Sticks and stones built my home
And all the faces I have known
I'm losing, I'm losing the feeling
You're my tourniquet

Le plafond est toujours le même. Voilà des heures qu'elle le fixe dans l’espoir de traquer une variation des moulures. Musique à fond dans ses oreillettes d'I-phone, une bluette sensuelle qu'elle ne parvient pas à savourer, Viorea s'emmerde ferme.

Cette maison est merdique.
Elle pue le rance de la vieille pierre, froides en hiver, étouffantes en été.
Cette ville est merdique.
Les même tronches, les mêmes cons, rien que son fric ou sa beauté ne puisse s'offrir avec facilité.
Elle aimerait qu'on l'étourdisse, qu'on l'empêche de penser.
Pauvre petite fille riche qui souffre.
Pauvre gourde qu'on a clairement entubée.

Son père essaie de lui faire croire qu'il s’est racheté une conscience, mais, elle n'est pas dupe. C’est une manœuvre pour adoucir sa culpabilité. Après tout, c'est lui qui a détruit leur famille pour une gonzesse vulgaire et arriviste. Stupide "Sugar Daddy". Sa mère l'a toujours mise en garde : les hommes se contrôlent par les deux ventres, il faut veiller à nourrir chacun d'entre eux pour les rendre dociles. Visiblement elle s’est foirée sur l'un des bides à pouvoir et Viorea n'ira pas chercher lequel. Désœuvrée et seule, elle n'a même plus cette satisfaction teigne de se venger les nerfs sur son petit frère. Il est devenu le préféré. Il a choisi son camp, calculant bien ses billes, elle aurait du en faire autant. Lui et sa putain de tête de martyr. Ne pas l'humilier, ce serait gâcher un matériel prédisposé à la torture. Vioréa s'étonne de sa docilité, de son inaptitude à répliquer.

En vérité, cela l'agace.

Il la fixe toujours avec un air désolé qui suppure la pitié, qui lui colle le sentiment d'être un être hideux, mauvais, dont personne ne voudra jamais. Il lui pardonnera toujours, comme si il valait mieux qu'elle.

Petite merde.
Sale pédé.

Voilà, c'est fait, elle a les boules. Elle arrache ses écouteurs d'un geste sec et balance l'appareil à travers la pièce. Elle se fout que ce soit cassé. Elle a le large porte-monnaie pour pourvoir au remplacement. Ce ne sont que des objets. Les objets se brisent et se rachètent. Les gens vous abandonnent, laissant le cœur vide.

- Rahat !

Elle se redresse en tailleur. En fouillant dans la pharmacie, elle pourra peut-être se faire un "purple drank". Planer fait mieux passer le temps.
Alors qu'elle s'aventure dans les couloirs du loft, elle discerne du mouvement dans le salon. La silhouette est trop peu massive pour être son père et Sorin est sensé dormir chez un copain. Il s'agit peut-être de Levi, la nouvelle sugar babe de son abruti de géniteur. Elle a tendance à apparaitre dans la maison sans préavis et souvent sans invitation.
Viorea attrape lentement et discrètement un des bougeoirs design décorant l'enfilade. Avec brusquerie, elle allume l'interrupteur, inondant la pièce de lumière crue.

Écarquillant les yeux, elle contemple Sorin, gouttant de sang sur les tapis.

- Frate ! couine-t-elle terrifiée.

Envolée sa jalousie peste contre lui. L'inquiétude balaie tout, ne laissant qu'un cœur catastrophée.

Il s'est passé quelque chose d'affreux. Je ne me l'explique pas. Leo.
Quoi, Leo? Qu'est-ce que.
L'attaque, la séance photo qui vire au bain de sang. Les rires mêlés aux gargouillis infâmes. L'odeur du sang, metallique. La puanteur de la mort, de la panique. D'une imminence certaine.
J'ai déposé Leo chez lui. J'étais parti quand ses parents ont ouverts la porte. Je ne comprends pas pourquoi je n'ai pas attendu. J'aurais pu. Voir avec eux, leur raconter, appeler Tata.
Pourtant j'ai fuis. Je suis rentré en dérivant, je crois. Comment on est parti de l'entrepôt déjà?
Et surtout… comment on est sorti vivant?
Je frissonne devant la porte. Je les revois s'envoler dans un brouillard étrange. J'ai essayé de protéger Leo mais je n'ai réussi à rien. Il a été blessé. Très blessé. A quel point? Et le photographe… Il est mort, n'est-ce pas?
Je rentre en silence. Je me cache? Pourquoi?

Je titube un peu. J'ai les oreilles qui sifflent. J'entends à peine. Je suis au bord de la crise de panique et pourtant je me sens tellement cotonneux. Je cligne des yeux. En regardant les gouttes de sang perler. Je me suis taché?

-Frate!

Je sursaute, mon coeur s'emballe immédiatement. Je suis prêt à me battre avant de reconnaître Viorea.
Viorea….

-V-vio…

Des tremblements incontrolables m'envahissent.

-J-je sais pas. Le photographe, il. Il est mort. Je. Suis mort? Comment?

Les larmes montent douloureusement.

L'adolescente est tétanisée devant le spectacle. Elle met une bonne poignée de secondes à prendre conscience qu'elle retient son souffle. Des poignées de silences longs comme des éternités. Beaucoup d'Anges encastrés dans les murs.

- V-vio…

Le voile de mutisme ainsi brisé, la jeune fille réalise que tout cela n'a rien d'un mauvais trip ou d'un cauchemar.

- Putain ! Sorin! Putain, putain putain... Litanie de "putain" qui se mordent la queue.

