Il est pas loin de trois heures du matin et je suis en pyjama Marvel dans une bibliothèque mystique.

Dis comme ça, j'avoue, on dirait le début d'une blague nulle. Mais si je fais ça, c'est un peu pour que ma vie arrête d'en être une et me fasse des doigts d'honneur constants. Elle a beau essayer de me foutre par terre, je cesserai jamais de me battre. Je crois que j'y ai trop pris goût ces dernières années. C'est devenu une seconde nature de ne pas renoncer.

Dans la collection d'Asmodée, je prends soin de faire le moins de bruit possible. Déjà, parce qu'il est putain de trois heures du mat' et même si la peuplade de l'appart' s'enjaille parfois à l'Eden à cette heure-là, pour ce soir, faut croire qu'ils avaient du sommeil à rattraper car ça pionce sec dans la chambre à côté de la mienne.
Moi, ça fait plusieurs nuits que je dors mal.
Pour tout dire, c'est depuis que je suis arrivée ici. Pas le cadre, mais les circonstances. J'ai la tête pleine. Et puis... y'a le reste aussi.

Si je furète, c'est pour comprendre ce fameux « reste ». C'est aussi pour ça que je fais ma discrète. J'ai pas tout à fait l'impression d'avoir le droit de zieuter ce savoir poussiéreux. Ce sont des bouquins qui ont mille fois mon âge. Si j'en abîme un ou que mon démon d'hôte me surprend, j'ai bien peur du savon. Même s'il est adorable depuis que j'ai flanqué mes pieds maudits chez lui.

Quand j'y pense... Il est vraiment gentil avec moi.
Je saisis pas.
Je mérite pas tellement ça...

C'est pour cette raison que je dois être précautionneuse. Perchée sur mon petit marche-pieds pour atteindre les livres les plus en hauteur, je tends le bras pour en saisir un pleins de runes étranges. J'arque un sourcil. C'est illisible pour la profane que je suis. Bordel de merde. Je vais bien finir par trouver de quoi potasser, nom d'un chien !
Je fais chou-blanc depuis trop longtemps. Je t'aurais, saloperie de Sefaer. Je prouverai au monde que je suis bel et bien une sorcière.

Et que j'ai ma place quelque part.
Et que je ne suis pas...

Mes pensées sont cependant coupées courtes quand j'entends la porte grincer à mes côtés. Connerie, j'l'avais pas fermée ?! Faut croire que non. Super. Ça me prend tellement de court qu'en me retournant, mon peton glisse de minuscule tabouret.

« Wow put-... !!! »

C'est presque une chute artistique. Heureusement que ça n'était pas plus haut qu'un dictionnaire sinon j'étais bonne pour avoir le coccyx pété. J'atteris en plein sur une pile de bouquins qui amortissent ma chute, et je frotte mon bas de dos endolori. Plus de peur que de mal. Pas mal de peur quand même, quand je croise le regard d'Asmo'. Oups. J'aimerais bien avoir la force du Hulk gueulard sur mon crop top pilou-pilou, mais c'est malheureusement pas le cas.

« … C'est pas c'que tu crois. »

L'ambiance à la maison est... compliquée. J'ai deux écorché.e.s vifs, un boulot monstre et un loft tout neuf qui prie ses grands morts de pas partir en fumée comme le manoire. Autant dire qu'on s'amuse bien.
Ciulin avance sur son chemin et j'en suis immensément fier et heureux. Non, c'est loin d'être parfait, oui il reste du chemin à parcourir mais au moins on est sur le chemin et c'est à peut près tout ce qui m'importe.

Vesper, de l'autre coté... C'est un autre soucis. Elle s'est muré dans un silence et une masquage massif qui consiste à ne pas lacher un mot qui pourrait faire croire qu'elle est ingrate. Sauf que je m'en cogne de sa gratitude, c'est son bien-être qui m'intéresse et de ce point de vue là...

