For everything I know of this world,
I never lived it

Attente.
Longue.
Patience infinie.
Dans l'ombre.

Par habitude, il prend son pouls, extrêmement lent comme à l'accoutumée. Une vieille habitude qui lui est restée. Une blague. La morgue de l’hôpital est vide. Les employés sont chez eux, en famille, en couple ou seul devant netflix. Peu importe, il a les coudées franches pour travailler. Tâche singulière s'il en est. On lui a aménagé une salle à part pour sa cellule d'étude des malades du Brouillard dont il est pour le moment l'unique membre.

Peut-être deux.
Bientôt.
Pas certain.
Verra bien.

Elle a une drôle de réputation la Gelosia. Habile du scalpel comme de la bouteille, il parait. Ni homme ni vraiment femme, comme qui dirait. Le Docteur Maintenon s'en tamponne les poumons, du moment qu'elle s'avère douée.
Il prend à nouveau son pouls et pense à Aleera, pour bercer le temps.

Vague accélération.
Étonnant.
Une étude à la fois, cependant.

Ebène a besoin de toute sa concentration pour l'expérience qu'il souhaite mener ce soir. Lorsqu'il voit sa partenaire arriver, dégingandée et chaloupante, il n'esquisse pas le moindre sourire. Ses zygomatiques sont grippées depuis longtemps. Il se contente d'une poignée de main ferme.

- Vous êtes ponctuelle. C’est une bonne chose.

Il lui désigne sa tenue de travail : blouse, calotte, gants et masque. Il y a même des chaussons en tissus pour les pieds. L'ensemble aseptisé. Il ajuste son attirail par la même occasion.

- Avant de commencer, signez moi cette décharge comme quoi vous vous engagez de votre plein gré dans cette autopsie et que vous acceptez la close de non divulgation, déclare-t-il sur un timbre monocorde, le regard aussi sombre et profond que deux puits.

Rebelle et anticonformiste. Ça ne dérange pas le bon docteur outre mesure du moment qu'elle est efficace. Si elle souhaite être contaminée, c'est là pleinement son choix.

- Le sujet est en effet délicat. Votre performance de ce soir fera office d'entretien d'embauche. Si vous entrez dans mon équipe, vous aurez un salaire intéressant, une grosse prime de risque et une couverture sociale.

Ebène attend stoïquement qu'elle se décide à signer la paperasse avant de glisser le tout dans sa blouse.

- Bien. Veuillez me suivre.

Il pousse la porte battante qui donne sur une salle au carrelage verdâtre. Une armoire frigorifique pour cadavres longe l'un des murs, un bulle de plastique épais isole la table d'opération. Le corps du premier sujet sous la bâche bleue présente des formes et des contorsions étranges. Le second semble plus classique bien qu'étrangement bombé. En tout, il y a quatre corps.

- J'imagine que vous n'ignorez pas la quarantaine qui pèse sur notre ville. Les autorités nationales ont fait le choix de nier le mal qui nous frappe en érigeant un périmètre de sécurité autour du brouillard qui sévit d'Eastside en s'imaginant contenir la menace. Il s'avère que cette brume est bien plus dangereuse qu'un simple phénomène micro-météorologique. Nous sommes face à un phénomène épidémique qui, si nous ne travaillons pas sur la cause, se transformera bientôt en pandémie.

Il marque un temps dans son exposé.

- Peu après l'irruption du brouillard, nous avons assisté à un premier cas holométabole. Sur le port, plusieurs sujets se sont mis en cercle puis ont littéralement vomi des papillons par nuées entières. Aucun corps n'a pu être autopsié : ils ont été brûlé avec une précipitation suspecte. Le médecin légiste de l'époque, ainsi que son assistante, ont littéralement disparu avec tous leurs dossiers. Je pense qu'il s'agissait là de nos patients zéro. Depuis lors, plusieurs cas sont apparus, ponctuellement, mais frappant moins les esprits : on a parlé beaucoup de fièvres ou de crises de folie. Cependant, depuis environ un mois, date de notre mise en quarantaine, nous recevons à l’hôpital un certains nombre de cas présentant des symptômes similaires.