Elle s'approche, bras ouverts, mains tendus, sans pour autant trouver le courage de vraiment le toucher.

- Qu'est-ce que t'as foutu ?! Qu'est-ce qui c'est passé ?!!!
- J-je sais pas. Il tremble. Elle est consciente qu'il faut qu'elle fasse quelque chose, mais ignore quoi. Comment. La commisération c'est pas vraiment sa matière préférée. Elle a séché les cours presque toute sa vie.
- Merde.... putain, putain, putain...
Voilà qu'il chiale et, par mimétisme, elle tremble de la lippe et sent les eaux monter.
- Le photographe, il. Il est mort.
- Faut.. Faut qu'on... Tata! Tata saura quoi faire.... marmonne-t-elle toujours à distance.
- Je. Suis mort? Comment?

Le regard de son petit frère la cloue sur place. Une ondée glacée dévale sa colonne vertébrale. Elle le sert brusquement contre elle, avec une brutalité maladroite. Effrayée.

- T'es pas mort. T'es pas mort, Frate! Chuis là. Chuis là...

Elle s'écarte un peu. La voilà, elle aussi, souillée d'hémoglobine. Elle prend le visage du gosse entre ses paumes.

- Est-ce que t'es blessé quelque part ? Est-ce que ce photographe, là, qui t'a fait du mal ?

Quel photographe ?
Qui est ce type ?
C'est quoi ces traces de rimmel sous tes yeux ?
Elle laisse de côté ces interrogations inutiles. Il faut parer au plus pressé. Elle soulève son sweat avec une familiarité toute fraternelle. Désordonnée.

- Montre-moi...

Le discours de Sorin est complétement décousu. Incohérent. Viorea, cependant, a regagné ses esprits et son sens naturel de l'autorité. Ordonner, ça, elle sait faire. De plus, elle reste une fille de chasseur et demeure loin d'être une simplette imbécile.

- Ok.. ok.. T'étais avec ton pote Léo... et un photographe. Pourquoi. Elle chasse une nouvelle fois la question de son esprit. Ce n'est pas prioritaire. Et vous avez été attaqués... c'était des créatures ? Quoi comme créatures ?

Elle tente de trouver des traces de blessures -ou pire, de morsures. Elle ne décèle pas les crevaisons boursouflées de peau percée caractéristiques, cependant, elle ne va pas plus loin dans son investigation. Sorin pousse un cri.

- Bon.... Je... Bon... Fait-elle un peu alarmée.  J'crois que t'as l'épaule déboitée...Mais chuis pas sûre... chuis pas médecin, Sorin ! Faudrait qu'on aille à l'hosto...

Elle n'a pas l'habitude de ces cas de figure. La Chasse, la Nuit, les Monstres... Tout cela fait parti d'un folklore familial un peu lointain pour lequel elle n'a jamais éprouvé le moindre intérêt. Une histoire d'hommes, généralement, ou de femmes peu  délicates.
Sa mère ne lui a pas donné l'ombre d'un indice sur comment soigner une plaie ou protéger son esprit des possessions. Elle sent la panique repartir au front.

- Je.. Je.... Chais pas ce qu'on doit faire à part appeler Tata !

La détresse de son cadet la pousse pourtant à se ranger de son coté.

- P.. pleure pas... On va pas la faire... On va pas faire ça, j'te promets. D'abord.. D'abord faut qu'on te lave et puis qu'on te soigne. Je vais te faire couler un bain. C’est bien ça un bain, non ? Qu'est-ce que tu en dis  ?

Elle cherche l'assentiment de Sorin avec un sourire fébrile.

- Je vais t'aider à te déshabiller et puis, après, t'auras à te préoccuper de rien. J'vais gérer.... Tout gérer, Sorin. C'est promis.... promis...

Elle répète "promis" en boucle comme pour s'en convaincre tout en le guidant à la salle de bain.

-Ok.. ok.. T'étais avec ton pote Léo... et un photographe.

Il y a quelque chose dans la manière dont elle dit "photographe" qui me fait soudainement réaliser que j'aurais jamais dû dire ça. Mais c'est trop tard et de toute façon, ce qui s'est passé plus tôt repasse trop en boucle, de manière trop précise.

-Et vous avez été attaqués... C'était des créatures ?

Je hoche la tête frénétiquement.

-Quoi comme créatures?
-S-Strigoï. J-... Comme dans les livres de Tata. Mais... Pire.

Elle m'ausculte, je cris, ça fait un mal de chien.

-Bon.... Je.... Bon... Je crois que t'as l'épaule déboitée... Mais chui pas sûre... Chuis pas médecin, Sorin !
-Crie pas. Crie pas!
-Faudrait qu'on aille à l'hosto...
-NOn! Non! Ils vont. vont posé plein de questions et-et on peut pas leur dire q-que...

Ma voix s'étouffe toute seule.

-Je.. Je.... Chais pas ce qu'on doit faire à part appeler Tata!
-Non! Vioréa, je t'en prie!

Je pleure à chaude larmes.

-P..Pleure pas... On va pas la faire... On va pas faire ça, j'te promets.

Je presse sa main pour m'assurer qu'elle est bien là.

-D'abord.. D'abord faut qu'on te lave et puis qu'on te soigne.
-D'a-d'accord.
-Je vais te faire couler un bain. C'est bien ça un bain, non? Qu'est-ce que tu en dis?

Elle me scrute et je ne sais pas quoi répondre. Je finis par hocher la tête faute de mieux. J'ai besoin d'enlever tout ce sang. Ca pourrait les attirer. Oh Mère Nuit, et si je les avais attirés jusqu'ici?