Mon loft mérite peut-être le nom de DéprimeLand, j'en sais rien.
Il est tard, j'dors pas. Ciulin dort comme un loir, pour une fois. Ses séances de sport semblent porter leur fruits. C'est sans parler de tout le reste, bien entendu. Reste que moi, je ressemble à un hibou et après 3 webtoons et un sudoku, j'en ai ma claque. Je me lève. J'entends grincer et j'entre-ouvre silencieusement la porte pour voir Vesper passer sur la pointe de pieds, direction la bibliothèque.

Pourquoi, par Loki, va-t-elle dans la bibliothèque à 3 heures du matin alors qu'elle a passé sa journée à glander sur le canapé...?

Je la suis en réfléchissant à la question. Je rentre dans la pièce sur un grincement de porte.

J'ai le temps d'entendre une demi insulte et un bruit mat avant de constater que Vesper est passé d'une position élevée à une position à plat par terre. Je pouffe de rire.

-... C'est pas c'que tu crois?
-C'était pas la gamelle la plus incroyable que j'ai jamais vu?

Je m'approche et m'agenouille à coté d'elle.

-Tu t'es pas fait trop mal, ça va?

Je tends la main pour l'aider à se relever.

-Qu'est-ce que tu fous ici à trois heures du matin, éclairée à la lumière du portable? Tu sais... Ca va te surprendre, j'en suis sûr, mais y a ce truc incroyable qui s'appelle un interrupteur près de la porte et ça illumine magiquement toute la pièce. C'est fou pas vrai?

J'approche mon visage d'elle en souriant, moqueur.

-A moins que tu te sois imaginer que j'allais jouer à Gandalf en te hurlant de ne pas rentrer dans cette pièce...?

J'ai bien l'air con, tiens. Moi qui voulait être discrète, c'est on ne peut plus raté. J'ai un peu de mal à ne pas me dire que je m'y attendais : les ironies foireuses, c'est souvent pour ma pomme ces derniers temps. Asmo' reste égal à lui-même, avec son faux-air de gentleman goguenard et son petit sourire en coin. Il a des traits qu'on dirait taillés pour ce genre d'expression un peu narquoise, un peu maligne, souvent bienveillante.

Ça lui va bien.

Comme de raison, il se fiche gentiment de moi. Je peux que lui donner le point pour ce coup-là : c'était une sacrée envolée digne de vidéo gag.

« Ouais bon, p'tèt... » Je me mets à rougir autant qu'à rire. C'est un peu bête, comme réaction. J'ai peut-être envie de paraître bien sous tout rapports devant lui, pour je ne sais quelle raison stupide.

Sa main se tend vers moi pour m'aider à me relever et je l'accepte tout naturellement. C'est une sorte de constante dans notre relation jusque là, au propre comme au figuré.
J’époussette mon crop-top et remonte le jogging assorti. Dans cette chute de dessin animé, j'ai quand même failli finir à poil.

« Naaaan t'inquiète, j'survivrai ! J'avais l’airbag naturel pour me sauver du pire ! »

Rire gras. N'empêche que je dois avoir une troisième fesse qui pousse en guise de bleu. Ça expliquerait la douleur sur cette partie gracieuse de mon anatomie. J'y prêterai attention plus tard, hein. Pour l'instant j'ai un peu niqué les règles tacites de la maisonnée et je dois trouver de quoi me sortir de la mouise.

« Ben... en fait... » Je tergiverse pas mal avec moi-même sur ce coup. C'est quand même une plaie de ne pas savoir mentir sciemment. L'impro est compliquée quand on a rien à se mettre d'autre dans la tête qu'une vague sensation de honte. La petite pique sur l'interrupteur a au moins le mérite de me faire comprendre qu'il n'est pas fâché. « Prend-moi pour une tranche de lard, Hallsonar, t'as cru quoi ? J'voulais éviter de me faire choper, c'tout ! D'où l'côté furetage à l'ancienne avec le téléphone, ça a quand même un côté vachement plus aventurier, tu trouves pas ? »

Je me marre franchement. Je brasse de l'air avec de grands gestes pour m'éloigner un peu, mine de rien, et refermer la porte avant d'allumer la fameuse magie du plafonnier. Les bouquins ont tous l'air subitement bien moins anciens, baignés de lumière vive.
J'arque un sourcil à ses mots, quand il se rapproche. Ça fait comme un coup subit au cœur. Wow, trop près, non ? Nooon ?...

