprécie mal d’être suivi, et que d’autres trop innocents viennent à se mêler de ses activités. Le vampire a déjà dû se résoudre par le passé à en exécuter pour bien moins que le fait de semer des indices à ses pieds. S’il prend la peine à cet instant de l’écouter, c’est que cette créature a suffisamment de chants autour d’elle pour ne pas tendre l’oreille au moins une fois.

Il ne demeure toutefois pas dupe. Il n’a nul besoin de son recours.
Sans doute le sait-elle déjà.

« Mais sans vouloir manquer de respect à sa seigneurie locale, je pressens que vous vous souciez de ma prétendue solitude comme moi de votre boucle d’oreille. »

Un détail futile. Une amorce d’approche.
De la poussière, en somme.

Sa large main finit par écarter précautionneusement celle de Simone, l’éloignant de son visage, sans quitter une seconde ses iris.

« Dites-moi ce que vous me voulez réellement, matrone des nuits de Tir Nà Nog. »

- Je sais qui vous êtes, Simone Montespan.
- Peut-on se targuer de connaitre vraiment quelqu'un, Kolbeinn ?
- Vous chaperonnez nos semblables au cœur de cette ville et certains vous voient comme un phare dans notre Obscurité. C’est tout à votre honneur.

Madame ne retire nullement sa main. Elle effleure juste les sillons durs de ce derme tanné par le temps et la violence. C'est sans doute une forme de provocation.

- Mais sans vouloir manquer de respect à sa seigneurie locale, je pressens que vous vous souciez de ma prétendue solitude comme moi de votre boucle d’oreille. Dites-moi ce que vous me voulez réellement, matrone des nuits de Tir Nà Nog.

A cet instant, dans l’intonation comme dans le phrasé, elle a cru entendre Asmodée. Elle ne peut s'empêcher de rire, échappée belle involontaire de quelques notes musicales et détendues. Son visage d'ordinaire si composé a presque pris des couleurs humaines, une poignée de secondes seulement, avant de retrouver le vernis de la mesure.

- Vous m'accordez trop d'importance, mon cher, je le crains. Je suis simplement attentive à la vie de cette ville. Appelez cela de la curiosité si cela vous sied d'avantage. Je veux simplement apprendre à vous connaitre, savoir à qui j'ai à faire et... vérifier si vous n'êtes pas une menace pour la paix déjà fragile de cette ville. Tout simplement....


Elle le toise avec une expression indéchiffrable.

- Auriez-vous peur de deviser en toute cordialité avec une de vos cadettes, Kolbeinn ? L'amitié n'est pas une maladie.... fait-elle avec une oeillade amusée.

Le rire pique la quiétude de la nuit. Kolbeinn ressent une forme d'irritation à l'entendre aussi subitement, sans qu'il n'en comprenne la raison. Il semble lointain, trop intime pour qu'il en saisisse l'essence même. Et ça l'agace.
Il n'a rien à faire ici. Ni lui, ni ce rire.

Si Simone n'avait pas poursuivi, il ne resterait devant elle qu'une éloquente absence.

Ses véritables couleurs se dessinent, au-delà du regain détestable d'humanité qui a jailli de sa gorge quelques secondes plus tôt.
Le regard déjà inaltérable de Kolbeinn s'affine légèrement, ne laissant plus aucune place au moindre éclat.

« Que cette ville soit en paix ou non, ce n'est pas mon problème. Je ne suis que de passage. C'est vous qui m'accordez trop d'importance. »

Semi-vérité, trouble mensonge. Quelques missions pour le compte des terroristes locaux le retiennent encore ici. Une poignée de temps encore avant d'aller vaquer à d'autres occupations ailleurs. Si la cause des Hurlants trouve un écho en ses propres principes, le vampire ne reste jamais bien longtemps au-même endroit. Il a appris que la sédentarité était source de risques. Il connaît le monde par cœur à force de l'avoir parcouru, son foyer d'antan n'est plus qu'un vaste mirage étiolé au cœur de rares rêves. Les kilomètres se sont étalés sous ses pas lourds, à l'instar des siècles. Et la conclusion s'est faite toute naturellement dans son esprit : aucun lieu ne sera jamais propice à la paix.

Surtout pas cette ville bouffée par la gangrène étrange. Celle qui sévit en lui.

Il ne pourra pas fuir indéfiniment ce bruit d'ailes dans son oreille. Ce bourdonnement sourd qui accompagne son repos lors des phases de soleil, de plus en plus longues.
Et qui teinte désormais ses élans nocturnes.

Son expression demeure, pourtant. La souffrance est silencieuse, comme toujours.
Son regard ne quitte pas celui de sa dite « cadette. »
Son élan à la badinerie commence à l'impatienter.

« La peur n'a rien à voir là-dedans. Je ne suis simplement pas du genre à faire la conversation autour d'une tasse de sang, mademoiselle Montespan. » Sa voix prend des atours d'irritation, légère et subtile. « Si vous n'avez aucun autre dessein que celui de me rallier à votre Cour, je ne suis pas la créature qu'il vous faut. Tâchez de trouver quelqu'un d'autre. Les candidats ne doivent pas manquer. »

-La peur n'a rien à voir là-dedans. Je ne suis simplement pas du genre à faire la conversation autour d'une tasse de sang, mademoiselle Montespan.
- Appelez-moi Simone, je vous en prie.
- Si vous n'avez aucun autre dessein que celui de me rallier à votre Cour... Madame esquisse à nouveau un sourire de Joconde. Elle perçoit son agacement, sa brusquerie hirsute, son envie claire et nette de l'envoyer pêtre vers d'autres pâturages. Il contient toutefois sa vindicte. Elle prend cela pour un pas engageant, quelque part entre l'indifférence et l'envie de la gifler....Je ne suis pas la créature qu'il vous faut. Tâchez de trouver quelqu'un d'autre. Les candidats ne doivent pas manquer.