-Je vais t'aider à te déshabiller et puis, après, t'auras à te préoccuper de rien. J'vais gérer. Tout gérer, Sorin. C'est promis. Promis.

Je suis Vioréa de près.

-D'accord...

on va jusqu'à la salle de bain et je tremble toujours autant. C'est comme si il faisait incroyablement froid.

-Viorea...? Je. Si ils m'ont suivi...? Je.C'est possible non? Avec le sang...

Je recommence à paniquer. Ils peuvent pas s'attaquer à Vioréa et Leo. C'est pas possible, si?

Viorea s'accroche à ce frêle "d'accord" avec toute sa volonté. C'est un pas d'effectué. Vers où, elle l'ignore. Pour l'heure, elle actionne les robinets de la grande salle d'eau et laisse la baignoire buller. Son frère a toujours aimé la mousse, elle le sait. C'est certes, futile en pareille occasion, mais c’est une attention qui -elle l’espère- parviendra à le calmer.

- Viorea...?
- Oui, petit frère ? répond-t-elle avec une douceur dans le ton qu'elle ne lui a plus manifesté depuis ses dix ans. Elle s'est approchée de lui pour l'aider à retirer ses nippes. Elle y va prudemment, comme on procède avec de la porcelaine fragile.
- Je. Si ils m'ont suivi...?
- Qui ? Les strigoï ?

Une poigne glacée vient de congeler les intestins de la jeune femme d'une seule poigne. Elle essaie désespérément de faire refluer une nouvelle embardée de sa copine la Panique.

- Je. C'est possible non? Avec le sang...
- NON ! ... Non.. Papa laisserait jamais la maison sans protection. On est protégés. On est à l'abri.

Elle ne croit qu'à moitié à ce qu'elle dit. Pourtant, il faudra s'en convaincre à défaut de sombrer dans la terreur la plus profonde. Le corps de son petit frère est couvert de griffures, d'hématomes et de contusions diverses. Une galaxie violacée sur sa peau de lait. Il a toujours eu une belle peau, ce salaud ! Au niveau de la clavicule et de l'épaule, l'os semble affaissé. Vioréa se mordille la lèvre complétement désemparée.
Comment réparer ça ?

- Donne moi tes fringue et plonge toi dans la flotte. Je.. Je vais les jeter. On peut pas rattraper un truc pareil. Je t'en racheterais d'autres..

Son regard chemine en remontant les trace de pas rouges qui les suivent jusqu’ici. Longue inspiration.

- J'vais voir si je peux ravoir le tapis. Toi, tu essaies de te savonner. Si t'arrives pas tu m'appelles !

Elle attends de sa part le hochement de tête minimal d'un "oui". Il va y avoir du boulot. S'occuper les mains c’est encore la meilleure manière de ne pas ouvrir la porte à la peur. Viorea cherche sur internet comme laver des tâches de sang. Une chance, finalement, qu'elles soient fraiches. Armée d'un seau rempli d'eau froide, de gros sel et d'une brosse, elle commence alors son ouvrage de ménagère.

Je m'exécute stupidement dès qu'elle me dit quelque chose. Je ne cherche même pas à comprendre. Je la crois quand elle me dit que Père a forcément protéger la maison, je l'écoute quand elle m'aide à me déshabiller et me demande mes vêtements. Je me plonge dans l'eau brûlante quand elle me le dit. Ca brule par endroit et ça pique et je réalise que j'ai mal partout au fur et à mesure que je me glisse dans l'eau. Je reste rouler en boule dans la baignoire.

-J'vais voir si je peux ravoir le tapis. Toi, tu essaies de te savonner.
-V-Vioréa. C. C'est pas la peine. Le tapis. Personne verra. Tata verra pas si on le jette. Avec les vêtements. R-reste avec moi. S'il te plait.

Je ne veux pas être seul. J'ai trop peur. J'ai trop besoin d'avoir quelqu'un dans la pièce pour atténuer les ricanements, les gargouillis et le sang.

-Si t'arrives pas tu m'appelles.
-Vioréa, reste. S'il te plait.

Je me recroqueville dans la baignoire et malgré la chaleur du bain qui agresse mes nerfs et ma peau, je grelotte.

-J'aurais... J'aurais du me former. Si j'avais su. Si j'avais su ça serait pas arriver. J'aurais pas dû partir, j'aurais du me battre. J'aurais dû.

Nouveaux sanglots grignotant ma gorge. J’attrape le savon dans le flou le plus totale. J'essaie de me savonner mais le pain me glisse entre les doigts tant je me crispe.

Au dessus du lavabo de la salle de bain, tenant son stupide baquet d'eau froide, Viorea écoute les suppliques de son frère lui intimant de rester. Finalement, elle capitule en le voyant galérer pour simplement tenir la savonnette.

- Sorin...

Elle s'agenouille, les genoux sur le tapis de bain et manches retroussées, elle part en quête du pain à la lavande qui a osé se faire la malle dans le fond de la baignoire. Elle l'attrape finalement.
Maigre victoire.
Ridicule victoire.
Mais victoire, tout de même.

- Je ne pars pas, petit frère, je reste avec toi.

Elle s’astreint alors à le nettoyer, plaie par plaie, retirant les croutes et la saleté, passant sur les bosses et la peau violacée, avec une application concentrée. Instant de grâce, silencieux, en communion mutique avec le blessé, en symbiose avec ce frère qu'elle a si souvent repoussé.

- J'aurais... J'aurais du me former.
- Non... Non Sorin. C'était pas pour nous ! Nous on devaient être ... "Normaux" a-t-elle envie de dire, mais le mot ne franchit pas ses lèvres. C'est une affirmation absurde. La réalité est là pour le prouver.
- Si j'avais su. Si j'avais su ça serait pas arrivé.
- T'en sais rien, frate. Personne n'en sait rien...