« … Ben j'en savais rien moi, si j'avais l'droit ou pas... C'était tes affaires et je pensais que t'étais pas forcément chaud pour que j'y mette les pieds, mais qu'il y aurait peut-être des bouquins qui pourraient m'aider et... quand j'y pense, c'est con comme raisonnement. J'aurais dû te d'mander... » J'ai la mine basse et rouge. Je ne sais pas pourquoi j'agis comme ça. Je dois passer pour une gosse écervelée qui se sent forcée de faire des cachotteries pour ne pas se faire engueuler.

Je déteste ça.

Je gratte un peu mon bras nu de nervosité. Un soupire à fendre l'âme file sur mes lèvres sans filtres.

« … Je cherchais des renseignements sur... ce Sefaer, là. J'trouve rien. Ca m'rend dingue, à force. »

Je lâche ça comme un élan de dépit, une grosse pierre lourde qui tombe à nos pieds.

« Et vu ce qui s'est passé la dernière fois... je... me disais que c'était peut-être mieux de moins vous impliquer directement, Ciu' et toi... mais... c'est sans doute aussi stupide que le reste. »

Rire un peu triste. Il faut croire que ce moment est propice à la discussion. J'élude un peu trop l'importance de celle-ci, ces derniers temps.

Parce que fuir, ça reste ma botte secrète la plus lâche en cas de pépin.

-Prend-moi pour une tranche de lard, Hallsonar, t'as cru quoi ?

Ben justement, j'comprends pas trop ce que tu fabriques.
Ils sont tous incroyablement chelou dans ce loft et ça commence à pressuriser mon système nerveux un chouïa.

-J'voulais éviter de me faire choper, c'tout !
-Mais choper de quoi? Tu voles une banque? Parce que si tu voles une banque, j'crois que tu t'es planté d'endroit.
-D'où l'côté furetage à l'ancienne avec le téléphone, ça a quand même un côté vachement plus aventurier, tu trouves pas ?
-C'est une question avant ou après la gamelle? Parce que bon, c'est important pour la décision finale.

On en vient au coeur du sujet. C'est évident qu'elle pensait ne pas avoir le droit d'entrer dans la bibliothèque. Ca me fait rire et j'avoue, ça me fait la chatouiller un peu sur les bords à coup de rapprochement subtilement trop proche.

-...Ben j'en savais rien moi, si j'avais l'droit ou pas...
-Facile. Petit conseil pour la prochaine fois : si tu peux y accéder, c'est que c'est pas interdit.

J'ai un sourire entendu. S'il y avait des choses super sensibles ou personnelles dans une bibliothèque... La bibliothèque se trouverait pas chez moi et les livres en questions seraient probablement cryptés ou que sais-je encore...

-C'était tes affaires et je pensais que t'étais pas forcément chaud pour que j'y mette les pieds, mais qu'il y aurait peut-être des bouquins qui pourraient m'aider et... quand j'y pense, c'est con comme raisonnement. J'aurais dû te d'mander...

Je pouffe de rire alors qu'elle rougit et lui dégage son visage plein de mèches d'un geste délicat de la main.

-Ecoute, oui. C'était un peu con. Mais, tu as raison, c'est possible qu'il y en ai. J'essaie d'en compulser le plus possible depuis ton premier switch... Voir ce que je peux trouver. Bon, j'ai pas le temps de grand chose, cela dit... J'en ai fait venir d'autre. Ca prendra un peu de temps avec la quarantaine.

-Je cherchais des renseignements sur... ce Sefaer, là.

Je hoche la tête.

-J'trouve rien. Ca m'rend dingue, à force.
-Moi non plus. Mais ça nous indique déjà que c'est quelqu'un de très méticuleux... L'avantage, c'est que même en étant méticuleux, on laisse toujours une trace.

Vesper semble épuisée moralement et je sens la lourdeur des derniers jours s'echapper entre ses lèvres.

-Et vu ce qui s'est passé la dernière fois... je... me disais que c'était peut-être mieux de moins vous impliquer directement, Ciu' et toi... mais c'est sans doute aussi stupide que le reste.