Il lui tend un dossier récapitulatif de ses recherche qu'il a ouvert sur une liste : Saignement de nez intempestif. Insomnie chronique. Anxiété. Aversion pour les viandes rouges. Rougeur et/ou contusions aux omoplates. Douleurs dans le dos. Sautes d’humeur. Attirent les papillons (Possible illusion d'optique ?). Illusions sonores ("Entendent les papillons"). Épuisement chronique jusqu’à la léthargie. Chenilles présentes dans certains orifices (très rarement).

- J'ai nommé ces patients contaminés "chrysalides" faute de mieux, pour le moment. Nous allons en disséquer plusieurs à différents stade d'avancement.... Vous êtes certaines que vous ne souhaitez toujours pas mettre cette charlotte ?

Tentative de plaisanterie ? Difficile à dire. Aucun muscle de son visage ne semble avoir bougé.

Une fois vêtue de la tenue réglementaire, le chirurgien et la légiste se mettent au travail. Le Docteur Maintenon se dirige vers le corps le plus au fond et roule la bâche sur le cadavre d'un blanc laiteux, presque gris. Il plonge sa main gantée dans la poche  de sa blouse et en sort un petit dictaphone qu'il actionne. Il débute de son ton monocorde :

- Sujet n° 1- Type A. Humain. Homme blanc, environ quarante ans. Retrouvé aux abord des barricades dans un état de profonde trance hallucinatoire proche du délirium tremens l'ayant conduit à la mort. Trace de pétéchies autour des yeux. Il désigne les marbrures violacée autour  du cerne et de la paupière. Il en soulève une. Présence d'un début de cataracte.
Hypothèse produite : possible embolie cérébrale due à un corps étranger dans le le lobe pariétal.

Il translate vers la table suivante et effectue les mêmes geste rituels : débâcher, ausculter en surface.

- Sujet N° 2 -Type B. Humain. Femme noire, entre vingt-cinq et trente ans. Irritation nasale synonyme d'écoulements nasaux fréquents et répétés. Pelade et squames de la peau signifiant un frottement ou un reniflement fréquent. Il tourne le corps pour le mettre sur le flanc, montrant le dos à sa partenaire. Ecchymoses nombreuses au niveau des omoplates, présence de rougeurs et de griffures de profondeur modérée à grave, allant jusqu'au saignement. Probablement auto-infligées par le sujet étant donné la présence de lambeaux de peau et de chair sous ses ongles.

Il poursuit, passant à la table du sujet n°3.

- Sujet N°3- Type C. Humain. Homme blanc d'environ vingt ans. Présence des mêmes lésions évoquées sur le sujet N°2. Constatation d'un gonflement inhabituel de l'abdomen causant des dilatations du derme et des vergetures. Il palpe le ventre. La protubérance est dure et consistante.

Il arrive enfin à l'ultime table. Cette fois le corps révélé n'a absolument rien d'humain. C'est une créature  aux croc qui lui déforme la bouche dont la peau et blafarde et cireuse et les yeux complétement injecté de sang. Le corps est inhabituellement allongé sur le dos, des protubérances membraneuses et tordues-  comme des ailes qui n'aurait pas fini de pousser- lui sortent des omoplates. Visiblement le Docteur Maintenon ne semble pas gêné de cette vision d'horreur ni même de l'infliger à une collègue inconnue jusqu'alors. Il continue son examen superficiel.

- Sujet N°4- Type D. Vampire. Sexe indéfini. Hypothétiquement masculin. Présence de deux  protubérances calcifiées qui semblent en direct prolongement des os omoplates. Présence d'une matière membraneuse très fine sur ces excroissances et quelque peu poudreuse. Aidez-moi à retourner le sujet, voulez-vous ? Intime-t-il à la légiste. La créature a le bide perforé de toute part comme si des mites lui avait percé l'abdomen. Cataracte semblable au sujet n°1, ainsi que de perforations sphériques sur l'ensemble du ventre.

Le chirurgien éteint posément son dictaphone et pose son regard noir sur sa comparse. Au fond de ces puits sans fond on peut voir briller une lueur de curiosité malsaine.

- Bien. Par lequel voulez-vous commencer, Miss Gelosia ? Nous avons l'embarras du choix.

S'amuse-t-il ? Peut-être. Difficile de cerner l'étrange Ebène Maintenon.