Elle s'attaque à ce bras décroché de son interstice. Elle l'effleure de peur de lui faire mal.

- J'aurais pas dû partir, j'aurais du me battre. J'aurais dû.
- Sorin! Coupe-t-elle soudain. Tu a sauvé ta vie et celle de ton pote. C'est déjà plus que n'importe quel gus face à la situation. Chasseur ou pas, tu ne peux parfois rien faire à part fuir. Moi, j'aurais pensé qu'à ma gueule. Elle lui caresse la joue avec une expression désolée. T'es l'être humain le plus décent que je connaisse. Tu as fais ce que tu as pu et tu es vivant. C'est le plus important....

Elle se redresse.

- Tu veux rester te détendre encore un peu ou tu préfères te sécher ? Moi, je vais aller rouler le tapis et le planquer avec tes fringues sous mon lit. Au petit matin, j'irais les bruler à l'incinérateur. Il fera jour, on craindra plus rien. Ok  ?

Parce que là, la perspective de sortir les poubelles la stresse un tantinet.

- Après c’est tourné de chocolat chaud ! tente-t-elle sur une note enthousiaste qui sonne un peu faux.

Parfois, il faut forcer la joie pour qu'elle nous revienne. On la perd jamais vraiment, c'est comme le vélo.
Du moins, elle l'espère.

- Sorin…

Je baisse les yeux.

-... Je suis désolé…

J’aimerais être plus fort, Vioréa. J’aimerais. J’aimerais encaisser tout ça comme un pro, j’aimerais savoir comment t’atteindre. Au dela de la panique, cette sensation de retour au calme en temps de crise entre nous deux.

-Je ne pars, petit frère, je reste avec toi.
-Merci.

Je la laisse faire. Je tremble trop, de toute façon. Je m’oblige à considérer que j’ai le droit, que j’ai fait ce que j’ai pu dans un silence ponctué par mes claquements répétitifs de dents.
Pourtant, je sais que j’aurais pu être plus performant si j’avais continué l’entrainement de Mihai, si j’avais demandé à Père de prendre la relève.

-Non… Non Sorin. C’était pas pour nous ! Nous on devaient être…

Je pose un regard lourd de compréhension sur ma soeur. On était sensé être tellement de choses. Mais les images de l’attaque reviennent et j’essaie de marchander avec ce qu’il s’est passé. Si j’avais été plus vif, si j’avais su quoi faire exactement contre un vampire. J’aurais du me battre et je le sais. J’aurais pu sauver le pho-

-Sorin!

Je sursaute. Le ton autoritaire de Vioréa m’a surpris. Je cligne des yeux et l’observe. Elle me dit des choses gentilles. Depuis quand elle n’a pas été aussi gentille avec moi?
Je réalise soudainement que ma soeur me manque beaucoup plus que je pensais.

-T’es l’être humain le plus décent que je connaisse.
-... Ah bon…?

Je suis dubitatif. Plus que ça, j’en serais presque vexé. Des mois et des mois de battage à froids, de petites pics sur ma traitrise supposée. Je ramène mes jambes endolories à moi

-Tu as fait ce que tu as pu et tu es vivant. C’est le plus important…
-... Le plus important. Oui.

Vioréa se relève et je me sens engourdi dans un genre de mélancolie amer.

-Tu veux rester te détendre encore un peu ou tu préfères te sécher ?
-Je vais sortir, merci pour l’aide.
-Moi je vais aller rouler le tapis et le planquer avec tes fringues sous mon lit.
-Je vais t’aider!
-Au petit matin, j’irais les bruler à l’incinérateur. Il fera jour, on craindra plus rien. Ok?
-Ok. De toute façon, je ressors pas tant qu’il fait nuit.

J’ai un rire las en m’habillant.

-Je suis à deux doigts de construire un fort dans le salon et de barricader toute l’entrée.

-Après c’est tournée de chocolat chaud !

Je sais qu’il est faux cet entrain mais ça me fait un bien fou de l’entendre comme ça. Je ne peux pas m’empecher de la prendre dans mes bras.

-Merci. Vraiment.

Je lui offre un sourire timide avant de la suivre dans le salon. Le tapis est irrécupérable, elle aurait probablement perdu beaucoup d’energie pour rien. Pendant qu’on le roule, je ne sais pas pourquoi, je dis.

-Tu m’as manquée, tu sais…

Je regarde ailleurs, j’ai trop peur d’avoir dit une connerie qui brise cette harmonie soudaine. Mais tu te souviens, Vioréa, y a une époque où on faisait tout ensemble et où on passait des heures à rire tous les deux. Je me souviens des épopée nocturnes pour se rejoindre dans un placard avec une lampe torche pour se raconter des histoires. Tu bravais tous les dangers pour ramener un paquet de gâteaux en me disant que tout ce que tu aurais à faire pour te faire pardonner, ça serait sourire comme une petite poupée.
Avec tout ce que j’ai raconté et ce qu’il s’est passé aujourd’hui, peut-être que tu finiras par me voir différemment… Peut-être que ça disparaitra à jamais. Est-ce que je suis malade d’imaginer que ça puisse revenir un jour. Est-ce que je suis irrémédiablement un ennemi pour toi, maintenant?

-Ok. De toute façon, je ressors pas tant qu’il fait nuit.
- T'es ouf! Jamais je te laisse partir. Mère-nuit te protège, mon cul!
- Je suis à deux doigts de construire un fort dans le salon et de barricader toute l’entrée.
- Ahahah ! Comme quand on étaient gosses ? Tu te rappelles que maman nous faisait "des paniers de survie" avec des gâteaux, des chips et des jus de fruit...?