-Ok...

J'attrape sa main et l'emmène tranquillement aux fauteuils près de la fenêtre. Je la fais s'asseoir et m'agenouille pour être en face d'elle, sa main toujours dans la mienne.

-Ce n'est pas stupide. Je dirais que c'est très attentionné de ta part. Cependant.

Je lui souris gentiment.

-T'enfermer et ne rien dire n'aidera pas spécialement la tambouille. La situation est complexe pour nous tous, c'est sûr. Mais nous garder dans le noir parce que tu nous penses trop fragils... Vesper, Ciulin est lae meilleur chasseur.euse de sa génération et je suis un prince démon avec des connexions dans le monde entier.

Je glisse ma main sur sa joue.

-Si des gens peuvent t'aider, c'est nous. Et sans parler du coté pratique, ma belle. Tu comptes énormément et oui, ça veut dire qu'on est inquiets pour toi. Mais le seul moyen que tout ça fonctionne, c'est si on communique tous un minimum. J'ai besoin que tu me baby-sittes et Ciulin non plus. J'ai besoin que tu sois ouverte et honnête au maximum pour qu'on puisse tous avancer dans le bon sens et poutrer la tronche des abrutis qui se mettront sur notre chemin.

Je hausse les épaules.

-Il faut arrêter de fuir parce que t'as peur d'en chier plus maintenant que t'es plus seule. ok? Parce qu'on a aucune intention de te lacher et on a bien l'intention de se battre pour toi, d'accord?

Asmodée prend la tangente et me fait m'asseoir. Ca tombe pas mal, j'ai les jambes qui sont comme du coton. C'est p'tèt dû à ma chute, qui sait.
Ses mots portent et m'enrobent aussi d'une vérité franche et sucrée. Je dérobe mes yeux comme une gosse. Il y a toujours quelque chose qui m'intimide, chez lui. Au sens premier du terme, je sais pas, c'est comme une forme d'aura qui me fait perdre ma contenance verbeuse, et mes grands airs pleins d'humour modelé de distraction.

Je me sens toute petite, face à lui.

C'est comme s'il parvenait à lire en moi depuis le début. Et c'est perturbant.

Mais... c'est peut-être nécessaire.
Peut-être que j'ai besoin de ça.

Je l'écoute jusqu'au bout et comme de raison, il vise juste. Je dois arrêter de la jouer cavalier seul. Je n'en suis plus capable. Sa main sur ma joue laisse une trace de douceur fantôme. Je l'attrape au vol avant qu'elle ne revienne à sa place. Comme un geste fugace. Reste.

Je fixe son regard clair à la lumière blafarde. J'éprouve le besoin bizarre de me justifier.

« C'est pas ça... je sais que vous êtes pas fragiles... mais j'voulais pas vous apporter mes problèmes... J'voulais vous épargner, parce que vous avez pas besoin de ça en plus, et j'ai l'impression de faire que ça, vous embrigader dans mes soucis... »

Je soupire. J'ai un peu honte et j'en tord ma main libre sur les plis de mon pyjama. C'est difficile à avouer mais je crois qu'il peut l'entendre.

« … J'ai juste... peur. »

Mes yeux fuient. J'ai un ressenti amer dans la gorge.

« Et je fais peur... »

C'est une réalité qui fait mal. J'effraie. Je ne perçois plus les mêmes regards qu'avant. Depuis que ma Magie s'est immiscée dans ma vie comme une fuite de gaz, elle a déclenché un brasier qui a consumé ce que Ciulin et moi avions pris du temps à construire. Il y a de la cendre entre nous. J'ai pas encore la force de souffler dessus.
Quand je lea vois, je suis comme asphyxiée.

Ma voix se brise un peu sous les aveux. Mais je suis sur la bonne pente, je crois.

« Et... si on continue de creuser plus... peut-être qu'on découvrira des choses encore plus effrayantes avec cette histoire de sceau et... je veux pas que vous me voyez comme ça... ou pire... »

Une pente glissante. Je me penche subitement pour enrouler le démon dans mes bras. Ça vient comme ça. Une pulsion soudaine, un besoin de chaleur, une envie de protection, ou je ne sais quoi encore. Peut-être tout ça à la fois.
Toujours est-il que mes prochains mots viennent mourir contre la peau de son cou.

