C'est guindé.

Ça brille de partout, des moulures aux colliers des jolies dames, jusqu'au montre bling bling qui scintille de partout. Même la bouffe brille, sur mon plateau d'argent. Ma tenue de pingouin me serre le cou. J'ai eu beau trouver ce coup de génie grâce à un pote d'un ami d'un cousin d'un collègue de Griffin, il n'empêche que je me sens ultra mal à l'aise. C'est une vente aux enchères de charité pour l'hôpital de la ville, mais ça sent vraiment beaucoup l'argent. Ça doit pas être marrant d'être riche si c'est pour aller à ce genre de soirée.

C'est guindé à MORT.

« On ne peut pas faire moins à sa place que toi. Tu fais tâche dans le paysage... »

Je roule des yeux. Samedi est relou. Son ton est encore plus caustique depuis qu'on a investi l'Irlande. Je crois qu'il aime pas trop le coin. Y'a un truc bizarre, d'après lui, qui le rend même agressif parfois. Même si j'ai aucun contrôle sur lui mais le fait qu'il vive dans mon ombre me permet tout de même d'essayer de le comprendre un peu. C'est pas toujours simple, mais hé. La loi des mambos, même les nullos comme moi.

Je sens son souffle dans ma nuque et sa voix rocailleuse roucoule de moqueries acerbes dans mes oreilles. J'essaie d'être discret quand il me tape sur le système et qu'il le sait, le saligaud.

« Mais je dois dire le rôle de servant te colle parfaitement bien au teint. Ça me rappelle un de tes ancêtres...
- Oh la ferme... »

Mon collègue se tourne vers moi, surpris de ma parlote alors que je suis "seul". Un sourire poli plus tard et un rire caverneux de l'Esprit dans ma tête, ce dernier continue d'aller fureter.
L'avantage c'est que le Baron et moi, on souhaite la même chose. Récupérer la relique. Et les rumeurs ont dit qu'elle pouvait peut-être être vendue ce soir. Alors je ne sers pas des cocktails pour rien avec mon grand sourire charmant, non, c'est pour la bonne cause ! Et pendant ce temps, mon pote la Mort fouille un peu partout, d'ombres en ombres. Un plan parfait. J'suis trop un génie, parfois !

Je suis des yeux son parcours qui commence à être un peu long, quand même. Ses allées et venues sont ponctuées d'un courant d'air froid à chaque fois, c'est chiant et je sens que ça m'enrhume. Je m'impatiente un peu.

« … Bon, t'as trouvé quelque chose ? »

Je marmonne entre mes dents avant que mes yeux soient attirés par un grand miroir près de l'entrée. C'est une coquetterie du Baron, ça aussi. Il aime s'infiltrer un peu partout, et je suis le seul à pouvoir le voir. Un grand type élimé, grande bouche, grandes dents, grandiloquent. Tout est grand dans le cadre en or, même sa main squelettique en lieu et place de celle volée. Son haut-de-forme couvre une partie de son visage mais sa cane d'os raffinée pointe en direction d'un convive.

Un type dans la foule, tout aussi sinistre.
Lui aussi, il fait froid dans le dos.

Par contre, je suis certain que je peux me fier à l'instinct de mon ami de l'au-delà. Alors c'est à moi de jouer.

Le plateau plein de flûtes de champagne, j'approche, tout prêt que je suis à lui en proposer une quand, ÉVIDEMMENT, une gosse me court dans les pattes, me fait perdre l'équilibre et... et on sait très bien la suite, hein.
Mon pote la Mort éclate d'un rire sonore dans le miroir.

« STTTTTRIKE, LECROCHET ! »

Ouais, ouais...

« Merde ! Pardon !! » J'ose à peine regarder le type recouvert d'alcool. J'ai visé comme un pro, même en faisant exprès j'aurais pas fais mieux. J'éponge maladroitement avec ma manche le surplus de champagne sur sa veste. « Euh, j'suis désolé, euuuuh... j'paierai le teinturier... 'Fin, euh... Ça va ?... Vous passez une bonne soirée ?... »

Mais bon au moins... la cible est atteinte, c'est déjà ça, non ?

Voodoo in my blood is living

Mondanités.
Futiles.
Idiotes.
Inutiles.

La maladie va nous tuer.

Rassemblement.
Contagion.
Propagation.

Les papillons butinent.

Parler.
Pas envie.
Sourire.
Se forcer. Encore. Encore. Encore.
Veux les antiquités.
Une en particulier.

Ebène compulse le catalogue de la vente aux enchères. Il ignore comment celle-ci a pu atterrir à mille lieux de son origine, mais il reconnaîtrait l'artefact n'importe où. C'est le coutelas cérémoniel qui lui a dévoré les chairs et qu'on a plongé dans son cœur saignant. Ce fut également son arme du crime.

C'est à moi.
A moi.
A Blanche.
A moi.
SEUL.

Il se fout du champagne. Il n'a jamais aimé les bulles. Il est juste en colère. Tous ces irrespectueux, ces pilleurs d'objets, ces profanateurs de tombes ! Il les abjures. Il les tuerait !

Peux pas.
Erzulie veut pas.

Alors, son ire le consume dans l'indifférence générale. Dans cette prison d'os et de tendons, de muscles filandreux et de peau trop lourde, il étouffe, il agonise, en silence. Personne ne le voit. personne ne peut s'en douter.

Il n'y avait que Blanche qui savait.
Blanche.
Blanche.

Son coeur bat, une pulsion plus rapidement. Son rythme cardiaque est si lent d'ordinaire qu'on le confondrait avec les morts.

Suis mort. Pas mort.
Schrödinger. Chat.


On l'éclabousse. Ebène pivote la tête avec une lenteur mécanique, inquiétante. Il entend un rire. Un rire bruyant et métallique. Ferrugineux comme du sang qui coagule. Ça n'est pas le serveur qui se répand en excuse. C'est ailleurs. Ailleurs. Le regard du médecin ignore superbement les palabres de Slimane et fixe longuement le miroir et l'homme noir au squelette peint sur le visage qui s'esclaffe à gorge déployée. Lorsque son hilarité lui passe, le zombi salut le guédé d'un bref et respectueux signe de tête.
Puis, avec un geste automatique, presque rouillé, il tend une main secourable à l'employé de maison. Il est persuadé, confusément, que la présence du guédé ne lui est pas étrangère.

- Aucune importance, fait simplement Ebène de sa voix grave et monocorde.

Il retire sa veste et l'abandonne sur une chaise.
Il détaille l'homme : un noir au regard doux, aux traits un peu mous. Drôle d'âme à hanter pour un guédé.

- C’est une soirée, déclare-t-il pour répondre à sa question. Haussement d'épaules qui ne reflète nullement sa transe intérieure. J'aimerais que les enchères débutent et que l'on en finisse.

Un silence.
Une distance.

- Et vous ? demande-t-il soudain avec une sécheresse qui dément son réel intérêt.

Il hume sur l'homme le parfum du Bayou et de sa Louisiane bien aimée. Il n'existe pas de hasard ici bas. Il est là pour le poignard du meurtrier célèbre de 1929 : "Le fantôme du Vieux Carré". Son meurtre.