Vioréa laisse échapper un soupir nostalgique.
Quand sa mère a-t-elle cessé d'agir comme sa mère ? Est-ce parce qu'ils ont grandi ? Est-ce parce qu'ils ont quitté la Roumanie? Une part enfouie de son être se sent -se sait- confusément responsable de cette dérive. Elle a pourtant essayé d'être une "bonne fille", appliquant tous les préceptes enseignés pour devenir une parfaite "femme Taur". Cela n'aura finalement pas suffit à préserver la lucidité de sa mère.

Pas le moment de pleurnicher.

-Après c’est tournée de chocolat chaud !

Il faut garder le moral du frate à flot.

Les deux adolescents s’attellent au déplacement du tapis barbouillé. C'est un effort banale et désuet qui leur occupe les mains et l'esprit. Une poignée de secondes, ils ne sont plus que deux enfants cachant une grosse bêtise à leur parent. La pensée est presque lénifiante.

- Merci. Vraiment.
- Y'a franchement pas de quoi. De toute façon, j'ai toujours détesté ce tapis! Il jure vachement avec le canapé...

Le silence se mêle à la concentration. C'est qu'ils en suent à pousser les meubles et manipuler l'épaisse tenture. Foutue déco hors de prix.

-Tu m’as manquée, tu sais…

Vioréa relâche sa pression sur le rouleau serré du tapis qui reprend ses aises en bon pacha. Ils vont être obligés de recommencer.

- Rahat... peste-elle avant de lorgner sur le profil de Sorin qui s’exécute sans rechigner. Il fait mine de n'avoir rien prononcé, juste quelques mots soufflés, qui s'envolent déjà. Des appels d'air. Elle n'est pas dupe. Je ne suis jamais partie Sorin... t'es prêt ? On y va.

Je gérais juste à ma manière.
Et les voilà de nouveau, les genoux au sol et les fesses en l'air à torsader l'immense paillasson jusqu’à sa domination totale. Vioréa se redresse avec un  pied sur la toile boudinée.

- ... Pfiou..... Quelle saloperie! On aura pas volé notre pause chocolat.... Alors qu'ils empoignent le lourd morceau de tissus, elle ajoute, lui tournant le dos : On est juste des enfants de divorcés. J'ai été forcée de faire un choix. Pas le bon. Fin de l'histoire. Ça change pas le fait qu't'es quand même mon seul petit frère.
Les autres ne comptent pas. Ils n'ont jamais été là.Cette guerrilla familiale n'a pas de vainqueurs : ils ont tous perdu leur mère.

Elle s'est perdue elle même.
C'est ce qui nous attend aussi...

-Je ne suis jamais partie Sorin...

Si. Tu es partie, tu t'es éloigné au point d'être insultante en permanente, de me traiter en parfait inconnu... Au point d'amener des gens du lycée à être désagréables avec moi. J'arrive pas à t'en vouloir, je suis juste... triste. Parce que je reste convaincu qu'on avait et qu'on a toujours besoin l'un de l'autre. Pendant qu'on roule le tapis pour la seconde fois, je refléchis à tout ça. Je sais que tu essayais d'encaisser à ta manière, j'aurais juste aimé que tu me laisses l'opportunité d'être avec toi. T'es ma grande soeur, t'es aussi la seule de cette famille à avoir été élevé exclusivement par mère ou presque. On est pareil sur bien des points, toi et moi.

-Pfiou... Quelle saloperie! On aura pas volé notre pause chocolat...
-C'est clair...

On s'attèle à porter le bazar taché de sang. Un peu plus et j'aurais l'impression de planquer une fête surprise faite à la maison.

-On est juste des enfants de divorcés.
-Hein...?
-J'ai été forcée de faire un choix.

Je pousse un long soupire.

-Pas le bon. Fin de l'histoire. Ca change pas le fait qu't'es quand même mon seul petit frère.

On emmene le tapis dans la chambre. Quand on le dépose, je pose la main sur l'épaule de Vioréa.

-Y a pas de choix à faire. Et t'as pas fait le "mauvais". Moi aussi, j'ai cru que j'allais devoir choisir et je sais que Mère est persuadée que j'ai choisi Père... J'ai juste choisi... d'être un enfant. D'accepter que... C'est pas notre faute à nous, ni même celle d'Elehiel. D'accepter que c'est leur problème à eux, à Mère et Père. Leur guerre, pas la notre. Et... Mère rend ça plus difficile et je comprends parce qu'elle va mal et ça non plus, on y pouvait rien. J'aime Mère du fond du coeur et je serais là pour elle aussi longtemps qu'elle voudra de moi.

J'ai un petit sourire un peu triste.

-Mais au fond, tu es la seule personne dans cette famille qui me connait aussi bien et qui a toujours été là pour moi en toute circonstance. Vioréa... Je voudrais juste qu'entre toi et moi, ça soit... simple. Qu'on se fiche bien de Père et Mère quand il s'agit de nous deux, parce que...

J'ai la voix qui se serre.

-T'es ma meilleur amie et je peux pas supporter qu'on se fasse du mal comme ça. A quoi ça rime? J'veux pas que ça soit comme Père et Mère entre toi et moi. On vaut mieux que ça...

J'ai les larmes aux bords des yeux mais j'ai l'impression que j'ai trop parlé.

-On vaut au moins un chocolat chaud de la paix et des gateaux. Au moins.

Je lui souris et la serre contre moi.