« J'veux pas vous blesser, Asmodée. Ni toi, Ni Ciulin, ni personne. Et j'peux pas me résoudre à vous perdre... J'pourrais pas... vivre sans vous deux. »

Dans mon élan, j'ai quitté le fauteuil. A nouveau par terre.
Mais c'est pas si mal, pour cette fois.
C'est assez terrible de se rendre compte que les masques sont faits pour tomber, eux aussi.
On ne peut pas toujours faire semblant que tout va bien...

-C'est pas ça... Je sais que vous êtes pas fragiles...

Je hausse un sourcils, je sais déjà qu'elle va partir dans une petite contradiction de son cru.

-Mais j'voulais pas vous apporter mes problèmes.
-Pourquoi donc?
-J'voulais vous épargner, parce que vous avez pas besoin de ça en plus, et j'ai l'impression de faire que ça, vous embrigader dans mes soucis...

J'inspire longuement et penche la tête.

-Vesper... Qu'est-ce que tu racontes. On est majeur, on est assez grand pour pas se laisser entraîner dans les personnes de qui que ce soit. On a choisi d'etre à tes cotés. Parce qu'à nos yeux tu vaux le coup. Quoiqu'il arrive, tes problèmes sont les notres et tu ne nous affliges pas plus en venant nous en parler ou en nous demandant de l'aide.

-J'ai juste...peur.

Sa voix a un peu vibré sur la fin.  Elle a envie de chialer et ça s'entend. Je ne peux pas m'empecher de compatir.

-Et je fais peur...
-Tu parles de Ciulin?

Ses yeux s'embuent encore plus. J'ouvre un peu la bouche mais elle semble prête à parler encore un peu. Ca me va. Elle en a besoin. Ces deux andouilles ont besoin de parler un peu. L'un à l'autre et à moi, également. La situation est ultra verrouillée et je n'ai pas encore assez d'entrée dans leur relation pour aider à déverrouiller l'air de rien.

-Et... si on continue de creuser plus... peut-être qu'on découvrira des choses encore plus effrayantes avec cette histoire de sceau et... je veux pas que vous me voyez comme ça... ou pire...

Elle m'enlace et se blottit. Je l'accueille avec douceur. Je la presse doucement contre moi. Je la berce. Sa respiration effleure mon épiderme. Merde... Bon. J'ai décidément un kink pour les chatons égarés et la personnalité de Vesper m'a toujours... plu. C'est débile de réaliser ça maintenant...

-J'veux pas vous blesser, Asmodée. Ni toi, ni Ciulin, ni personne. Et j'peux pas me résoudre à vous perdre... J'pourrais pas... vivre sans vous deux.

Je dépose un baiser sur son front. Je nous adosse à la bibliothèque qui proteste contre cet outrage. J'écarte gentiment ses mèches de ses yeux.

-Princesse... On va tout reprendre depuis le début, ok?

Je lui offre un sourire apaisant et des caresses tendres.

-Premièrement... Il y aura peut-être des choses plus terrifiantes, mais honnêtement, tu parles à un prince démon. Je pense que je peux gérer. Ciulin aussi. Tu dois avoir confiance. Iel est jeune et ça demande du temps de processer tout ça. Toi aussi, tu dois t'accorder le temps d'intégrer tout ça. Tu n'es pas seule dans ce combat, c'est toi qui t'isoles.

Je caresse ses cheveux doucement.

-Tu nous blesseras plus en ne nous disant rien. Tu dois nous faire confiance et pour le moment, malgré ce que tu nous dis, c'est pas encore le cas. C'est pas un reproche. Tu as dû te débrouiller seule très longtemps et c'est long de désapprendre. Simplement, il va falloir travailler là-dessus. Et on t'aidera. Y a rien de plus effrayant que de te voir sombrer petit à petit et ne rien nous dire.

Je l'embrasse sur la joue.

-Tu veux pas qu'on te voit comment, exactement? Mal? Pas bien? Humaine?