Simone prend une profonde inspiration mais ne se départit pas pour autant de cette expression taquine qui sublime le rouge de sa bouche.

- Ma cour n'a nulle besoin de votre présence, Kolbeinn, je le crains. Elle hausse délicieusement les épaules. Pas plus que ma présence n'est requise dans votre forteresse de solitude, j'entends bien. Néanmoins, ne suis-je pas sur ce toit avec vous ? N'avez-vous pas choisi de répondre à mon invitation ? Puisque nous sommes là, tous deux, pourquoi ne pas simplement faire connaissance ?

Le vent fait claquer sa chevelure de jais dans la nuit, lui conférant une allure de sorcière fantastique échappée de grimoires anciens, de ces chamanes qui parlent aux esprits et écoutent la voix des Dieux.

- Il n'y a aucun piège, aucun dessein caché. Ma Mère-en-Ténèbres m'a abandonnée peu après ma création, je n'ai donc jamais eu le loisir de jouir de la proximité d'un Ancien. N'y voyez-rien plus que de l'intérêt candide de ma part.... Elle lui sourit avec une certaine tendresse. Est-ce si difficile à croire ?

Madame louvoie également entre demi-réalités et vérités omises. Cependant, elle ne lui a encore nullement menti.

Le discours et l'expression de Simone font écho à bien des instants volés de son passé. Bien des rencontres, également. Son verbe est rôdé, et le charisme de cette femme a été huilé avec les années. Elle sait obtenir ce qu'elle désire. Sa curiosité est sans doute réelle, puisqu'il faut avoir une base solide pour la tisser de palabres. La rhétorique de son approche manque de sincérité. Ou tout du moins, la créature nordique la devine dissimulée sous un monceaux de barrières. Qui de nous deux a donc peur, ici ?

Il en a vu, bien trop. Il en a trop subi, des mensonges sirupeux pour le traquer dans les filets. La confiance et la naïveté vont de pair, et Montespan pose la question fatidique, digne espoirs encore vifs. Est-ce donc si difficile de la croire ?

« Oui. » Ton implacable, grave comme une tombe. Son regard se porte finalement, de quelques crans, hors des yeux sibyllins de sa cadette. C'est la première fois que Kolbeinn se détourne d'elle. Ils fixent les rouleaux lointains, au chuchotement ténus, au-delà des ombres des usines semblables à celle sur laquelle l'entretien s'écoule.
Esfir aimait la mer.
Cette pensée vient soudainement le frapper comme la brise qui s'insinue dans les plis de son cuir.
Elle aimait la mer et la bonté des Hommes.
Le millénaire laisse place à un soupir, profond, son être entier expire la fatigue.
« Mais le monde est ainsi fait. »

Un moment de silence à nouveau, ne reste que le murmure du vent au creux des souvenirs. Une réflexion hors de l'échange, introspective, le poussant même à fermer les yeux un brin de seconde pour ne sentir que la caresse de la Nuit. Rien d'autre. Sa seule et véritable source de réconfort.

« … Soit, Simone. Faisons connaissance. », finit-il par souffler, bon prince. Son regard soutient de nouveau les prunelles adverses. « Vous vous lasserez avant moi. »

Son attitude change alors quelque peu. Quelque chose cassant la rigidité de sa silhouette. Son dos s’arque-boute très légèrement pour s’accoler à une cheminée de métal juste à ses côtés. Les bras croisés, son regard soutient presque avec défi la jeune vampire d'attiser son intérêt avant qu'il ne décide de s'en aller.

Il autorise donc, par la présente, la petite à lui parler.

Simone a tout loisir d'observer son partenaire de joute. Elle côtoie des êtres multicentenaires depuis un certain temps, à présent, et tous ont une manière bien à eux de gérer leur éternité. Inévitablement névrosée. Là où le Père est sans cesse agité, en mouvements constants, incapable de laisser sa cervelle au repos, le Fils prends le temps, impose le rythme de sa longévité, s’abîme en contemplations qui le gobent de leur gueules goulues et obscures. Les deux cultivent le secret : l'un en multipliant les parades et les chausse-trappes verbeuses, l'autre en se murant dans un silence absolu.

Simone s'installe confortablement sur le plat d'une cheminée, laissant à Kolbeinn l'espace pour savourer son introspection solitaire. Elle n'a pas été conviée, cependant, un pied dans la porte reste une forme d'ouverture en soi.

- … Soit, Simone. Faisons connaissance. Vous vous lasserez avant moi.
- Laissez-moi le luxe de mes propres réactions, Kolbeinn. Je ne présume pas des vôtres. Elle hausse à nouveau les épaules en croisant gracieusement les jambes pour retenir son genoux de ses deux mains jointes. Peut-être arriverons-nous à nous surprendre l'un l'autre...

Un silence file. Un sourire se tricote à mailles comptées. Un pied dans une porte dont il ne fera aucun effort pour se saisir de la poignée. Qu'à cela ne tienne, en femme de tête, elle a l'habitude de prendre les initiatives.

Tête de mule, comme son père.

- Quel âge avez-vous, exactement ? Je pressens des origines celtiques ou bien nordiques, mais je n'en suis pas certaine. Vous ne dénoteriez pas dans ces superproductions cinématographiques qui rendent hommage aux vikings, mais je peux me tromper. Joueuse, elle poursuit : Et moi, quelle idée vous faites-vous de mes origines ?