Interloquée, Vioréa ne sait pas comment réagir à la longue diatribe de son cadet. Son discours est pétri de bon sens et d'une sincérité écrasante. Elle culpabilise d'autant plus violemment d'avoir eu tant de pensées désagréables sur son compte, moins d'une heure auparavant.

- Depuis quand t'es devenu plus mature que moi, toi... Fait-elle avec un rictus gêné.

Une sensation ancienne, presque oubliée sous des couches crasseuses de déni, vient lui brûler les boyaux et foutre le feu à son coeur. Elle se sent comme un fétu de paille qui s'embrase, sidéré par un sentiment dont la simplicité des mécanismes s'est grippé. Pourquoi est-ce devenu si douloureux de recevoir de l'amour ?

- T'es ma meilleur amie et je peux pas supporter qu'on se fasse du mal comme ça. A quoi ça rime? J'veux pas que ça soit comme Père et Mère entre toi et moi. On vaut mieux que ça...

Parce que je ne le mérite pas.
Vioréa pince les lèvres pour endiguer un flot d'émotions contradictoires et confuses. L'étreinte de son petit frère la prend au dépourvu et ouvre une brèche. Maladroitement, elle lui rend son câlin. Les oursins pullulent dans sa gorge. Elle fixe le plafond, comme si renverser son visage pouvait empêcher l'eau de déborder.

-On vaut au moins un chocolat chaud de la paix et des gâteaux. Au moins.

Rire brisé ou vague hoquet, la jeune fille ne sait pas trop quel son elle vient de produire. Elle se sait juste en train de sourire. Elle envie le franc-parler de Sorin. Elle sera toujours plus nulle que lui pour exprimer ce qu'elle ressent.

- O.. ouais... C'est .. C'est pas un mauvais début pour un traité d'paix...

-Depuis quand t'es devenu plus mature que moi, toi...

Je vois bien que ça lui fait un choc et qu'elle est mal. Le fait est que la seule différence entre elle et moi, c'est simplement que j'ai accepté d'en parler avec Père, j'ai réussi ça parce que j'étais épuisé et mal mais je pense sincèrement que ça fait toute la différence. Parce que maintenant, j'ai une relation de confiance avec Père et je sais que je peux lui parler d'à peu près tout. Je hausse les épaules.

-J'en sais rien, depuis toujours je crois?

Je ris un peu pour détendre l'atmosphère mais le coeur n'y est pas trop. J'essaie de faire des boutades et tout mais c'est complexe parce que j'ai l'impression d'empirer à moi tout seul l'état de Vioréa. Je lui fais un calin et à mon plus grand plaisir, elle me le rend. Ca m'avait tellement manqué. Je la presse contre moi, fort.

-T'es pas immature, t'es juste pas bien parce que la situation est naze.

-O...ouais...

Je lui caresse gentiment le dos. Elle a la voix qui tremble malgré tout ses efforts pour la stabiliser.

-C'est... C'est pas un mauvais début pour un traité d'paix.

Je m'écarte pour lui faire un bisou sur la joue et l’emmène gentiment par la main jusqu'à la cuisine. Un truc me trotte dans la tête pendant que je sors les ingrédients pour le chocolat chaud.

-... Vio... Je... Tu connais Sunny Beam...? Sur Instagram? Je... Euh...

Je bafouille en triturant la plaquette de chocolat.

-C'est... C'est pour ça que... Que j'étais avec un photographe euh... Je...

Comme je n'arrive plus à parler... Je sors mon téléphone pour lui montrer Sunny Beam.

-... J-j'en ai parlé à personne sauf... Sauf à Léo...

Pourquoi j'ai fait ça... C'est complètement débile... Pourquoi, j'ai fait ça? Et si elle venait à le dire à Père? Ou pire, si elle venait le dire à Père?

Vioréa plisse les yeux, incertaine de la réponse à donner. Quel rapport avec la choucroute ?

- Ouaiiiis... Vaguement. C'est une influenceuse drag, je crois ? Chuis pas trop une fan du show de Rupaul perso...
-  Je... Euh...C'est... C'est pour ça que... Que j'étais avec un photographe euh... Je...
- Comment ça toi ? Le photographe ?... T'es tellement pas clair.. Lâche cette tablette et crache le morceau, enfin !

Sorin sort alors son téléphone de sa poche et montre des photos de Sunny Beam. Des choses qu'elle n'avait jamais noté, la frappent comme des évidences, là, sous le maquillage forcé et les tenues clinquantes : le dessin des lèvres, la forme des yeux, ce putain de nez dont elle est la seule à ne pas avoir hérité...
Elle ouvre la bouche, hébétée, incapable de réagir. Ses billes font plusieurs allers-retours entre le modèle qui prend la pose et son petit frère. Irréalité totale.

Le lait qui chauffe déborde brusquement.

Viorea sort de sa torpeur pour retirer la casserole du feu en poussant des "Rahat!" en boucle. Elle manque de s'ébouillanter et se traite de "Conne". Énorme soupir. Il reste quand même un peu de liquide sous la peau du lait. Elle verse le breuvage fumant dans la tasse de Sorin.

Silence.

Elle bat des cils et plisse les yeux. Elle jette la casserole avec désinvolture dans l'évier puis s'empare du téléphone et fait défiler tous les clichés postés.

- Ben mon salaud, tu sais bien cacher ton jeu ! Qu'elle lâche avec une certaine brusquerie. Chuis grave jalouse, t'as plus de skills en make-up que moi... OH MY GOD ! MAIS D’OÙ QUE T'AS LA BLOOD LUST DE JEFFREE STAR !!!? s'écrie-t-elle soudain ! Elle le regarde avec un air totalement ahuri.