Je lui souris.

-Tu es humaine, Vesper. Et s'il y a des personnes susceptibles de t'accueillir à bras ouvert dans ces moments-là, c'est nous, tu ne crois pas. Etre en relation, ca passe aussi par ça. Tu verras Ciulin mal et au fond du trou, tu me verras un jour sous mes formes démoniaques ou bien en état de faiblesse totale. Ca arrivera et c'est pas grave. C'est naturel et on va pas se barrer parce que un moment t'auras pas balancer un vent avec un timing parfait.

Je pouffe de rire et passe la main dans ses cheveux.

-Tu sais, princesse. T'es quelqu'un de fort. Aucun doute là-dessus. Et j'vais te dire ce que j'ai dit à Ciulin, quand je l'ai rencontré. Etre vulnérable, ça demande une force considérable et je sais que tu l'as en toi. Ciulin n'a pas peur de toi. Ciulin a besoin de temps pour digérer tout ce qu'il se passe. Ca ira.

Je lui attrape gentiment le menton et lui souris.

-Peut-être. J'en sais rien, hein. Mais peut-être que vous devriez essayer de communiquer tous les deux. C'est une idée comme ça.

Je pouffe de rire et caresse sa joue.

-Mais tout ira bien, personne n'a l'intention de te laisser seule, personne n'a l'intention de te repousser. On est là pour rester, d'accord?

Je l'écoute. J'imprime la moindre de ses paroles. Et il me cloue sur place, cet enfoiré. Il m'assassine de toute sa bonté et moi je suis incapable de répondre. C'est bien la première fois qu'un mec me laisse pantoise à ce point, dans tout ce qu'il est, dit, ou fait.

Mais Asmo est spécial.
J'aime à croire que c'est parce que c'est un démon. Un prince, en plus.
Mais il y a plus que ça...

Toutes ses paroles résonnent. Tout ces gestes tendres trouvent un écho chez moi. J'ai envie de chialer encore plus. Les larmes roulent lentement sur mes joues, flot en cascade. Je rougis du nez et des yeux, et des joues aussi, quand je reste tout près de lui. Je sens son parfum et sa chaleur, répandue dans ses mots, dans son aura, dans ce qui me rassure tout contre moi. J'ose pas bouger. Je suis bien, là.

Et ça tambourine toujours plus dans ma poitrine.
Putain.
C'est foutu...

« Merci... » Souffle contre lui. J'ai l'impression de ne savoir dire que ça. Mais c'est tellement vrai, tellement rempli de sens, que je ne peux pas m'en empêcher.

Merci d'être là.
Merci de m'accepter, quand je n'y arrive pas.
Merci de me donner un toit.
Merci de croire en moi.
Merci... d'être toi.

J'arque un petit sourire, m'essuie la trogne, et finit par le regarder dans les yeux. Il s'écoule un temps infini alors que je me perd dans son bleu. « P'tain, quelle vie. P'tèt que... j'devrais essayer d'aller dormir ou... »

Ou quoi ? Ou je sais pas. Ou j'en sais rien. Ou j'en sais plus rien. J'suis perdue. Subitement, c'est suspendu, entre nous, dans cette pièce étriquée où tout peut se passer. Je colle mon front au sien. Je devrais retourner dans ma chambre. L'arête de mon nez touche la sienne. Je devrais VRAIMENT retourner dans ma chambre. Il y a mon souffle, et celui d'Asmodée.

Et puis, la collision. Un smack. Un baiser. Furtif et rapide, spontané, pas prémédité. Je me décolle aussitôt, la première surprise.

« Euh. »

Toutes les couleurs du monde passent sur ma gueule. J'ai pas compris. J'ai un réflexe immédiat de plaquer ma main sur mes lèvres, les yeux ronds de merlan frits toujours braqués sur lui.

« P-Pardon ! »

Grand dieu de merde, j'ai l'air trop conne !!
C'est la panique, code rouge, alerte Houston !!

AAAAAAAAAAAARRRGH !!!

...

Bon.
Calmons-nous.
Restons cool, restons fraîche.
C'est fait, c'est fait, quoi.
Et je regrette absolument pas.