- Ouaiiiis... Vaguement. C'est une influenceuse drag, je crois ? Chuis pas trop une fan du show de Rupaul perso...

Je sais pas pourquoi mais, le fait qu'elle ne soit pas trop fan manque de me couper l'herbe sous le pied. Résultat des courses, je bafouille, j'arrive plus à parler. Une horreur. Je commence à me dire que ça y est, je vais me prendre Evil Vioréa en pleine face et j'ai aucune envie de ça. J'aime le moment qu'on partage et ni elle ni moi n'avons été si vulnérable et ouvert depuis des mois. Des années, même. Je voudrais juste qu'elle m'accepte tel quel. C'est tout. Savoir que ma grande soeur est avec moi, qu'elle me soutient.

-Comment ça toi ? Le photographe ? T'es t'ellement pas clair.. Lâche cette tablette et crache le morceau, enfin!

Finalement, je trouve le courage de lui montrer les photos. Vioréa se fige et il n'y a plus que ses yeux qui font des aller-retours entre moi et le téléphone et je vois bien à sa tête qu'elle comprend doucement, que la réalisation se produit entre chaque coup d'oeil.
Je me sens comme assis sur une catapulte près à me faire balancer dans les airs. C'est presque aussi terrifiant que le vampire. Le lait déborde et le bruit me fait sursauter. Vioréa fonce pour s'en occuper avec moult jurons. De mon coté, je reste figé comme un abruti. j'attends une réaction. Elle sert le chocolat, dans un silence tétanisant. La casserole qui claque dans le fond de l'évier manque de me faire lacher ma tasse.

-Ben mon salaud, tu sais bien cacher ton jeu !
-J'a- J'avais peur...

Je sais pas trop ce que ça veut dire alors je papillonne des yeux comme si ma vie en dépendait.

-Chui grave jalouse, t'as plus de skills en make-up que moi...
-... Haha...

Rire nerveux et d'un coup, Vioréa, yeux exorbités se retourne vers moi en hurlant.

-OH MY GOD ! MAIS D'OU QUE T'AS LA BLOOD LUST DE JEFFREE STAR!!!!?
-Oh. euh. C'est... C'est ce que je me suis acheté avec les sous de Noel offert par Père et Mère....

Je cligne des yeux et penche la tête.

-... Tu... Tu veux l'essayer?

Je désigne ma chambre avec la tasse.

-Si tu veux... Je peux... Euh... Te maquiller?

Est-ce que c'est déplacer?

-Oh. euh. C'est... C'est ce que je me suis acheté avec les sous de Noel offert par Père et Mère....

L'argent de Craciun, elle l'a dilapidé en cocaïne "festive" (comprenez, juste pour s'éclater en soirée). Son ardoise chez les Heksens avait besoin d'être réglée. Elle pensait Sorin plus besogneux : une sorte de petit écureuil mignon accumulant ses noisettes sans jamais les dépenser. Décidément, elle ne sait rien de son frère. Rien du tout.

"J'avais peur"
Depuis quand ressent-il ça ?
Depuis quand en a-t-elle fait un ennemi personnel ?
Ça n'était pas comme ça, avant...

-... Tu... Tu veux l'essayer? Si tu veux... Je peux... Euh... Te maquiller?

A une époque, c'était elle qui le maquillait pour les pièces de théâtre de l'école.

- ... Ouais.... Ok, fait-elle avec un haussement d'épaules et une expression un peu chose.

Dans un silence malaisant, elle pénètre dans ce lieu qu'elle n'a pas foulé depuis le déménagement... et même avant. Comme si une frontière invisible l'empêchait de passer la porte. Elle s’assoit sur le lit, jette un regard circulaire sur la décoration, cherche dans les poster affichés ce qui fait l'essence de son frère désormais. La tasse dans le creux de ses paumes et posée sur ses cuisses, elle regarde le fond de chocolat qui a un peu cramé et fait de la peau de lait.

-... Je me souviens t'avoir vu avec Ciulin dans un magasin de cosmétiques, une fois. Elle sait pour toi ?

Viorea redoute la réponse qu'elle devine déjà.

- Je regrette... Marmonne-t-elle. Je regrette d'avoir été pareil que ce strigoi ...

Un menace perpétuelle.

Vioréa accepte. Je souris.
J'avais un peu peur qu'elle refuse, qu'elle fuit et qu'elle se remette à crier. Elle est à vif depuis longtemps. C'est difficile de communiquer, difficile de se rappeler la complicité d'avant. Avant... Quoi? C'était quoi le déclencheur...? Le déménagement? L'annonce qu'on allait partir? Avant encore?
Je ne m'en souviens plus vraiment. Je me rappelle avoir eu l'impression qu'on était en pleine mer et que nos radeaux s'était soudain mis à s'éloigner et j'avais rien pour pagayer vers elle. Ni pour aller où que ce soit, d'ailleurs. Mère ressemblait à ces baleines, majestueuses et magnifiques mais également dangereuse pour ma modeste et frêle embarcation, non pas qu'elle m'ai voulu du mal. C'est plutôt une différence d'échelle et de monde. Je crois.

Nous entrons dans ma chambre, Vioréa s'installe sur mon lit. Elle scrute et observe comme on a découvert l'aéroport de Londres. A la recherche de point de repères dans un océan qui ne faisait pas encore sens. Le silence s'accumule alors que j'ouvre l'armoire que j'ai transformé en coiffeuse après le départ de Mère. Leonard et son père ont construit le miroir à lumière pour moi. J'allume et Vioréa brise le chape de silence lourde qui s'était abattue.

-... Je me souviens t'avoir vu avec Ciulin dans un magasin de cosmétiques, une fois. Elle sait pour toi ?

Je hoche la tête.

-Ciulin m'a pris en flagrant délit... J'étais perdu au rayon maquillage du supermarché... Je crois que je cherchais du fond de teint. Je ne sais pas ce qu'iel faisait là mais c'était difficile d'avoir une défense intelligente alors que je n'arrivais pas à aligner deux mots...

-Je regrette.

Je me retourne pour la regarder avec étonnement. Vioréa n'est pas du genre à s'excuser.

-Je regrette d'avoir été pareil que ce strigoi...

Les larmes me montent. Je n'aime pas qu'elle pense ça. Je n'aime pas non plus penser à ce strigoi. Je m'approche d'elle et je lui prends des mains.

-t'étais pas comme ce strigoi. Et c'est déjà pardonner...

Je me mords la lèvre et je repense à la discussion sincère avec Père. Je baisse un peu les yeux.

-Tu as été... dure avec moi et je comprends que tu souffres et je te remercie de t'excuser. Ca compte énormément. Amis pour la vie?

Je demande ça timidement, les yeux humide. Je renifle.

-Tu m'as manquée, tu sais? Je voulais te parler de tout mais j'avais peur de tout rendre pire et de m'attirer les foudres de Mère et que ça aille encore moins bien que ça allait. Je voudrais juste qu'on soit... un peu plus comme avant... Complice. J'ai beau m'être rapproché de Père ou de Ciulin, tu es ma grande soeur, la seule soeur qui a jamais été là pour moi quand ça comptait et on jouait tout le temps ensemble et ça fait peut être bébé, mais je m'en fiche. Je m'en fiche.

Je hausse les épaules, essuie les larmes d'un revers de manches et me redresse. Je souris, humide de larmes, encore. Décidément, c'est les chutes du Niagara.

-Viens t'installer!

Je l'amène à la chaise de bureau "gamer" que j'ai demandé à Noël et que Mère a daigné m'offrir sans savoir que c'était pour être mieux assis pendant mes heures de maquillage. Je la fais s'asseoir et pousse la chaise jusqu'à la coiffeuse bricolée. Il y a des photos de certains maquillages, de leo et moi mais également de mes dragqueen préférée : Trixie Mattel, Sasha Velour, Oddly Ivy et Crystal Methyd, Valentina et Gigi aussi. Sur le plan de travail, une multitude de palette parfaitement rangées : entre celles que je me suis offertes, celles que m'a donné Elie et celle offerte par Ciulin, j'ai réussi à amassé une sacrée collection. Au centre, trone la boite de velour violet de Jeffrey Starr, la magnifique -quoique peu pratique à nettoyer - Blood Lust.

-Tu te souviens que tu m'avais maquillé en Raiponce pour le spectacle de l'école? J'avais mis un point d'honneur à dire à qui voulait l'entendre que j'aimais pas les maquillages de filles... Ca m'a passé, il faut croire.

Je lui souris. C'est un peu là que ça a commencé même si c'est vraiment plus tard que j'ai osé essayer de m'y mettre.

-T'étais pas comme ce strigoi. Et c'est déjà pardonner...Tu as été... dure avec moi et je comprends que tu souffres et je te remercie de t'excuser. Ca compte énormément. Amis pour la vie?

Doit-elle lui révéler ?
Doit-elle lui dire que pas plus tard que le moment précédent sont arrivée ce soir, elle était en train de souhaiter sa mort ?
La bouche de Viorea se contracte, moue pathétique, marque de son propre dégout pour elle-même.

- T'es con, Sorin. Gentil et très con. Moi, à ta place, j'aurais pas su pardonner.

Elle laisse échapper ça dans un bouillon de sanglots. Ca sort n'importe comment, entre rictus et hoquets. Mauvaise bruine et parapluie troué.

-Tu m'as manquée, tu sais? Je voulais te parler de tout mais j'avais peur de tout rendre pire et de m'attirer les foudres de Mère et que ça aille encore moins bien que ça allait. Je voudrais juste qu'on soit... un peu plus comme avant... Complice. J'ai beau m'être rapproché de Père ou de Ciulin, tu es ma grande soeur, la seule soeur qui a jamais été là pour moi quand ça comptait et on jouait tout le temps ensemble et ça fait peut être bébé, mais je m'en fiche. Je m'en fiche.
-T'es pas un bébé... qu'elle murmure doucement, le timbre fêlé. Les seuls mots qui parviennent à s'extraire de la mélasse.

Il se tiennent là tous les deux, comme deux crétins trempés, aimantés l'un à l'autre par leurs doigts gauches. Viorea réalise qu'elle n'a pas touché son frère depuis des lustres. Elle se rend compte que la distance l'a rendue froide, dure et méchante. Elle prend la mesure du friable de cette armure maintenant qu'ils se frôlent. Ils se mouchent piteusement à tour de rôle. Chialade en canon. Ridiculement mignon.

-Viens t'installer!

L'ainée se laisse docilement conduire par le cadet. Sorin évoque un souvenir qu'elle avait presque oblitéré. Elle met un certain temps à le retrouver dans sa bibliothèque subconsciente. Viorea est vidée de toute énergie. Pleurer, comme ça, de toute son âme, la laisse étrangement vaporeuse. Silencieuse, elle laisse son frère œuvrer, admirant en secret ses gestes précis et appliqués. Elle savoure les caresses d'un petit garçon dont elle se gargarisait de l'admiration juvénile, qu'elle a toujours jalousé pour sa perfection. A côté de la lumière immaculée, on a bien trop conscience de ses tâches.

Viorea fait face au miroir et à ce qu'elle est : une foutue saleté.