Mais du coup... ça craint... non ?

Y a la dégringolade au ralenti de la tête de Vesper vers la mienne et j'ai une conscience très aigue de ce qu'il va se passer.

J'avoue, intérieurement, je rigole comme un couillon. Non pas que je me moque mais j'anticipe déjà la réaction de Vesper après.

Le baiser dure littéralement un tiers de seconde. Limite, on aurait pu dire qu'il n'était pas arrivé sauf que la tronche de Vesper passe par un arc-en-ciel de couleur avant de arrêter son choix sur un rouge cramoisie du plus belle effet.

Elle se plaque la main sur la bouche comme une adolescente qui vient d'être prise sur le fait. Je souris tranquillement. Je n'ai pas bougé d'un pouce.

-Euh. P-Pardon !

Je pouffe de rire et je hausse les épaules.

-Pardon pourquoi, exactement?

Je me penche lentement en avant pour répondre tranquillement à l'invitation.

-Pour ça?

Je l'embrasse. Un baiser inoffensif, un truc tranquille. Elle ne m'a pas quitté des yeux, un peu plus et je croirais avoir utiliser ma fascination. Elle en a biglé.
J'ajoute d'un ton innocent.

-Tu... sais que Ciulin et moi, on est polyamoureux, n'est-ce pas...?

Boum.
Nouvel impact, future collision, pas le temps de réfléchir, ni même le désir. Asmodée n'hésite pas, lui. Mes lèvres à nouveau contre les siennes. Je pourrais reculer. Je pourrais dégager, m'enrouler dans ma couette et prétendre que rien ne s'est passé. Sauf que j'en ai pas envie. Les bonnes mœurs voudraient que je me sente coupable, ou que je me flagelle sur le sacro-saint autel de la fidélité conjugale. Mais ça marche pas comme ça, entre nous. On est un peu au-delà de ça, et des idées reçues sur ce que c'est, l'exclusivité. J'mentirai si je disais que j'avais pas mis du temps à le comprendre pleinement, mais au cœur de tout ça... Je me sens bien.

Est-ce c'est si mal que ça ?

Le baiser se rompt, bien plus long que son prédécesseur. Du genre à me retourner la tête. Je souris en coin à l'évocation du polyamour.

« Ben ouais, j'le sais... Ciu' me l'a dit, au moment où on s'est mis ensemble. Ça m'a jamais posé de problème. »

J'ai jamais vraiment creusé le sujet avant de les rencontrer, tout les deux. J'avais eu à mon palmarès que des coups sans lendemain, alors de là à parler d'amour... Et puis, y'a eu quelques fracas côté ventricule. J'en souffrais, pour la première fois. Et me voilà. A bisouter du démon mâle sans regrets ni remords, tandis que notre petit-e ami-e pionce. Y'a pas plus unique, comme tableau.
J'ai complètement vrillé de bord.
Et ça me semble inutile de résister plus longtemps...

« Mais je pensais pas que je pouvais te plaire. »

Les mains croisées dans sa nuque, je hausse les épaules. Le regard un peu fuyant, aussi. La vérité est ailleurs, Vesper, tu le sais.

« Ou que... tu pouvais me plaire. »

J'ai, comme qui dirait, explosé mes frontières. Moi qui gueulait à corps et à cris que j'aimais que les nanas dans mon lit, je me retrouve plus ouverte d'esprit que je ne le pensais. On finit jamais d'apprendre, pas vrai ?

« Ça m'fait bizarre. » Petit gloussement. Le « bon bizarre. » J'ai sorti la même chose à Ciulin. C'est sans doute bon signe. « Mais c'est pas... désagréable. Du tout. »

Troisième baiser. Cette fois, j'ai moins peur. Je le sens. On est loin de la bise timide de ma première initiative.
Les yeux clos, j'en profite. Pour l'heure, j'ai envie d'oublier ce qui m'a amené à fouiller sa bibliothèque. Sefaer, le sceau, tout le reste. Rien ne compte plus que cet émoi-là.

Ici, entre ses bras.
Le temps s'envole.

Demain peut attendre...